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Barbara Cassin, Le Bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique

avec la collaboration de Victor Legendre, Paris, Fayard, 2020, 244 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

« D’une certaine manière, ce livre est fait pour me rendre le terreau ou la chair des idées, quelque chose comme une psychanalyse des concepts ou pseudo-concepts, un retour aux sources. » (p. 85) L’helléniste, philosophe, peintre et académicienne Barbara Cassin – ou faut-il dire plus simplement philo-logue au sens étymologique – nous donne ici un ouvrage bien singulier. Il s’agit effectivement d’une autobiographie, avec ce qu’il y a de plus intime – l’amour, les joies, les amitiés, le bonheur, la mort de l’être aimé (d’où le titre emprunté à Rimbaud) ; mais les événements, les anecdotes qui la constituent sont le plus souvent choisis parce qu’ils ouvrent un passage de la vie à la pensée, en générant « quelque chose comme un concept, une idée philosophique » (p. 9). Ou plus précisément, certains d’entre eux composent une expérience cruciale qui rend compte, selon le principe de raison cher à l’autrice (p. 215), d’une attitude philosophique générale, d’une véritable Weltanschauung. La formule récurrente « pas ça pas moi », jouant un peu le rôle d’un “démon de Socrate”, marque la conscience des orientations fondamentales et de sa vie et de sa pensée, en ouvrant de nouveaux possibles. – Barbara Cassin s’est illustrée, en particulier, par ses recherches sur la sophistique, « comme critique de l’ontologie » (p. 133), à laquelle elle a consacré sa thèse : L’Effet sophistique, Paris, 1995, un monument de 700 pages (cf. RThPh 128, 1996, p. 77-78) ; son attention de principe au logos, aux mots dans leur irréductible polysémie et aux langues, l’a conduite à initier et à diriger une entreprise immense, en constante évolution, « un dictionnaire de sophiste » : le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris 2004 (1re éd. ; cf. RThPh 56, 2006, p. 253-254). L’importance capitale que l’autrice accorde au logos la conduite à réfléchir sur la traduction (p. 137 ; 179 ; 195 ; 211), sur le pouvoir du langage (p. 159 ; 211 citant Gorgias : « Le logos est un grand maître qui, avec le plus petit et le plus inapparent des corps, produit les actes les plus divins »), sur le mensonge (p. 26 ; 30 sqq. ; 61 : « Je ne crois pas à la vérité, je crois davantage au mensonge, parce que là, il y a le choix. ») ; c’est encore elle qui justifie le recours fréquent à l’étymologie signifiante (p. 66 ; 71 ; 149 ; 193 sur le mot phôs, mortel/lumière [bizarrement, le mot grec athnêtoi (immortel) invoqué n’existe pas ; lire athanatoi ; de même le sous-titre du Cratyle n’est pas Peri othotês onomatôn, mais Peri orthotêtos onomatôn, précisément « Sur la correction des noms » ! (148)]). Son Autobiographie philosophique est alors une tentative de ressaisir rétrospectivement les moments essentiels de la constitution d’une philosophie qui lui est propre, caractérisée par le rejet de l’Universel (toujours l’universel de quelqu’un) au profit du particulier (voire du singulier), de la Vérité au profit de la variation des perspectives et de l’usage comparatif de « vrai », de la détermination du Concept au profit du chatoiement polysémique des mots, par le rejet de la philosophie comme Système. On voit à quel point la rencontre avec les sophistes Protagoras (« un relativisme conséquent » p. 164) ou Gorgias, voire Lacan « le sophiste de notre temps », et Homère, a pu être déterminante ! et comment les frontières entre philosophie et poésie (ou art) sont poreuses ! – On notera au passage que son allergie à l’orthodoxie – religieuse, morale, politique, philosophique (elle avait 21 ans en Mai 68) – lui a interdit de rejoindre la cohorte des heideggériens d’alors, malgré une certaine fascination ressentie lors de sa rencontre (à 22 ans) avec le Maître, au séminaire du Thor chez René Char. Aujourd’hui, elle peut même affirmer : « Je crois qu’on ne peut plus [lire et travailler Heidegger] sans la certitude qu’il y a dans sa pensée et dans son style une connaturalité avec le nazisme. » (p. 111) L’attention au logos fait aussi que le style de l’autrice est singulier, concis, formulaire, rapide, parfois allusif, souvent imagé, jouant avec les différents registres de la langue ; on peut lui appliquer ce diagnostique : « Ce sont les écarts qui font l’auteur, son style, sa force, sa folie propre – son génie. » (p. 127) Quoi qu’il en soit des options philosophiques défendues avec vigueur, intelligence et passion par l’autrice, il s’agit là d’un livre attachant, sensible, généreux – ce qui reste sans doute de meilleur de 68 –, revigorant et nécessaire dans un contexte où domine le « politiquement correct » (une forme moderne du puritanisme) et s’affiche sans scrupule un populisme dangereux.