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Marc Faessler, L’Anarchie de Dieu. Dans les pas d’Emmanuel Levinas

Paris, Hermann, 2021, 112 p.

Pierre GISEL

Ce petit livre paraît dans la riche collection « Le Bel Aujourd’hui », dirigée par Danielle Cohen-Levinas. Son propos est remarquable, mais il demande à être lu avec lenteur et attention et, surtout, à entrer dans le retournement de fond que propose Levinas à l’encontre de nos idées spontanées, un retournement que Faessler explicite d’ailleurs parfaitement. C’est que sa fréquentation de Levinas est ancienne, comme en témoigne notamment En découvrant la Transcendance avec Emmanuel Levinas qu’il avait publié en 2005 dans les Cahiers de la présente Revue. Il nous offre ici un recueil d’interventions égrenées de 1986 à 2012 et parues dans divers lieux occasionnels, la deuxième étant complétée. Un Prélude présente l’ensemble, centré sur l’anarchie foncière que suppose le mot Dieu – et du coup le théo-logique, dirais-je – quand il n’est pas ramené au sujet connaissant ni à un discours thématisant. Faessler parle alors volontiers de « démesure », d’un Transcendant autre qu’un au-delà, a fortiori autre qu’un plus ou qu’un suprême, en excès plutôt, ou en forme de « surcroît irrévélé ». En est commandé un régime d’« asymétrie », comme aime à dire Levinas, asymétrie entre ce qu’il peut en être de Dieu et ce qu’il en est du monde, comme entre ce monde et ce qu’il en est du sujet, ouvrant du coup un ordre spécifique du dire, celui de textes qui toujours diff-èrent ce qui est à dire et ne peut être dit que sur ce mode, des textes traversés de ce qui les porte et dont ainsi ils témoignent, indirectement, comme « traces » et pas plus, pas moins non plus. Le Prélude annonce aussi l’« écoute en partage » qui, chère à Faessler, peut et doit mobiliser le christianisme et le judaïsme, en leur différence même – une différence ni à gommer, ni à sublimer – mais pouvant vivre d’une « inspiration » analogue. Faessler dira que « la Bible chrétienne [...] peut être considérée comme une sorte de “midrash” christologique du témoignage qui la précède » et qu’une lecture attentive des textes bibliques, juifs comme chrétiens – et Faessler est infatigablement un tel lecteur –, fait toucher à de l’« immémorial », par-delà tout renvoi à un « passé », ou au cœur de tout renvoi à un passé.

Le titre du premier texte reprend celui du livre. Le motif Dieu y est donc central, mais décalé de la fonction trop classique, et piégeante, voire idolâtre, d’un « principe », unique et univoque. Un motif qu’on ne saurait non plus ramener à une « prétention kérygmatique ». S’y dit un In-fini qui à la fois « dévaste » toute conscience assurée en son savoir et sa maîtrise, et l’« éveille ». Un In-fini qui ne peut qu’ouvrir une « déportation » et une existence hors tout « fondement ». Du coup est commandé non un dire-Dieu-autrement, mais un dire-autrement, ou un « autrement-dire », articulé à un geste de « différance » et focalisé sur ce qui passe, et qui passe de l’un à l’autre – de l’un, à l’autre qui en répond – et ainsi « se passe ».

Le deuxième texte, « Judaïsme et christianisme : la kénose en partage », reprend la méditation d’un thème central, celui de la kénose, non sans un travail en corps à corps avec le texte de Philippiens 2,1-13, débouchant sur une nouvelle traduction qu’accompagnent plusieurs pages de justifications exégético-linguistiques, avec renvois à la littérature ad hoc. La lecture proposée met en avant un « ne-pas-se-laisser-englober » (qui est en même temps une « non-indifférence »), le surplomb constant d’une « extériorité », ainsi qu’une « dramatique de l’Incarnation » revisitée, à la fois non « séparée du drame humain » et pensée comme l’« advenir chair d’une Parole [...] exposée et répondant de l’humanité de l’humain », et ainsi « coextensive à sa misère et à ses violences ». La kénose n’est pas ici à entendre comme un moment où « s’immanentise le salut », mais comme une « modalité de la proximité de Dieu dans son retrait », ouvrant sur une « fécondité » spécifique.

