Avant-propos
Les questions confessionnelles occupent aujourd’hui régulièrement les titres des journaux, qu’il s’agisse de la reconnaissance des confessions ou des débats sur les séparatismes. Ces questions sont régulièrement confrontées au domaine de l’histoire de l’art et du patrimoine. La reconversion récente de l’église Sainte-Sophie et, plus récemment, de l’église de la Chora, à Istanbul, montre combien les édifices et les œuvres d’art peuvent se retrouver au centre de manœuvres politico-religieuses. Dans cette perspective, certains artistes contemporains se sont emparés de la question du vivre ensemble. Le slogan coexist, créé par l’artiste polonais Piotr Młodożeniec pour le concours d’art international organisé par le Musée du raccord du dialogue, de la compréhension et de la coexistence, a été largement diffusé par les réseaux sociaux. On peut citer également l’exposition d’art sacré : « Beyrouth, ville modèle de Coexistence », conçue par les artistes Lena et Hilda Kelekian.
Les rapports entre art et piété recouvrent un champ particulièrement vaste, susceptible de fédérer les centres d’intérêt tant des théologiens que des historiens du fait religieux et des historiens de l’art. Le point d’ancrage retenu pour ce volume est celui de l’art, qui permet de considérer à la fois l’œuvre dans sa dimension matérielle et l’image dans son acception la plus large. Ces dernières décennies, l’histoire des religions a connu un profond renouvellement historiographique. Il est désormais possible, grâce à ces travaux récents, d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche en histoire de l’art. Les historiens de l’art se sont essentiellement intéressés à une seule confession, comme en témoigne par exemple le nombre d’études sur les réformes protestantes ou catholiques. L’image religieuse et son statut ont souvent occupé les chercheurs. En prenant pour point de départ les crises iconoclastes de 1566, le culte des images et les destructions d’œuvres ont attiré l’attention des historiens de l’art1. Les opérations récentes de l’État islamique au Proche-Orient et les destructions irréversibles qu’elles ont provoquées montrent la permanence de ces questions. Par ailleurs, nous bénéficions désormais de la publication de sources et d’études solides qui ont permis de mieux définir le rôle et le statut de l’image dans le catholicisme2. Il faut également souligner la meilleure compréhension de la position de la Réforme, plus spécifiquement celle de Jean Calvin, à l’égard des œuvres d’art et, plus généralement, des images3. Il a ainsi été possible de mieux cerner le rôle du réformé genevois dans le développement de certaines formes artistiques, comme la peinture de paysage4. Ponctuellement, des études ont mis en avant les différentes possibilités d’interprétation d’une même œuvre d’art5. Cette vision plus nuancée a permis de constater qu’en termes d’images, les différences entre les deux confessions majoritaires en Europe étaient beaucoup plus nuancées que ce qui a pu être affirmé il y a encore quelques années. La place de l’image dans la construction des identités religieuses a occupé plusieurs chercheurs et a permis d’ouvrir l’objet d’étude aux estampes et de revenir sur la notion de propagande. Els Stronks s’intéresse aux illustrations de la Bible et de la littérature religieuse en général, ainsi qu’aux emblèmes, comme moyen de codification des identités religieuses, mais dont la diffusion pouvait être interconfessionnelle6. Joke Spaans propose une étude des estampes satiriques dans l’illustration des changements religieux7. On peut également compter sur les travaux d’Olivier Christin sur les portraits de réformés8. Ces études ont permis de mieux définir le passage d’une « époque de l’image » à une « époque de l’art ». Cette nouvelle époque aurait été marquée par l’autonomisation de l’œuvre d’art par rapport au champ religieux et, en tout cas, de nouveaux usages9, qui font écho aux travaux de Victor Stoichita sur le tableau10.
L’autre grand domaine historiographique est celui de l’histoire sociale de l’art. L’importance de la dénomination confessionnelle dans l’étude de la production d’un artiste a été repensée11. Dans son étude sur Delft, John Michael Montias a réservé un chapitre à la religion pour mieux envisager les liens de Johannes Vermeer avec le catholicisme12. C’est à partir de là que les recherches dans les archives pour déterminer les confessions des artistes furent systématiques. Il s’agissait d’éclairer leurs réseaux sociaux et de mieux évaluer l’influence ou non du sentiment religieux sur leur production. Les artistes protestants sont désormais mieux connus13. Mais on a aussi cherché à mieux appréhender des personnalités d’artistes catholiques comme ce fut le cas avec l’exposition Poussin et Dieu14. À l’heure actuelle, et en accord avec les recherches historiques récentes sur la coexistence confessionnelle, on tend de plus en plus vers une approche pluriconfessionnelle. Il s’agit d’insister sur la mobilité des artistes dans plusieurs milieux confessionnels et, de fait, sur la distinction entre la confession personnelle et le champ professionnel. Rembrandt a probablement été le plus à même à incarner sur le plan de l’histoire de l’art ces approches pluriconfessionnelles, notamment parce que son appartenance confessionnelle reste encore sujette à débat15. Dans cette même optique, nous pouvons citer, à titre d’exemples, les travaux de Christian Tümpel sur Jacob Jordaens16 ou de Frédéric Cousinié sur Sébastien Bourdon17. À partir de cette distinction entre confession personnelle et pratique professionnelle, l’idée selon laquelle l’œuvre d’un peintre manifesterait des signes de sa foi personnelle a pu être remise en question. Pourtant, il convient de mentionner que certains artistes ont choisi l’exil, souvent pour préserver leur liberté religieuse, avec des choix de destinations dictés par des critères de religion18.
