Gérard Siegwalt, La réinvention du nom de Dieu, Où donc Dieu s’en est-il allé ?
(coll. « Résonances théologiques »), Genève, Labor et Fides, 2021, 161 p.
Le dernier livre de Gérard Siegwalt, délesté de toutes précisions spécialisées, rédigé dans une langue serrée où chaque mot compte, va à l’essentiel. Il aborde la triple catastrophe « écologique », « sociétale », et « humaine-personnelle » (p. 123) qui caractérise notre civilisation, et l’« oubli de Dieu » qui va de pair avec elle. Cet oubli n’est pas seulement une omission. Il est de l’ordre de la proscription culturelle, du tabou, et appelle une réflexion approfondie. Du début à la fin, le propos est transversal, c’est-à-dire qu’il peut être reçu aussi bien par un chrétien que par un adepte d’une autre spiritualité ou par un non-croyant. L’auteur ne cache rien de ses racines et fait de nombreuses références à la Bible, mais il nous propose des perspectives qui prennent en compte la positivité humaine et spirituelle des autres traditions, et effectue sans cesse des percées hors du langage doctrinal. Son regard est de surcroît constamment systématique. À une époque tentée de traiter le religieux de façon folklorisante, Siegwalt oppose une démarche qui cherche toujours à apporter de la cohérence et de la profondeur. Cet ouvrage se divise en trois parties. La première, intitulée « Approches », part de Gn 4,26b : « C’est alors que l’on commença à appeler le nom du Seigneur ». Chez Siegwalt, le début de la Genèse évoque l’archétypal, l’universel. Ainsi, aujourd’hui comme au temps d’Énoch, dans un monde marqué par la chute et le mal, un appel à Dieu surgit. Il s’agit d’un balbutiement, encore informe. De sorte que, comme celle de Gn 4,26b, notre génération est celle du cri. La modernité est certes marquée par une propension rationaliste et une tendance à l’exclusion, à la tabouisation du nom de Dieu, mais elle est aussi traversée par un cri vers lui. C’est pourquoi, s’il déplore le laïcisme qui discrédite toute parole théologique, l’auteur valorise par contre les spiritualités laïques, comme celles de Comte-Sponville ou de Ferry (p. 56), dans lesquelles un recours à la transcendance se dessine. Elles participent du cri théologique inchoatif de notre époque. Cependant, ce cri, à mesure qu’il se développe et devient articulé, recourt au nom même de Dieu, mot archétypal, « Urwort » irréductible : « On y revient même là où on dit lui préférer le mot transcendance » (p. 57). La seconde section de l’ouvrage s’intitule « Affrontements ». Elle montre que le réveil théologique de l’humanité qui se dessine de façon encore confuse et chaotique n’est pas dû à « l’idéologie ecclésiastique et religieuse dominante » (p. 72), caractérisée par le « supranaturalisme » (p. 72) et le communautarisme. C’est « le choc du réel actuel » (p. 77) qui seul pousse les hommes à la tâche d’interprétation nouvelle du nom de Dieu qui est devant eux. Cet accouchement exige plusieurs voix : « La théologie est dialogique ou elle n’est pas » (p. 100), « elle ne peut être que réciproquement critique » (p. 100). Plus profondément encore, cette nouvelle nomination de Dieu ne fera pas l’économie de la dialectique du prophétisme, dans laquelle l’insuccès et l’élimination extérieure de la prophétie n’en viennent pas à bout, car « elle porte en elle la puissance de vie de son donateur » (p. 103). Enfin, une troisième partie intitulée « Advenues » montre que cet accouchement du cri en direction de Dieu ne sera pas assuré par le « retour du religieux ». Ce dernier constitue « une sortie de crise seulement apparente » (p. 124). Il n’est pas encore le « brisement du tabou de Dieu » (p. 131) dont notre époque a besoin. Celui-ci a en effet un prix beaucoup plus élevé : a) penser philosophiquement la fin de l’autonomie absolutisée de la raison ; b) instruire culturellement la critique de notre civilisation productiviste et extractiviste, qui oublie le respect dû à la création et l’unité du réel ; c) éviter toute forme de dépassement univoque du passé et de marcionisme, et travailler au contraire « des valeurs de toujours, on peut dire élémentaires ou archétypales, mais redécouvertes comme neuves » (p. 140). On sait que la pensée de Paul Tillich constitue une grande source d’inspiration pour Gérard Siegwalt. Cela se marque ici encore, à travers son double combat – théonome – contre l’autonomie absolutisée de la raison et les supranaturalismes qui lui font face. Ce qui est, par contre, original par rapport à Tillich, c’est l’insistance de l’auteur sur la dimension féminine et matricielle de la théologie. L’herméneutique ne va jamais sans « maïeutique » : elle est de l’ordre de la naissance. La nomination de Dieu est un véritable « accouchement » spirituel, ce qui est bien différent d’un dépassement intellectuel. À cet égard, l’on se rapproche ici d’une ligne allant de Maître Eckart à Jung, avec les thèmes de la naissance de Dieu dans l’âme humaine, de l’individuation de Dieu en nous. Mais on aurait tort là aussi de ne pas saisir la spécificité de Siegwalt. Car cette advenue et cette naissance ne concernent pas seulement des images mystiques ou psychiques, elles se rapportent aussi à « l’effectivité performative du nom de Dieu » (p. 151). Dieu n’est pas seulement une idée ou une représentation, il a aussi un « nom », que l’on peut invoquer et qui possède une force spécifique. Une théologie sapientiale de l’accouchement spirituel interagit ici avec une théologie de l’altérité divine, basée sur la force inassignable et transcendante du nom. Ce livre recueille les résultats de nombreux travaux antérieurs de l’auteur. Mais il représente également une exploration théologique inédite, et nous offre les fruits d’une pensée en constante évolution. Il porte, de manière frappante, le souci des autres, car ce sont les conditions d’un renouvellement théologique universel ou « œcuménique » au sens le plus large qui sont méditées, et non simplement le développement d’une expérience personnelle. Mais cette volonté d’être en phase n’est pas du suivisme. À cet égard, si Siegwalt partage la conviction très répandue que la modernité est arrivée à un point de rupture, s’il l’estime profondément fondée, il ne s’arrête pas là. Il fait voir que cette intuition du « moment de bascule » comporte aussi des pièges, des tentations, des potentialités dissolvantes. Il y a une rhétorique du momentum qui, subtilement, fait obstacle à celui-ci et incite à fuir dans « un futur rêvassé » (p. 82). La conscience contemporaine de l’épuisement d’un système de vie et de pensée ne suffit pas. Il faut « un accompagnement endurant de cette fin qui pourrait être un commencement, pour qu’elle devienne effectivement cela » (p. 160). Achevée aux premiers jours de la pandémie de coronavirus, cette réflexion approfondie sur le « choc du réel » ne laissera personne indifférent.