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Sensibilité catholique et tableaux sacrés dans les Provinces-Unies au XVIIe siècle

Léonie MARQUAILLE

Section d’histoire de l’art, Université de Lausanne

En dépit de l’instauration d’un gouvernement calviniste dès la fin du XVIe siècle dans les Provinces-Unies, les catholiques sont restés nombreux pendant le XVIIe siècle. Le principe de la liberté de conscience proclamé à l’article 13 de l’Union d’Utrecht en 1579 établissait qu’il n’était pas interdit d’être catholique, mais seulement illégal de pratiquer cette religion en public1. La Missio hollandica fut créée pour pallier l’absence de structures institutionnelles catholiques. En 1622, elle fut placée sous l’autorité de la Congrégation De propaganda fide, un organe chargé de toutes les missions. Avec l’aide des laïcs, le clergé et les missionnaires purent ainsi reprendre une activité pastorale et fonder de nouveaux lieux de culte2. Dans un pays de mission, touché par la Contre-Réforme, l’importance accordée aux tableaux religieux n’a rien d’exceptionnel. Si les crises iconoclastes ont pu freiner la commande de tableaux d’église, les huiskerken (églises maisons) et les schuilkerken (églises cachées) furent rapidement décorées d’au moins un tableau d’autel3, souvent centré sur un mystère unique, selon l’usage légitime des images réaffirmé par le concile de Trente. L’étude des collections a également rappelé la place des tableaux religieux dans les intérieurs catholiques4. Dans ce contexte confessionnel singulier, il convient de s’interroger sur la sensibilité catholique qui pouvait s’exprimer dans les tableaux sacrés peints dans les Provinces-Unies au XVIIe siècle.

La méthode d’analyse prioritairement iconographique, celle d’Émile Mâle ou de John-Baptist Knipping, a permis de rappeler que cette production s’inscrivait dans un contexte européen5. Toutefois, elle oriente nettement l’étude des œuvres sur leurs significations et réduit les attentes des commanditaires catholiques à la question du sujet. Il semble que la peinture pour les milieux catholiques ne peut être réduite au seul moyen de transmettre des idées religieuses. En voulant à tout prix montrer comment les peintures peuvent être le reflet des luttes confessionnelles qui frappèrent les Provinces-Unies dès la fin du XVIe siècle, on a eu tendance à oublier l’œuvre d’art en elle-même. Au-delà de leurs fonctions didactiques évidentes, les peintures pour les milieux catholiques pouvaient-elles aussi satisfaire le sens de la vue ? Dans quelle mesure la sensibilité catholique s’exprime, non pas seulement dans les choix iconographiques, mais aussi à travers les qualités plastiques des œuvres ? Pour mieux les apprécier, il est nécessaire dans un premier temps de revenir sur la spécificité du tableau d’autel en Hollande. Tableau d’église en Hollande au XVIIe siècle signifie-t-il nécessairement tableau de second couteau ? Une œuvre de bonne facture permettait-elle de faire passer plus facilement un message ? L’appréciation de la peinture sacrée nécessite aussi que l’on se penche sur les tableaux présentés dans les intérieurs domestiques. Les qualités plastiques ont-elles, dans certains cas, primé sur la narration du sujet sacré ? Peut-on être amateur d’art et dévot ?

1. Des exigences visuelles pour le décor des églises

Les églises cachées au sein desquelles se rassemblaient les catholiques sont difficiles à cerner en raison de leur grande diversité6. Elles oscillent entre la chapelle domestique et l’église aménagée dans les étages supérieurs d’une demeure, comme certaines estampes du XVIIIe siècle en témoignent, même si ces dernières prennent en compte les transformations souvent exécutées à la fin du XVIIe siècle [fig. 1]. De fait, alors qu’on répète souvent que le tableau d’autel, pour être apprécié, doit être replacé dans son contexte spatial d’origine, il est impossible, dans la plupart des cas, de reconstituer l’environnement des tableaux d’églises dans la République hollandaise. Il n’est, de plus, pas certain que les peintres aient pu intégrer les conditions de présentation de leurs œuvres. Ces dernières pouvaient être achetées sur le marché, parfois en seconde main, ou les artistes pouvaient en faire don à leurs paroisses. En outre, à l’inverse des cas français, espagnols, flamands ou italiens, où il est parfois possible d’étudier un ensemble décoratif signifiant, il faut, dans les Provinces-Unies, se restreindre à une peinture, parfois à un ensemble de quatre ou cinq tableaux.

