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Marc Weinstein, Kafka devant l’immonde. Sacralité politique 3

(coll. « Le Bel aujourd’hui »), Paris, Hermann, 2021, 257 p.

Juliette MERTENS

Kafka devant l’immonde est le troisième volume d’un ensemble plutôt souple qui tente de prendre à bras le corps la double question du sacré anthropologique et de la désacralisation historique de l’Occident. Weinstein distingue nettement le sacré du religieux, par où il s’inscrit dans la tradition plurielle de Durkheim, Bataille, Simone Weil et Castoriadis. Le sacré est selon lui la puissance instituante sine qua non, exercée par les humains à partir de l’indétermination abyssale de leur imaginaire social.

Dans L’évolution totalitaire de l’Occident. Sacralité politique 1 (Hermann, 2015), l’auteur montrait que la déification de la stato-techno-économie, avec ses effets de réification désacralisante, définissait les tendances totalitaires de notre époque industrielle, y compris dans sa conjoncture néolibérale. Par contraste, le sous-titre Sacralité politique 1 faisait discrètement signe vers certaines communautés humaines qui essaient aujourd’hui de resacraliser le lien social sur le mode de la bivalence politique.

Dans Pas de société sans autotranscendance. Sacralité politique 2 (éd. du Croquant, 2020), Weinstein analysait l’autotranscendance comme une « puissense » (puissance de sens) constitutive de toute société humaine. Il lui opposait l’hétéro-transcendance (ou la transcendance absolue) du pouvoir stato-techno-économique, hétéro-transcendance d’un pouvoir sans « puissense » qui caractérise selon lui les dissociétés industrielles. En même temps il pointait un phénomène gros de dangers : la déritualisation moderne, entendue comme le déclin des rites instituants.

Si ces deux premiers volumes envisageaient la sacralité politique dans une perspective d’anthropologie philosophique et historique, le troisième, Kafka devant l’immonde. Sacralité politique 3, peut être considéré comme un essai d’anthropologie littéraire. Weinstein commence par rappeler l’intérêt explicite de Kafka pour l’anthropologie et l’ethnologie. En témoignent des récits comme Le Chasseur Gracchus, l’aphorisme No 20 sur les léopards, Chacals et Arabes, Lors de la construction de la muraille de Chine, Recherches d’un chien, Rapport pour une académie. Mais Weinstein laisse entendre que les œuvres apparemment les moins anthropologiques – La Métamorphose, La Colonie pénitentiaire, Le Procès, Le Château – le sont autant que les autres. Sous quel rapport ?

Sous le rapport du monde et de l’immonde. Weinstein montre tout d’abord que chez Kafka l’immonde est un leitmotiv double. Premier aspect : le sale, l’écœurant, l’abject, le déchet répugnant (dans La Métamorphose, le jeune Gregor est une vermine immonde que sa famille élimine comme telle). Mais cet immonde de surface est en réalité l’effet d’un immonde des profondeurs, qui consiste – j’anticipe pour la clarté – en la négation de la pluralité articulée des mondes constitutifs du monde. D’où la question que pose l’essai : qu’est-ce qu’un monde ? Plus précisément : qu’est-ce qu’un monde social, politique, esthétique ? Ce que Weinstein découvre, c’est que l’essentiel de l’œuvre de Kafka pose la question du monde en y apportant une réponse surtout négative – sous la forme de la description de l’immonde. Si le lecteur veut déchiffrer le filigrane du monde, il doit donc commencer par se pencher sur l’immonde.