Ce numéro de la Revue de théologie et philosophie vise à enrichir la compréhension des liens entre art et piété par des études inédites. Si les objets d’étude retenus sont variés tout autant que les approches choisies, chaque article offre une meilleure connaissance des pratiques religieuses autour de l’image en s’appuyant sur des sources historiques variées – textes et images. Les articles présentés dans ce numéro permettent ainsi, nous l’espérons, de repenser les dénominations confessionnelles, en précisant ou en estompant certains aspects de la confession catholique ou des confessions réformées.
____________
1Hans Belting, Image et culte, une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris, Cerf, 1998.
2Daniele Menozzi, Les images, l’Église et les arts visuels, Paris, Cerf, 1991 ; Johannes Molanus, Traité des saintes images (1570), Introduction, traduction, notes et index par François Boespflug, Olivier Christin, Benoît Tassel, Paris, Cerf, 1996 ; Ralph Dekoninck, Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève, Droz, 2005 ; Léonie Marquaille, La peinture hollandaise et la foi catholique au XVIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
3Sergiusz Michalski, The Reformation and the Visual Arts. The Protestant Image Question in Western and Eastern Europe, Londres, Routledge, 1993 ; Paul Corby Finney (éd.), Seeing Beyond the Word. Visual Arts and the Calvinist Tradition, Grand Rapids/Cambridge, Eerdmans, 1999 ; Christopher Richard Joby, Calvinism and the Arts. A Re-Assessment, Leuven, Peeters, 2007 ; Randall Zachman, Image and Word in the Theology of John Calvin, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2007.
4Jérôme Cottin, Le Regard et la Parole. Une théologie protestante de l’image, Genève, Labor et Fides, 1994 ; Reindert Falkenburg, « Calvinism and the Emergence of a Dutch Seventeenth-Century Landscape Art. A Critical Evalution », in : Paul Corby Finney (éd.), Seeing Beyond the Word, op. cit., p. 343-368.
5Catherine Scallen, « Rembrandt’s Reformation of a Catholic Subject. The Penitent and the Repentant Saint Jerome », The Sixteenth Century Journal 30/1 (1999), p. 71-88.
6Els Stronks, Negotiating Differences. Word, Image and Religion in the Dutch Republic, Leiden, Brill, 2011.
7Joke Spaans, Graphic Satire and Religious Change. The Dutch Republic 1676-1707, Leiden, Brill, 2011.
8Olivier Christin, Confesser sa foi. Conflits confessionnels et identités religieuses dans l’Europe moderne (XVIe-XVIIe siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2009.
9Olivier Christin, Dario Gamboni (éds), Crises de l’image religieuse/Krisen religiöser Kunst, Paris, Éditions de la MSH, 2000.
10Victor Stoichita, L’instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993.
11Josua Bruyn, Rembrandt’s keuze van bijbelse onderwerpen, Utrecht, Kunsthistorisch Instituut der Rijksuniversiteit, 1959 ; Volkert Manuth, « Denomination and Iconography. The Choice of Subject Matter in the Biblical Painting of the Rembrandt Circle », Simiolus 22/4 (1993-1994), p. 235-252 ; Frédéric Cousinié, Sébastien Bourdon, tactique des images, Paris, Éd. 1:1, 2011.
12John Michael Montias, Artists and Artisans in Delft. A Socio-Economic Study of the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University Press, 1982 ; John Michael Montias, Vermeer. Une biographie, le peintre et son milieu, Paris, A. Biro, 1990.
13F. Cousinié, Sébastien Bourdon, op. cit.
14Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto, Poussin et Dieu, cat. exp., Paris, musée du Louvre, Paris, Hazan-Louvre éditions, 2015.
15Shelley Perlove, Larry Silver, Rembrandt’s Faith. Church and Temple in the Dutch Golden Age, University Park, Penn State University Press, 2009.
16Christian Tümpel, « Jordaens, artiste protestant dans un bastion catholique. Notes sur la situation des artistes protestants dans les centres d’obédience catholique », in : R.-A. D’Hulst, N. De Poorter, M. Vandenven, Jacob Jordaens (1593-1678). Tableaux et tapisseries, cat. exp. [Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, 27 mars-27 juin 1993], Bruxelles, Crédit communal de Belgique, 1993, p. 31-37.
17F. Cousinié, Sébastien Bourdon, op. cit.
18Marie-Claude Chaudonneret (dir.), Les artistes étrangers à Paris, de la fin du Moyen Âge aux années 1920, Berne, Peter Lang, 2007.