Fig. 1. Caspar Jacobsz. Philips d’après Hendrik Keun, Intérieur d’une église catholique romaine sur le Boommarkt à Amsterdam, 1769, gravure, 284 × 374 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.

Les sujets de ces œuvres ont souvent été commentés7. Ils s’inscrivaient bien dans les prescriptions de la Contre-Réforme, préconisant en premier lieu la représentation de la vie du Christ, notamment la Passion, parce qu’elle est directement liée au sacrifice eucharistique de la messe, puis celle de la vie de la Vierge, et celle des saints. On observe par conséquent une abondance de sujets centrés sur un seul mystère, suivant en cela le développement des retables français, italiens et flamands, dédiés à un mystère unique. Toutefois, il me semble que trop peu d’attention a été portée à la forme que prirent ces tableaux d’autel. Les tentatives pour associer la Contre-Réforme avec un mouvement artistique spécifique sont restées vaines, d’autant plus qu’elles contribuaient à isoler la peinture d’églises de la production artistique plus générale8. Néanmoins, dans l’optique de la Contre-Réforme, certains critères formels qui seraient propres aux tableaux d’autel ont été soulevés. Dans les Flandres, David Freedberg a ainsi observé une prédominance des retables peints sur les retables sculptés. Les tableaux étaient plus grands et plus lisibles, pour que les figures soient accessibles à une certaine distance et que les gestes et les expressions soient immédiatement compréhensibles, répondant en cela aux exigences didactiques du tableau d’autel9. Des remarques similaires ont été formulées pour la France10. Cependant, ces réflexions formelles sont-elles applicables aux tableaux présentés dans les églises cachées catholiques hollandaises ?

Fig. 2. Abraham Bloemaert, L’Adoration des bergers, v. 1620, huile sur toile, 172 × 217 cm, Utrecht, Sint-Gertrudiskerk.

L’impossibilité de construire de grandes églises ou des cathédrales contraignait fortement les formats des œuvres. En raison de la taille des églises, les tableaux d’autel des Pays-Bas du Nord étaient presque toujours de moitié plus petits que ceux des Flandres. Robert Schillemans les a évalués entre 1,50 et 2 mètres de large et entre 2 et 3 mètres de haut11, mais en fait il n’existe pas de taille minimum pour un tableau d’église dans les Provinces-Unies. De tels choix avaient l’avantage de n’engager qu’un nombre restreint de figures. Ces dimensions impliquaient aussi que les œuvres devaient être vues de plus près. La composition devait être suffisamment ordonnée pour que toutes les figures et l’action représentée soient directement identifiables. Les formats et le nombre restreint de figures entraînaient en outre des coûts moins importants, ce qui était essentiel dans un pays de mission où le décor d’église n’était pas une priorité12.

Certains tableaux que le peintre de confession catholique Abraham Bloemaert (1566-1651) fit pour les églises catholiques d’Utrecht et de sa province témoignent d’une prise en compte de ces attentes13. Dans L’Adoration des bergers, datée de 1620, exécutée pour l’église Sainte-Marie à Utrecht, tout concourt à la mise en valeur du Christ dévoilé par la Vierge [fig. 2]. Tous les regards convergent vers le Christ, que la figure, qui appelle le spectateur à gauche, désigne du doigt. Le format horizontal et les figures de grandeur nature contribuent à la clarté et à la lisibilité de l’ensemble. La Crucifixion, de 1629, tient sa force de la présentation frontale et du surgissement du Christ en croix, tandis que le goût d’Abraham Bloemaert pour la symétrie participe à la hiérarchie claire des figures [fig. 3]. Dans les années 1630, le choix d’une composition fondée sur une symétrie stricte renvoyait à un certain archaïsme, qui s’exprimait aussi dans la persistance des fonds or de certaines toiles14. Ce goût pour les formes anciennes de la peinture religieuse devait répondre aux attentes formelles des commanditaires. Il semble dès lors que ce n’est pas l’originalité qui primait, mais plutôt des formules répétées.

Fig. 3. Abraham Bloemaert, La Crucifixion, 1629, huile sur toile, 230 × 165 cm, Utrecht, Museum Catharijneconvent.

