Book Title

Alberto Bondolfi, Handeln in einer mehrdeutigen Welt. Theologische Ethik. Mit einem Beitrag von Thomas Wallimann-Sasaki zu Kriterien, Methode und Themen angewandter christlicher Ethik

Zürich, Theologischer Verlag, 2020, 337 p.

Denis MÜLLER

Cet ouvrage de l’éthicien zurichois offre une brillante synthèse de sa propre conception de l’éthique théologique telle qu’il l’a exprimée depuis cinquante ans dans ses nombreuses recherches et interventions en éthique fondamentale et appliquée.

L’ouvrage s’inscrit dans une série de manuels de théologie destinés à un public catholique non spécialisé et prend lui-même la forme d’un manuel, avec les avantages que cela comporte (caractère systématique et encyclopédique, bibliographie sélective, presque uniquement en allemand vu le public cible). La forme de pensée historique domine largement la reconstruction de la théologie morale. L’auteur souligne régulièrement ses positions personnelles et donne des explications très intéressantes au sujet de son propre engagement comme éthicien organique.

La lecture de cette solide clarification encyclopédique de l’éthique pose bien sûr des questions de fond que j’évoque ici rapidement, en élargissant la réflexion en fonction d’un lectorat plus large que le public initial d’un manuel ciblé. Comme nous avons eu l’occasion d’en discuter souvent, l’auteur est parfaitement conscient de ces problèmes et il fait souvent montre d’une grande sobriété afin de ne pas surcharger sa tâche pédagogique. Nous lui adressons donc ces questions en sachant que notre ami saura les accueillir avec l’ouverture d’esprit qui est la sienne.

Une interrogation porte sur la notion même de théologie. L’auteur a le mérite de vouloir ramasser son œuvre entière sous le label de l’éthique théologique, mais il n’est pas toujours clair ce qu’il y a lieu d’entendre par l’adjectif théologique. Certes, Bondolfi fait référence à des thèmes ou à lieux théologiques classiques, tels que l’Écriture sainte, le péché ou la dialectique théologique entre loi et Évangile. Mais il reste dans une relation peut-être un peu trop extérieure avec le questionnement théologique radical proprement dit. On dirait parfois que les concepts théologiques vont de soi, ou que le recours à la tradition suffise à leur conférer de la légitimité, comme s’il convenait de rester prudent par rapport au contexte catholique actuel dont on sait, grâce à l’auteur lui-même, les contradictions internes. Mais cela nous permet certes de voir, en retour, le grand courage et l’indépendance remarquable de l’auteur vu la situation actuelle du catholicisme ; on sent par ailleurs que les velléités réformatrices du pape François procurent de nouvelles perspectives, qui visiblement plaisent à l’auteur. Il y a là beaucoup de choses à espérer, pour l’Église catholique comme pour l’oikouménè.

La notion d’ancrage de l’éthique théologique dans la Bible, à laquelle Bondolfi consacre tout un chapitre fort constructif, est quelque peu ambivalente. Il s’agit en fait soit de fonder l’éthique, soit de mettre en cause l’idée même de fondement. Le rôle de l’Écriture sainte paraît parfois limité à une référence secondaire plutôt qu’à une instance constitutive de l’éthique théologique. Mais cela supposerait un débat sur la notion même de fondationalisme, débat il est vrai plus virulent dans l’orbite théologique anglophone.

De même, le chapitre sur le statut des normes en éthique, excellent et bien documenté, aurait pu thématiser l’hypothèse selon laquelle l’éthique théologique elle-même devrait être pensée comme résolument anti-normative. À cet endroit serait également bienvenue une réflexion sur la notion d’instabilité normative. On retrouve heureusement ces dimensions critiques dans la conclusion de l’ouvrage sur la dialectique Loi/Évangile.

Je me suis aussi demandé si les notions d’agir et de monde polysémique étaient suffisamment explicitées dans leur complexité (la tension entre l’autonomie et la normativité présupposant une discussion sur le pluralisme). Ainsi la prise en compte de la faiblesse de la volonté aurait pu être thématisée en menant un débat plus intense avec des auteurs comme Kant (cf. le lien entre la Loi et la raison ainsi que la problématique du mal radical), Tillich (autonomie et théonomie), Ricœur (la symbolique du mal) ou même Hauerwas (le rapport entre vertus et Évangile) par exemple. Ce n’est pas par hasard que je cite ici des auteurs d’origine protestante, car il on ne peut qu’être frappé par la tendance de l’auteur à privilégier la théologie morale catholique, non pas tant par préférence dogmatique que par une sorte de prime (inconsciente et involontaire) donnée à la pensée dominante. Cela s’explique sans doute par le contexte de production du manuel (d’où sans doute les nombreuses allusions au catéchisme et à la casuistique). De ce point de vue, la belle réflexion de l’auteur sur le thème de l’éthique autonome et sur celui de l’éthique narrative est fort prometteuse, même si la position protestante, à commencer par celle des réformateurs, y apparaît ici et là seulement comme un correctif ; des thèses centrales comme le péché et la justification par la foi surgissent en fin de parcours, en quelque sorte comme des compléments et non pas comme des points de départ fondamentaux. Mais bien entendu, je suis conscient qu’en formulant ainsi ma question, je tire à mon tour la couverture d’un côté potentiellement trop confessionnel.

L’annonce programmatique d’un agir situé dans le monde polysémique ne donne pas vraiment lieu, par ailleurs, à une discussion systématique explicite de cette dernière notion. Pour prendre en compte la polysémie du monde, il faudra encore développer une théologie critique de la raison, qui ne me semble pas émerger ici, et une théorie herméneutique du pluralisme, comme on la trouve chez des auteurs catholiques comme David Tracy ou Charles Taylor.

Comme on le voit, la richesse et la diversité des reconstructions effectuées nous permettent de prolonger notre lecture par de nouvelles recherches susceptibles de compléter et d’approfondir notre propre réflexion. N’est-ce pas à vrai dire l’objectif d’une bonne et authentique introduction, dans le cadre d’une formation continue aussi bien qu’en éthique fondamentale ? L’auteur nous offre en effet ici un compendium exceptionnel de la pensée morale catholique et chrétienne contemporaine, pédagogiquement très soigné et riche en bibliographie. On y lit la récapitulation de tout un parcours existentiel et intellectuel, qui non seulement sera utile aux étudiants lisant l’allemand, mais marque aussi un jalon significatif dans l’histoire de l’éthique chrétienne moderne et contemporaine.