Book Title

Dominique Moncond’huy (dir.), L’espèce humaine et autres écrits des camps

(coll. « Bibliothèque de la Pléiade » 660), Paris, Gallimard, 2021, 1 612 p.

Jean BOREL

Peut-on parler d’une littérature de l’Holocauste ? La réponse à cette question fera débat jusqu’à la fin des temps, car il sera toujours possible, compréhensible et acceptable de répondre aussi bien par l’affirmative que par la négative, et les arguments pour ou contre seront toujours non seulement légitimes, mais encore nécessaires parce qu’indissociables. Que l’on dise comme Elie Wiesel qu’il est impossible d’associer la fiction romanesque à Auschwitz ou que l’on doive reconnaître la fonction mémorielle et testimoniale absolument obligatoire et vocationnelle du langage humain, quelle que puisse être la nature des événements rapportés, il n’y a ni à discuter ni à choisir. Les deux avis sont vrais, mais antinomiques. La plupart des rescapés des camps ont gardé le silence ; d’autres ont voulu écrire. L’antinomie demeurera toujours. Mais comment trouver les mots pour décrire de telles expériences et les traumatismes à vie qu’elles ont créés et laissés en ceux qui les ont faites sans devoir en mourir ? Comme le dit parfaitement Henri Scepi dans la préface, « C’est dans le cercle des limites et des richesses du langage, dans le calcul variable des pouvoirs et de l’impuissance reconnus à l’écriture, que résident à la fois la nécessité et la difficulté d’une littérature des camps. Non pas, encore une fois, un partage des genres, ou une répartition ordonnée des matières, selon de purs critères de forme. Mais au contraire – et voilà qui est bien plus exigeant et bien plus décisif – ce qu’une vie d’homme condamnée à l’enfer et menée au bord de la destruction peut révéler à la littérature comme langage de ses propres apories et de ses propres ressources, de ses visées et de ses échappées, bref de son essence même ». Ce volume propose donc un parcours à travers la mémoire écrite des camps telle qu’elle s’est constituée en France, entre 1946 et 1994. Ce parcours permet de percevoir comment l’analyse du phénomène concentrationnaire nazi et les réflexions qu’il put induire ont évolué dans une perspective française et francophone, tant il est vrai que la réception de la parole des rescapés s’est avérée liée au contexte spécifique et politique de chaque pays au lendemain de la guerre et dans les décennies qui suivirent. « Il restera les livres » disait Jorge Semprun. Et s’ils sont aujourd’hui réunis dans la prestigieuse collection de littérature de la Pléiade, c’est que ces récits, ajoute-t-il, doivent être considérés comme de véritables récits littéraires qui dépassent le simple témoignage et qui donneront toujours à imaginer ce qu’ils ne pourront jamais donner à voir. Il y aura peut-être une littérature des camps, je dis bien : une littérature, pas seulement du reportage. Avec L’Univers concentrationnaire de David Rousset, La peinture à Dora de François Le Lionnais, L’espèce humaine de Robert Antelme, La nuit d’Elie Wiesel, De la mort à la vie, Nuit et brouillard de Jean Cayrol, Le sang du ciel de Piotr Rawicz, L’écriture ou la vie de Jorge Semprun et les écrits de Charlotte Delbo : Auschwitz et après, Aucun de nous ne reviendra, Une connaissance inutile et Mesure de nos jours, nous entrons au cœur de cette écriture du désastre dont les auteurs, chacun à leur manière, mesurent à la fois l’impossibilité foncière et les limites inévitables de son pouvoir. Chacun doit « explorer l’envers du langage et approfondir la réalité rêvée de l’écriture, comme le dit encore Semprun, pour que l’indéchiffrable monde des camps échappe à l’incommunicable, pour que quelque chose existe qui relève de la transmission ». Permettre d’imaginer l’inimaginable, rendre le lecteur sensible à une vérité aussi inconcevable exige une profonde réélaboration de la réalité, tel est l’effort qu’ils ont tenté, souvent au-delà de leurs propres forces. Et l’humain, en chacun de nous, fragile, en sera toujours bouleversé et horriblement tourmenté, mais aussi reconnaissant que cette mémoire de l’enfer mortifère soit écrite. Les notices et les notes qui accompagnent chaque livre tentent de recontextualiser certains témoignages et d’apporter des informations importantes pour leur juste compréhension. Une chronologie précise des événements historiques de 1933 à 2021, une bibliographie complète des écrits de déportés, documents et ouvrages historiques de référence, essais, films et téléfilms de fiction, documentaires et bandes dessinées permettront au lecteur de faire d’autres lectures de son choix et d’approfondir le sens et la réception de cette littérature des camps, dont on souhaiterait qu’elle n’ait jamais « dû » exister pour « devoir » dire l’apogée le plus noir que le mal ait jamais atteint dans l’histoire et qui assombrira jusqu’à la fin des temps la conscience humaine.