Abraham Bloemaert savait pourtant se conformer aux nouvelles attentes des commanditaires. Après un voyage de formation à Rome, le retour à Utrecht d’un petit groupe de peintres – Dirck van Baburen, Hendrick ter Brugghen et Gerrit van Honthorst – modifia quelque temps le paysage artistique. Sous le pinceau de ces peintres dits caravagesques, il y eut un véritable goût pour les œuvres aux cadrages serrés et aux jeux d’ombre et de lumière. Le Repas à Emmaüs d’Abraham Bloemaert de 1622, en raison de son format horizontal, fut davantage considéré comme un tableau d’église plutôt que comme un tableau d’autel [fig. 4]. Rien n’empêche pourtant de supposer qu’il ait été destiné à orner un autel, voire même à le remplacer. Plusieurs éléments d’ordre iconographique laissent d’ailleurs penser qu’il était parfaitement adapté à soutenir le message eucharistique, par un jeu de concordances visuelles. Ainsi, la nappe blanche et les deux chandeliers renvoient à ceux qui sont matériellement présents sur l’autel. Rien ne justifie la présence des chandeliers si ce n’est de mettre en place de manière factice un espace ecclésial. Ainsi on retrouve le même procédé dans les Quatre Pères de l’Église en adoration devant le Saint-Sacrement (Utrecht, Museum Catharijneconvent). Le pain rompu et présenté par le Christ ainsi que le verre de vin renvoient plus clairement à l’action du prêtre. Le fidèle est conduit au sujet principal par l’intermédiaire de la nature morte au premier plan, qui constitue un point de passage entre le profane et le sacré15. Si l’œuvre témoigne des apports de Caravage, le tableau de Bloemaert s’en écarte toutefois par des sources de lumière bien visibles. Celles-ci permettent d’éclairer le centre de la toile et de repousser les ombres aux extrémités, mais aussi de mettre en avant les gestes de surprise des pèlerins. La composition, organisée autour d’une table, est dès lors intelligible et l’œuvre s’inscrit en même temps dans un langage artistique neuf.

Fig. 4. Abraham Bloemaert, Le Repas à Emmaüs, 1622, huile sur toile, 145 × 215 cm, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Bloemaert a sûrement tenu compte des spécificités des espaces ecclésiaux hollandais. Ainsi, la comparaison des tableaux d’autel hollandais avec ceux que le peintre fit pour les Flandres est éloquente. Dans L’Adoration des Mages (Grenoble, Musée des beaux-arts), vraisemblablement exécutée pour les jésuites de Bruxelles, le nombre conséquent de figures, les plans successifs, les diagonales marquées, le riche coloris rendent la composition plus confuse, ce que pouvait supporter un format plus important. Un regard moins rapproché devait permettre de percevoir les effets de profondeur. À la lueur de ces quelques exemples, il est aussi possible que Bloemaert ait cherché à réunir des qualités de composition et de traitement des figures, propres à la peinture sacrée de la Contre-Réforme, mais aussi plus généralement à la peinture d’histoire. Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, en évoquant les tableaux d’histoire de Bloemaert, faisait la constatation suivante : « Il ne faisoit entrer dans ses tableaux, que ce qui y étoit nécessaire, que ce qui pouvait contribuer à en relever le mérite. En effet, si l’on simplifie trop un sujet d’histoire, on le rend fade et ennuyeux ; à l’embellir trop, on le fait sortir de la vraisemblance de la nature, et il tombe dans l’affectation »16. Dès lors, le cadre de la peinture sacrée de la Contre-Réforme ne suffit pas seul à expliquer les développements des tableaux sacrés, il convient aussi de tenir compte de la conception de la peinture d’histoire.

