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René Heyer, Pourquoi la déontologie

Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg (coll. « Essais »), 2020, 165 p.

Denis MÜLLER

Le théologien moraliste catholique et strasbourgeois nous offre ici un essai remarquable sur la notion de déontologie professionnelle et de ses arrière-fonds historiques et philosophiques. Écrit dans un français de haute tenue, quasiment classique, cet ouvrage à la fois modeste et magistral contribue de manière judicieuse à approfondir une notion trop souvent laissée à ses aspects étroitement juridiques ou pragmatiques.

Rendre compte de l’analyse subtile de l’auteur n’est pas une tâche facile pour le recenseur. Essayons d’esquisser ici l’essentiel de sa visée.

L’ouvrage est constitué de deux parties : la montée de la déontologie, d’abord, puis la situation de la déontologie. Chaque partie comprend 5 chapitres. La première partie s’ouvre sur la question du secret (je note ici la grande proximité de l’auteur avec Sissela Bok, la grande éthicienne américaine). La déontologie des confesseurs religieux et des professionnels modernes, classiquement thématisée par Jeremy Bentham, fait que l’éthique religieuse et la morale civile « n’entrent pas strictement dans la déontologie » mais la bornent sur ses deux faces plutôt que d’en relever (p. 25). L’étonnant et inattendu chapitre 2, d’une rigueur passionnante, traite de la morale provisoire de Descartes, morale d’influence nulle, sans doute, mais capitale pour comprendre comment le Discours de la méthode commande les règles de la morale, quoique Descartes ait toujours répugné à s’exprimer sur la morale (p. 39). La correspondance de Descartes avec la princesse Elisabeth et son traité des passions de l’âme de 1649 font place, si je comprends bien, à une morale de la volonté, « une morale de bout en bout déontologique et qui est celle de notre civilisation sous influence cartésienne » (p. 46). L’entrée de la déontologie dans l’espace moderne, post-cartésien, verra le renversement radical de Pascal, pour qui « la vraie morale se moque de la morale, c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit – qui est sans règles » (Lafuma, 513-514) (chapitre 3). Le chapitre 4 est consacré, lui, à la question des rapports entre droits et nature ; l’auteur discute ici de manière serrée avec Pierre Manent et réouvre le dossier classique de l’interprétation de la loi de nature chez Thomas Hobbes. Enfin, le chapitre 5 présente de manière fort éclairante « les mots de la conduite » ; l’instabilité de la dyade éthique-morale, évidente si l’on compare les définitions de Ricœur, de Morin, de Dworkin ou d’Ogien, oblige à prendre en compte la triade éthique-morale-déontologie. Il y a un avant de la morale, comme dit Ricoeur dans « Avant la morale, l’éthique » (1985), un avant que la théologie peut saisir dans ses dimensions mystiques et même métaphysiques, et il y a un après de la morale, la déontologie, souvent confondue avec l’éthique. De mon point de vue, le modèle triadique et dialectique de Ricœur domine ici le débat, avec sa synthèse audacieuse d’Aristote et de Kant.

La deuxième partie de l’ouvrage aborde successivement 1) la règle, 2) les principes ou les valeurs, distincts du conséquentialisme, 3) l’élan propre de la déontologie : pages magnifiques, complètement actuelles, sur la différence entre le cinéma et les films (Godard), sur le rapport entre la visée et l’action, sur la médecine de catastrophes et son concept d’urgence, sur le dilemme éthique de la restauration de Notre-Dame de Paris etc., 4) le travail et la vita activa : à la suite de Ricoeur et d’Arendt. La déontologie ne peut jamais être réduite au juridique et aux normes du droit (p. 133), 5) l’affrontement du mal : commentant Arendt dans Eichmann à Jérusalem, l’auteur s’interroge sur la différence et la dialectique entre mal extrême et mal radical, au sens de Kant ; il en découle un commentaire totalement en prise avec notre réalité présente, la guerre, la violence, tout ce qui s’oppose à l’humanisme politique et chrétien.

En bref, c’est toute une méditation sur le sens de l’action et sur le statut de l’être et de la profession (distincte du métier), le fameux Beruf luthérien et wébérien que nous propose ici l’auteur, avec une maîtrise et une élégance rares.

Le livre se termine par les leçons d’un parcours. La première leçon touche à la notion de responsabilité. Une deuxième leçon affirme les forces et les faiblesses de la déontologie. Le livre se termine par une troisième leçon : « Pourquoi la déontologie » débouche sur la question « pour qui la déontologie ». « Le professionnel ne travaille pas pour être bon, mais parce qu’il est bon » (p. 160-161). Telles sont l’honnêteté, l’intégrité et la probité (p. 159) de l’homme bon, en son intériorité décisive. L’auteur nous aide ainsi à comprendre à quel point la déontologie professionnelle, dans son lien complexe avec l’éthique et la morale, ne s’épuise pas dans la simple formulation pragmatique de règles ou de normes.

Le travailleur social, la banquière, le soignant ou la policière (pour nous limiter à ces quelques exemples) qui espéreront trouver dans cet essai la réponse pratique et directe à leurs questions éthiques et déontologiques empiriques et quotidiennes devront certes faire un effort respectable pour pouvoir intégrer la perspective de l’auteur dans leur horizon de vie immédiat. Mais l’approche heyerienne, méditée à son juste niveau, leur apportera, sur le long terme, une élucidation et un approfondissement considérables de la situation et des enjeux d’une déontologie vraiment éthique et d’une pratique professionnelle authentiquement morale.

Grâce à cet ouvrage limpide et courageux, à l’érudition considérable mais discrète, nous sommes mis en mouvement, comme nous avons pu l’être, les philosophes aussi bien que les théologiens catholiques et protestants, par les grandes études américaines sur les usages et l’abus de la casuistique (Jonsen et Toulmin notamment).