Le chapitre III, « Kénose d’autrement qu’être », poursuit la réflexion (pour Faessler, la kénose est un « point nodal dans la pensée de Levinas »), le judaïsme et le christianisme se tenant toujours à l’horizon, comme « deux voix dans le concert des nations ». On y part de la « socialité », qui toujours « précède », Faessler précisant qu’« aucune tradition religieuse ne se pose en soi », ce qui est en cohérence profonde avec ce qui a été médité d’une transcendance inassimilable travaillant les traditions juive et chrétienne, comme elle travaille d’ailleurs le « surgissement de l’humain ». Le sujet est en condition de kénose, en « inégalité à soi », et en même temps « assigné » ou en « responsabilité incommensurable », entre « vulnérabilité » et « passion ». C’est là que se noue sa « singularité », dans l’ordre des « corps », lieux d’une « passée » et d’une « contraction » en mode de « retrait », tout cela démarqué de l’immanentisation d’une identité préalable.

Le chapitre IV, « “Mange le livre !” : du zum-Buch-Sein à l’au-delà du verset », est centré sur le livre en sa ou ses textualités, « lieu vertigineux » ou « abyssal », à quoi l’humain est voué. Le livre n’est pas vu ici comme « document », ni dans un rapport à un « intelligible » ni comme moment de « dévoilement », un point capital qui se tient aussi au cœur des différences entre judaïsme et christianisme, ce dernier étant toujours porté à sublimer la textualité en ses épaisseurs propres, au profit d’un sens qui en récapitulerait le dire et le dit. Le livre est lieu de « traces » – celles d’une intrigue et de passages –, en attente de lecteurs qui s’y inscrivent, qui vont en répondre en répondant, à leur tour, du monde dont répond la « mise en écriture » qu’est le texte. La « tradition midrashique et rabbinique » a donné corps à cette disposition – et « le christianisme y prend sa greffe » –, mais Faessler sait non seulement qu’il y a là, pour le christianisme, un « encouragement » à une pensée « parallèle », mais que le christianisme a de fait aussi été porté par d’autres tentations, centrées sur une « récapitulation » – christologique, au premier chef –, mettant un terme à la suite de textes à produire, ce sur quoi Faessler s’explique, en lien à une lecture de l’Apocalypse. Le dernier chapitre, « Métaphore et Hauteur », médite encore la question du langage, se centrant ici sur la métaphore, où Faessler voit un autre point « nodal » de la pensée de Levinas. La métaphore n’y est pas entendue comme simple « mise en rapport de deux contextes de significations », mais comme moment d’une nouveauté, propre au langage justement, qui porte plus avant ou « trans-figure », sur fond d’une « extériorité » maintenue (elle est dite « absolue »). Avec la métaphore n’est pas en jeu un « contenu », mais un geste et un mouvement, à l’ombre d’un excès, d’un surcroît, d’un « irrévélé ». On aura compris que c’est ici seulement et en ce statut qu’on peut évoquer un ou du Dieu, Levinas écrivant lui-même que « Dieu est l’Irrévélé ». Dieu est peut-être « métaphore des métaphores », mais en ce qu’il est entendu/non entendu – « inouï » – au cœur ou du cœur des textes, comme « transcendance créatrice » qui « se retire » de ce qui est donné.

La question de ce qu’il peut en être de Dieu est au centre de la réflexion, mais on y est attaché moins à ce que Dieu est et à ses attributs qu’au type de régime selon lequel on peut en parler, ou selon lequel on en parle. Faessler avait d’ailleurs annoncé, page 22, que l’horizon ouvert « révolutionne de fond en comble le statut et la manière de la théologie ». Peut-être est-il opportun de signaler que je suis ici en accord foncier, touchant ce qu’il en est du sujet humain et de Dieu pour ce que j’ai pu appeler un « exister dans l’asymétrie » ; l’auteur le sait, mais c’est un accord né hors contact direct au propos déployé.