2. Les contraintes de la peinture d’histoire : bienséance et convenance

À Haarlem, de manière comparable, il semble qu’il y ait eu une réflexion sur les conditions d’accrochage et de lisibilité des œuvres, mais aussi plus généralement sur la conception de la peinture d’histoire telle qu’elle se développa au XVIIe siècle. Le talent universel auquel aspiraient les peintres ne reposait pas uniquement sur la capacité à donner du sens à une histoire, mais aussi à pouvoir édifier le fidèle. Sous la plume du peintre catholique Pieter Fransz de Grebber17, Les règles qui doivent être observées et suivies par un bon peintre et dessinateur rassemblées pour le plaisir des disciples avides d’apprendre livrent des réflexions sur les exigences de décorum de la peinture d’histoire18. La première règle se rapporte à la destination physique de l’œuvre. Pieter de Grebber indiquait aux lecteurs qu’« il est nécessaire de connaître le lieu où l’on veut accrocher ce qui sera peint », et ce pour mieux prendre en compte trois éléments essentiels : la lumière, la hauteur et la distance, ce qui témoignait d’une prise en compte de l’environnement visuel du tableau. Le peintre préconisait un retour aux textes, surtout pour l’histoire scripturaire ou l’histoire véridique, c’est-à-dire les événements historiques. Ce retour aux textes était nécessaire pour que la représentation épouse son sens. Comme Karel van Mander, Pieter de Grebber rappelait que la partie principale de l’histoire devait être placée au premier plan. La règle no X aborde un sujet qui était essentiel dans la théorie artistique, celui de la convenance, bien que le terme ne soit pas utilisé19. Il faut que chaque figure produise l’action qui lui convient. Ainsi, il ne faut pas « qu’un soldat marche à la manière d’un moine ou se tienne avec autant de gravité et, à l’inverse, que le moine semble être un soldat ». On observe ici une convergence des « exigences de la religion » et des règles qui régissent la peinture d’histoire20.

Les règles suivantes, à l’exception des règles nos V et VI, concernent l’ordonnance (ordinantie) des figures dans leur ensemble et le traitement de la figure humaine. La règle no IV traite de la composition et du placement des figures, et ce afin d’éviter l’isocéphalie. La règle no V la complète en abordant la mise en œuvre dans la composition d’une « hauteur » (hooghte), à savoir un élément de paysage ou d’architecture, pour enrichir l’œuvre, en accord avec ce qu’exige l’histoire. Les règles no VII et VIII ont également trait au placement des figures : il était mieux selon Pieter de Grebber de les rassembler plutôt que de les isoler, et l’impression de mouvement donnée aux figures devait être contenue pour qu’elles ne paraissent pas « entremêlées ». Dans le cas de la figure isolée, les accessoires sont importants pour créer une liaison. Dans la règle no VI, Pieter de Grebber rendait compte du traitement de la lumière, qu’il préconisait unifiée, de sorte que de près comme de loin, le spectateur puisse percevoir toute la puissance (gheweldt) de la peinture.

Pieter de Grebber mit en application ses recommandations dans plusieurs de ses grandes peintures religieuses, qu’il fit pour les églises catholiques de Haarlem dès les années 1630. Le texte résultait donc d’une pratique qui lui était propre. Dans L’Adoration des bergers, datée de 1633, Pieter de Grebber a placé les figures en cercle autour du Christ couché dans la mangeoire remplie de paille, de sorte qu’aucune figure ne soit isolée [fig. 5]. Les figures sont disposées à différentes hauteurs et dans des attitudes variées. Le peintre respectait en cela les règles nos III et V puisque le groupe du Christ et de la Vierge est situé au centre de l’œuvre et que la Vierge domine les autres figures en étant placée soit plus en hauteur, soit plus en avant, ce qui constitue les fondements de la composition d’une peinture. Les gestes des figures sont suffisamment mesurés pour que celles-ci ne paraissent pas entremêlées. Les gestes de prière – les mains jointes, les mains ouvertes ou posées sur la poitrine – correspondent à l’action à laquelle elles se livrent, celle d’adorer le Christ, mais témoignent aussi de la part du peintre d’une recherche de variété évidente. La lumière provient de deux sources. La première émane du corps du Christ et permet d’éclairer de manière uniforme tous les visages visibles. Cette première source de lumière en rejoint une seconde qui part des angelots dans les nuées, créant ainsi un faisceau lumineux au centre de la toile. Ce type d’éclairage a pour effet de repousser les ombres aux extrémités.

Fig. 5. Pieter Fransz de Grebber, L’Adoration des bergers, 1633, huile sur bois, 155 × 156 cm, Utrecht, Museum Catharijneconvent.

En cela, les tableaux d’autel témoignent d’une prise en compte des prescriptions de la Contre-Réforme, mais aussi des contraintes liées à la peinture d’histoire. La sensibilité catholique ne s’exprimerait donc pas que dans les choix iconographiques, mais, du côté des peintres, aussi dans la manière. Toutefois, dès lors que l’on peut affirmer que la lisibilité des œuvres appartenait au cahier des charges des artistes pour le décor d’église, dans quelle mesure les tableaux de chevalet répondaient également à ces critères ?