Weinstein examine en particulier le Procès qui a pour lui valeur de paradigme. Pourquoi la ville-tribunal, que le romancier caractérise explicitement comme un « État de droit » (Rechtsstaat), est-elle immonde ? Pourquoi les femmes ou les fillettes s’y comportent-elles souvent de façon immonde, grossière, cherchant à séduire les hommes en des endroits parfaitement déplacés (le tribunal, le bureau de l’avocat Block, l’escalier du peintre Titorelli) ? Pourquoi, arrivé au tribunal, Joseph découvre-t-il des images érotiques dans un code de lois ? Parce que, dit Weinstein, dans cette ville du droit total, les hommes sont sans monde propre : à la pension où il habite, Joseph n’a aucune intimité, les inspecteurs du tribunal qui viennent l’arrêter pénètrent dans son espace privé comme si c’était un espace public ; qui plus est, l’arrestation a lieu en présence d’employés de la banque où il travaille. Quand Joseph se rend au tribunal, il constate que des femmes y lavent leur linge comme si elles étaient chez elles. Lors de sa rencontre avec le peintre Titorelli, celui-ci lui confie qu’il est membre du tribunal. Il en va de même du prêtre avec qui Joseph s’entretient dans la cathédrale, lieu désacralisé, annexe du tribunal, désormais inapte à servir de Référence tierce. Bref : le tribunal a si bien abattu toutes les cloisons que les différents mondes – la pension, la banque, l’atelier du peintre, la cathédrale – y forment un seul espace commun, non-propre, impropre, immonde. La ville est immonde non parce qu’elle est laide et sale – elle est laide et répugnante parce qu’au lieu d’associer des mondes pluriels, disjoints parce que conjoints, et conjoints parce que disjoints, elle déchire ses membranes disjonctives et conjonctives pour ne plus former qu’un seul non-monde. Sans conjonction, la disjonction devient isolement extrême, et Joseph meurt seul, égorgé comme un chien. Sans disjonction, la conjonction devient fusion, et dans cet espace fusionnel chacun est exposé au regard panoptique de l’État de droit que décrivait en partie L’évolution totalitaire de l’Occident. Précisons enfin que l’immonde a une dimension politique de première importance : qu’en est-il de la liberté de Joseph ? Celui-ci est étonné : les inspecteurs qui viennent lui signifier son arrestation le laissent pourtant libre. Que signifie cette « arrestation libre » ? Pourquoi, laissé libre, Joseph se hâte-t-il de courir les locaux du tribunal ? Tout se passe comme s’il était en état de servitude libre, comme si la servitude et la liberté formaient une fusion immonde, à l’image de la grande fusion judiciaire.

Comment discerner le filigrane du monde dans cet immonde ? Weinstein le discerne en lisant certains passages-clés du Journal de Kafka. Par exemple : « Quand je travaille à un roman, je me trouve dans les bas-fonds honteux de la littérature. » Ou bien, après l’achèvement du Verdict : « Ce récit est sorti de moi comme une véritable naissance [Geburt] couverte de saleté et de mucus. » Notation importante car la naissance ouvre la possibilité du bonheur littéraire : « Le bonheur, je ne pourrai l’avoir que si je peux lever le monde dans le propre. » Selon Weinstein, deux mots sont remarquables ici.

D’abord le verbe « lever » (heben), qui appartient au vocabulaire de la naissance et de l’accouchement ; la sage-femme allemande est la Hebamme (Hebamme), c’est-à-dire la nourrice qui élève et soulève le bébé, qui le lève et l’enlève du ventre immonde (où mère et enfant ne font qu’un) vers les hauteurs du monde social (où mère et enfant font deux en disjonction conjonctive). Il y a là un processus d’autotranscendance qui rappelle le propos de la Sacralité politique 2.

Autre mot remarquable : le « propre » (das Reine). Car lever un monde, surtout quand il est immonde, c’est nécessairement le lever « dans le propre ». C’est, autrement dit, le disjoindre de ce qui le rendait non-propre, commun, immonde. Tant que l’écrivain travaille les sensations psychosociales qui l’assiègent, tant qu’il n’a pas dressé une cloison littéraire entre l’œuvre et ces sensations immondes, il est dans « les bas-fonds honteux de la littérature ». Pour que l’impropre devienne propre, pour que l’immonde devienne monde, il faut que l’œuvre naisse, qu’elle se disjoigne de l’auteur, comme le bébé se sépare du ventre maternel grâce à la sage-femme. Alors naissent deux mondes – l’auteur et l’œuvre – qui ne sont propres que parce qu’ils ont leur loi propre, leur « nomos-auto », donc leur autonomie.

Ainsi s’explique, selon Weinstein, une bonne part de l’obsession kafkéenne pour le thème de la loi. Dans l’œuvre de Kafka les personnages principaux combattent pour faire leur loi propre. Le fils réel Franz Kafka voudrait s’affranchir du chantage affectif immonde d’un père tyrannique (qui lui dit : si tu m’aimes, tu ne feras pas de littérature, tu reprendras le magasin). Et les fils fictifs (Oskar, Georges, Gregor) ont la même aspiration. Aspiration seulement psycho-familiale ? Non, répond Weinstein : Le Procès et Le Château montrent qu’elle est aussi socio-politique. Mais l’auteur met en garde : édifier sa loi et son monde propres ne signifie pas prendre un décret d’isolement claustral. Ce serait au contraire le plus sûr moyen de faire une loi et un monde communs – commun non plus au sens du banal, du vil, de l’immonde, mais au sens d’un monde où les hommes se disjoignent sans s’isoler, et se conjoignent sans se compresser. S’il n’y avait une impossibilité chronologique, je serais tentée de dire ici que le philosophe-anthropologue Helmuth Plessner, avec ses Limites de la communauté (Grenzen der Gemeinschaft, parues en 1924, un an avant la parution posthume du Procès), a lu attentivement le roman de Kafka, avant d’en proposer sa version théorique. Il sera sans doute plus juste d’affirmer que, sous la pression des séismes historiques de 1910-1920, c’est toute l’époque, littéraire mais aussi philosophico-anthropologique, qui ressent le besoin de penser l’oscillation nihiliste entre l’excès de conjonction (la compression) et l’excès de disjonction (l’atomisation), sans qu’il soit besoin de supposer une influence directe de tel sur tel autre.