3. Tableaux de chevalet et plaisir sensible

Remarquons d’emblée que les dimensions des tableaux d’autel pouvaient tout à fait être celles de tableaux de chevalet destinés à un espace domestique. De fait, les tableaux d’autel, dans leur format, sont loin d’être opposés aux tableaux de chevalet. Mais tableaux d’église et tableaux de chevalet devaient-ils répondre aux mêmes critères de lisibilité et d’édification ? Dans le domaine privé les attentes n’étaient pas les mêmes, d’autant plus à un moment où les élites s’éduquent et où le rapport à l’œuvre d’art est de plus en plus sécularisé. Samuel van Hoogstraten rappelait ainsi qu’une œuvre d’art pouvait susciter différents niveaux de lecture. Lorsque ce dernier commenta la Prédication de saint Jean-Baptiste de Rembrandt (Berlin, Gemäldegalerie, inv. no 828k), il distinguait la lecture formelle de l’interprétation iconographique. Si l’œuvre de Rembrandt est « joliment ordonnée » et « très digne d’éloges », l’accouplement de deux chiens au premier plan est une « exécrable inconvenance pour une telle histoire »21. Dès lors, il devient possible d’apprécier une œuvre d’art pour ses qualités plastiques, en dépit des licences du peintre aux principes de convenance.

La Marie-Madeleine repentante du peintre harlémois catholique Dirck Bleker (1621/1622-1679) rend compte de cette distinction liée au passage de l’espace ecclésial à l’espace domestique [fig. 6]. De manière traditionnelle, la sainte est représentée en ermite dans une grotte. L’objet de sa contemplation est le crucifix qu’elle tient dans les mains et avec lequel elle semble instaurer un véritable dialogue, comme en témoignent son geste de la main gauche et ses yeux mouillés de larmes. Si les dimensions réduites suggèrent une destination domestique, c’est surtout la lumière qui frappe le torse dénudé de la Madeleine qui en fait indéniablement une œuvre privée. Le peintre a particulièrement soigné les qualités artistiques de son œuvre, en soulignant les yeux rougis de la Madeleine et les larmes qui coulent sur son visage. Le coloris neutre a pour effet de faire ressortir son buste dénudé aux tons clairs, davantage même que le crucifix, dont les tons bruns se fondent dans ceux de la grotte. Ce tableau montre bien « qu’il n’y a pas lieu [...] d’opposer nécessairement visée “esthétique” et visée religieuse, la beauté, étant l’une des conditions mêmes de l’efficace de l’usage religieux de l’image »22, surtout pour la Madeleine dont le sacrifice par le retrait au désert n’a de sens que si elle est encore charnellement désirable.

Fig. 6. Dirck Bleker, Marie-Madeleine repentante, 1651, huile sur toile, 112 × 83 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.

Les attentes en termes de lisibilité et d’édification du décor d’église peuvent expliquer que certains tableaux de chevalet n’auraient pu prendre place dans un espace ecclésial. La Crucifixion de Govert Flinck (1615-1660), conservée au musée de Bâle, peinte entre 1643 et 1649, convenait davantage à une présentation au sein d’un cabinet [fig. 7]. Le format est très nettement réduit et, pourtant, le nombre de figures est bien plus conséquent que dans un tableau d’église. Pour celles-ci, le peintre multiplia les gestes censés exprimer les émotions, dans un souci de variété évident : la main sur le cœur, les larmes essuyées par un linge, l’enlacement de la croix par Marie-Madeleine et enfin l’évanouissement de la Vierge, que l’on reconnaît à son voile bleu, dans les bras de saint Jean, tandis qu’une femme s’occupe de la ranimer. Rien ne permet de hiérarchiser les figures, si bien qu’il est nécessaire d’avoir un regard attentif pour distinguer les différentes figures religieuses. La disposition des ombres et des lumières ne permet pas non plus de centrer le regard sur l’action représentée. Ce déploiement de figures, d’attitudes, mais aussi de détails profanes tels que les chiens au premier plan, confère à la peinture un aspect plus riche, mais aussi moins solennel et plus anecdotique. Finalement, le peintre développa les centres d’intérêt secondaires au détriment de la scène principale. Govert Flinck devait sûrement satisfaire les désirs d’un collectionneur privé, ce qui pourrait expliquer cette porosité entre le sacré et le profane. Dans cette même perspective, le critère de l’adéquation de la manière au sujet explique que Jan Steen, par exemple, ne peignit pas pour les églises. Joshua Reynolds soulignait le contraste entre les sujets d’histoire peints par Jan Steen et la manière avec laquelle il les peignait, qui selon lui ne pouvait convenir aux peintures historiques23. On attendait une décoration convenable, qui répondait aussi à des exigences formelles.

Fig. 7. Govaert Flinck, La Crucifixion, 1643-1649, huile sur bois, 119 × 90 cm, Bâle, Kunstmuseum.

Cela ne signifie pas pour autant que les attentes des collectionneurs n’aient pas pu rencontrer celles des dévots. La Crucifixion de Karel Dujardin, peintre amstellodamois de confession catholique, constitue un exemple singulier de l’articulation entre le plaisir sensible et la lecture spirituelle et permet de mieux comprendre comment le fidèle pouvait être conduit à la méditation sur les mystères de la Passion du Christ par la peinture [fig. 8]. Le tableau, du musée du Louvre, est bien connu en raison du poème de Jan Vos qui lui est dédié : « Sur le Christ crucifié, dans la chambre de l’honorable Michiel Popta, peint par Carel Du Jardin » (Op de gekruiste Christus, in de Zaal van d’E. Heer Michiel Popta, Door Karel Zjardijn geschildert)24. Le format du tableau, moins d’un mètre de haut et de large, est là encore réduit et le nombre de figures conséquent. D’emblée on remarque que les exigences de lisibilité n’ont pas primé pour la composition de la toile, même si pour mieux mettre en avant le Christ crucifié, Dujardin exploita le format vertical avec deux registres bien distincts. Cela ne veut pas dire pour autant que Dujardin n’aspirait pas, dans cette œuvre, à montrer ses talents de peintre universel. La variété des gestes et des attitudes, l’expression des passions, le coloris renvoient aux qualités générales de la peinture d’histoire. Mais l’œuvre pouvait-elle aussi susciter une lecture spirituelle ?

Fig. 8. Karel Dujardin, La Crucifixion, 1661, huile sur toile, 97 × 84 cm, Paris, musée du Louvre.

En dépit du titre du poème, il n’est pas certain que Michiel Popta ait été le commanditaire de l’œuvre, ni même son premier acheteur. Il est probable que Dujardin ne se soit pas vu imposer le sujet de l’œuvre. Rien n’indique en effet une commande spécifique, le sujet étant suffisamment répandu. De même, il n’est pas certain que Dujardin ait eu pour volonté d’en faire une œuvre catholique. C’est bien le poème de Jan Vos qui orienta l’œuvre sur ce mode de réception spécifique25. Dans ce poème qui a pour objectif de présenter les mérites de l’imagerie religieuse26, Jan Vos louait les qualités du tableau de Dujardin et de la représentation du Christ pour raviver la foi. L’un des mérites du tableau était précisément de faire appel au sens de la vue : « Le cerveau est moins éclairé par les oreilles que par les yeux »27 et « La vérité tire sa force de preuves vivantes »28. L’idée de faire intervenir le sens de la vue pour renforcer la foi n’était pas nouvelle et avait déjà été soulignée par Joost van den Vondel dans son poème intitulé Les Mystères de l’autel29.

Le peintre livrait aux yeux du fidèle le spectacle de la Crucifixion : « C’est le Calvaire. Ô spectacle terrible ! »30 Mais ce sont surtout les qualités de vérité de l’œuvre qui contribuent, selon Jan Vos, à son effet. Le tableau tire sa force de l’impression de vie qui s’en dégage : « Ici, le peintre insuffle de la vie, à travers son esprit, dans des peintures mortes »31. Les différents groupes de figures, la variété de leurs gestes et attitudes, mais aussi le coloris et les jeux d’ombre et de lumière confèrent en effet à l’œuvre un sentiment de vie. Ainsi, selon Jan Vos, le tableau de Dujardin rejoignait les qualités qu’on prêtait d’ordinaire aux tableaux d’église. Le poète développait en ce sens l’idée de peinture parlante : « Ici, on prêche, à travers le pinceau, comment le Christ prie son Père, avant sa mort, pour que ceux qui lui ont pris sa vie, soient libérés de leur faute. »32 Le poète achevait son texte en faisant un parallèle direct entre le pinceau et la chaire du prêtre : « La chaire du pinceau a souvent apporté la vertu »33, ce qui témoigne de l’efficacité du tableau. Du récit en apparence anecdotique, Jan Vos parvint à livrer une lecture spirituelle.