Reprenons. Là où la plupart des personnages échouent à faire leur loi-monde propre, Kafka, lui, y réussit tant bien quel mal. Il ne réussit certes pas à faire monde propre et commun avec son père, ce qu’il ne cessera de regretter, mais au moins, montre Weinstein, parvient-il à ajouter à l’immonde de leur relation le supplément d’un monde beau, esthétique, littéraire. Beauté qui tient non au charme d’une joliesse émolliente, mais à ce que le monde que l’écrivain construit saisit de la manière la plus propre l’immondice psychosociale de l’époque. C’est même parce qu’il est propre que ce supplément derridien, déjà aperçu dans la Sacralité politique 2, supplée l’immonde en s’y ajoutant. Cet art est une parure si propre au corps immonde qu’elle le pare sans lui être extérieure, et qu’elle se conjoint à lui sans se fondre en lui.

Aussi Weinstein peut-il dire que l’allemand de Kafka réveille l’étymologie latine du monde. Le latin mundus a en effet trois significations proches. Comme adjectif, il désigne le propre-net-beau (émonder un arbre c’est lui donner une forme propre en le débarrassant de ses branches impropres). Puis, comme premier substantif il désigne le monde en général. Enfin, comme second substantif, il désigne la parure féminine, celle que Baudelaire appelle justement le « mundus muliebris » (« monde de la femme » : bijoux, vêtements, maquillage) – supplément si proprement ajusté au corps féminin qu’on ne peut le considérer ni comme extérieur-séparé ni comme intérieur-fusionné. C’est parce que le supplément kafkéen, tel le baudelairien, obéit à la logique de la conjonction disjonctive et de la disjonction conjonctive qu’il est capable de travailler la contradiction du monde et de l’immonde.

Le lecteur sent qu’il y a là deux types d’immonde : d’une part un immonde transhistorique, inhérent aux sociétés humaines en général et représenté de ce fait dans de très nombreux mythes autour de la terre, et d’autre part un immonde historique qui caractérise le capitalisme industriel autour de la première guerre mondiale. Ce que Weinstein suggère dans ses deux tomes précédents, c’est que, là où les sociétés sacrales font de l’immonde une origine ou une exception, la désacralisation industrielle en fait une règle quotidienne. Les deux types sont probablement présents chez Kafka, mais il est dommage que Weinstein ne cherche pas à les distinguer dans leur principe, car il aurait été intéressant de voir si le romancier-anthropologue les modèle différemment et quel rapport il établit éventuellement entre les deux.

Il reste que Weinstein a l’intuition féconde de voir dans la relation contradictoire du monde et de l’immonde une résurgence originale de la bivalence positive-négative du sacré anthropologique, non-religieux. Si la sacralité politique-esthétique consiste en la puissance créatrice exercée à partir de l’abîme assumé de l’indétermination, alors il est logique que l’art avance sur le même chemin de crête que la politique : c’est le chemin d’un monde toujours menacé par l’abîme de l’immonde, d’où il faut régulièrement le lever et l’élever. Autant l’homme Franz Kafka, employé des Assicurazioni Generali, échoue, comme Joseph, à disjoindre l’immonde fusion de la servitude et de la liberté, autant l’artiste Franz Kafka y parvient en s’installant sur deux plans conjoints et disjoints : réservant l’immonde fusion servitude-liberté au plan de l’histoire (à la fois autobiographique et fictive), il use de l’écriture comme d’un plan autre, décalé, « autotranscendant », qui lui permet de se disjoindre de l’histoire immonde : de fait l’activité d’écriture est un monde relativement propre, en tout cas étranger au père, au magasin paternel et à la bureaucratie assurantielle où travaille Franz.

Voilà pourquoi, dit Weinstein, Kafka tient tant à l’écriture : elle est sa création propre, elle est son monde et sa loi : elle est la loi-liberté sacrée, activement arrachée à l’immonde de la bureaucratie et de la relation père-fils. Elle vient de l’abîme de l’imagination, pour le meilleur et pour le pire. Dora, la dernière fiancée de Franz, dit dans un témoignage : « La littérature était pour lui quelque chose de sacré. » Non quelque chose de divin-religieux, avec idéalisation monovalente, mais bien une sacralité bivalente, un exercice de lucidité politico-esthétique grâce auquel l’artiste part des « bas-fonds honteux » pour les « lever dans le propre ».