De ces analyses, en dépit de la grande variété des œuvres envisagées, ressort une certaine cohérence. On peut clairement plaider pour une meilleure prise en compte des attentes des catholiques envers les qualités plastiques des œuvres. Des critères formels ont bien régi la peinture religieuse pour les milieux catholiques avec pour ambition de répondre aux exigences de la peinture sacrée dans le cadre de la Contre-Réforme. En cela, les finalités étaient les mêmes que celles qui dictaient les nouveaux développements iconographiques. L’accent était mis sur des sujets bien connus, dont les significations étaient évidentes, sans difficulté d’interprétation. Il n’y a donc pas lieu d’opposer fond et forme. Ces analyses ont aussi montré dans quelle mesure il était délicat, dans la Hollande du XVIIe siècle, de faire entrer les œuvres dans des catégories. Tableau d’église se confond bien avec tableau de chevalet, tandis que la distinction entre peinture sacrée et peinture profane manque parfois de pertinence.

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1Sur les catholiques dans les Provinces-Unies, voir en dernier lieu Charles Parker, Faith on the Margins. Catholics and Catholicism in the Dutch Golden Age, Cambridge, Harvard University Press, 2008.

2Voir en dernier lieu Sebastian Dudok van Heel, « Amsterdamse schuil- of huiskerken? », Holland, regionaal historisch tijdschrift 25/1 (1993), p. 1-10.

3Xander van Eck, Clandestine Splendor. Paintings For the Catholic Church in the Dutch Republic, Zwolle, Waanders, 2007 ; Léonie Marquaille, La peinture hollandaise et la foi catholique au XVIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.

4John Michael Montias, Le marché de l’art aux Pays-Bas (XVe-XVIIe siècles), Paris, Flammarion, 1996, p. 55-90.

5Émile Male, L’art religieux après le concile de Trente. Étude sur l’iconographie de la fin du XVIe, du XVIIe, du XVIIIe siècle : Italie, France, Espagne, Flandres, Paris, Armand Colin, 1932 ; John Baptist Knipping, Iconography of the Counter Reformation in the Netherlands. Heaven on Earth, 1939-1940, Nieuwkoop, B. de Graaf, 1974.

6Voir Benjamin Kaplan, « Fictions of Privacy. House Chapels and the Spatial Accommodation of Religious Dissent in Early Modern Europe », The American Historical Review 107/4 (2002), p. 1034-1035.

7J. Knipping, Iconography of the Counter Reformation, op. cit.

8Voir en dernier lieu Alain Mérot, Généalogies du baroque, Paris, Gallimard, 2007, p. 67-76 ; Ralph Dekoninck, « Contre-Réforme et art baroque. À la recherche d’une troisième voie », in : J.-L. Jadoulle, M. Delwart, M. Masson (éds), L’histoire au prisme de l’image, Louvain-la-Neuve, Unité de didactique et de communication en histoire de l’Université catholique de Louvain, 2002, p. 115-129.

9David Freedberg, « Painting and the Counter Reformation in the Age of Rubens », in : Peter Sutton, The Age of Rubens, Boston, Museum of Fine Arts, 1993, p. 131-146.

10Marianne Cojannot-Le Blanc, « Poussin et l’art du tableau d’autel », in : Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto (éds), Poussin et Dieu, Paris, Musée du Louvre, 2015, p. 94-101.

11Robert Schillemans identifie d’ailleurs, à partir de ces dimensions, un certain nombre de tableaux d’autel : Id., « Schilderijen in Noordnederlandse katholieke kerken uit de eerste helft van de zeventiende eeuw », De Zeventiende Eeuw 8 (1992), p. 42.

12Voir L. Marquaille, La peinture hollandaise et la foi catholique, op. cit.

13Sur Abraham Bloemaert, voir Marcel Roethlisberger, « Bloemaert’s Altar-Pieces and Related Paintings », The Burlington Magazine 134/1068 (1992), p. 156-164 ; Marcel Roethlisberger et Marten Jan Bok, Abraham Bloemaert and His Sons. Paintings and Prints, Doornspijk, Davaco, 1993.

14Voir par exemple Abraham Bloemaert, Le Couronnement de la Vierge, 1619, Nimègue, Museum Het Valkhof, inv. no 1998.09.36.

15Sur ces questions, voir Victor I. Stoichita, L’Instauration du tableau, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, p. 35-52.

16Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, Abrégé de la vie des plus fameux peintres, vol. 3, Paris, De Bure, 1762, p. 86.

17Sur Pieter Fransz de Grebber : René Hazeleger, « Pieter Fransz de Grebber, schilder tot Haerlem », Utrecht, thèse de doctorat non publiée, 1979 ; Irene van Thiel-Stroman, « Pieter Fransz de Grebber », in : J. Welu et P. Biesboer (éds), Judith Leyster. A Dutch Master and Her World, Zwolle, Waanders Publishers, 1993, p. 220-221.

18« Regulen: Welcke by een goet Schilder en Teyckenaer geobserveert en achtervolght moeten werden; Tesamen ghestelt tot lust van de leergierighe Discipelen / Door Mr. Pieter Fransz de Grebber », cité par Pieter van Thiel, « De Grebbers regels van de kunst », Oud-Holland 80 (1965), p. 126-131. Les Regulen ont été traduites en anglais dans la version anglaise du catalogue d’exposition (Albert Blankert, Dutch Classicism in Seventeenth-Century Painting, Rotterdam, Nai Publishers, 1999). Plus récemment, une nouvelle traduction anglaise a été proposée dans Margriet Van Eikema Hommes, « Pieter de Grebber and the Oranjezaal in Huis ten Bosch. Part I : The Regulen (1649) », Art Matters. Netherlands Technical Studies in Art 3 (2005), p. 36. Voir aussi Ed Taverne, « Salomon de Bray and the Reorganization of the Haarlem Guild of St Luke in 1631 », Simiolus 6/1 (1972-1973), p. 50-69, en particulier p. 54-55. Pour la traduction française, voir L. Marquaille, La peinture hollandaise et la foi catholique, op. cit., p. 239-240.

19Sur la notion de convenance, voir Rensselaer Wright Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture, XVe-XVIIIe siècles, Paris, Macula, 1991, p. 77-95.

20Frédéric Cousinié, Le peintre chrétien. Théories de l’image religieuse dans la France du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 101-111.

21Samuel van Hoogstraten, Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst, anders de Zichtbaere werelt, verdeelt in negen leerwinkels, yder bestiert door eene der zanggodinnen, Rotterdam, F. van Hoogstraten, 1678 (trad. Jan Blanc, Introduction à la haute école de l’art de la peinture, Genève, Droz, 2006), p. 308.

22Frédéric Cousinié, « L’écriture de l’extase, en effets », Savoirs et clinique 8/1 (2007), p. 51. Voir aussi Ralph Dekoninck, « Beauté et émotion. Du statut incertain du plaisir dans la littérature spirituelle illustrée des seizième et dix-septième siècles », in : M. van Haeck, H. Brems et G. Claassens (éds), The Stone of Alciato. Literature and Visual Culture in the Low Countries. Essays in Honour of Karel Porteman, Louvain, Peeters, 2003, p. 945-960.

23Joshua Reynolds, Discourses on Art, New Haven, Yale University Press, 1997, p. 236.

24Sur cette œuvre, voir Jennifer Kilian, The Paintings of Karel Du Jardin, 1628-1678, Philadelphie, John Benjamins Publishing, 2005, cat. no 77.

25Jan Vos, Alle de gedichten, Amsterdam, Jacob Lescaille, 1662, p. 787-788.

26Sur l’imagerie religieuse catholique, voir Els Stronks, Negotiating Differences. Word, Image and Religion in the Dutch Republic, Leiden, Brill, 2011, notamment p. 169-170.

27« Het brein wordt min verlicht door d’ooren dan door ’t oog. »

28« De Waarheidt krijgt haar kracht door leevendige blyken. »

29Joost van den Vondel, Altaer-Geheimenissen Ontvouwen in drie boecken, Cologne, Nieuwe Druckerye, 1645.

30« Dit is Kalvariën. O schrikkelijk vertoog ! »

31« Hier blaast hy leeven, door zyn geest, in doode verven. »

32« Hier preekt men, door ‘t penseel, hoe Christus voor zijn sterven, Zijn Vaader bidt, dat hy die hem naar het leeven staan, Van hunne schuldt ontslaat. »

33« De preekstoel van ‘t penseel heeft dikwils deugdt bedreeven. »