Marc Weinstein, Pas de société sans autotranscendance. Sacralité politique 2
Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2020, 195 p.
Pas de société sans autotranscendance est un ouvrage spécialisé et large, qui tente de saisir la complexité des phénomènes sociaux contemporains (l’« autotranscendance » est un terme de spécialiste), mais sans laisser le lecteur profane sur le bord de la route, d’où certains passages plus pédagogiques, ainsi qu’un petit chapitre consacré au mouvement des Gilets jaunes, analysé sous l’angle de l’anthropologie philosophique, orientation générale de l’auteur.
Comme l’indique son sous-titre Sacralité politique 2, l’ouvrage Pas de société sans autotranscendance fait suite (en oblique) à L’évolution totalitaire de l’Occident. Sacralité politique 1 (Hermann, 2015). Marc Weinstein, anthropologue-philosophe, a visiblement pour projet d’édifier un cycle large... qui vient d’ailleurs de s’augmenter d’un troisième tome (lui aussi en suite oblique) intitulé Kafka devant l’immonde. Sacralité politique 3 (Hermann, 2021), dont nous essaierons de rendre compte très bientôt. On pourrait se demander si ce cycle, consacré à l’examen de la désacralisation (réification) industrielle du social et à la question de la sacralité athée (politique, esthétique, écologique), n’est pas un début de réponse au cycle Homo sacer de Giorgio Agamben, pour lequel le sacré est entièrement négatif (d’où l’appel à de nouvelles Profanations, Payot, 2005). Il serait intéressant d’instaurer un débat entre Agamben qui fait du sacré une catégorie religieuse, et Weinstein qui en fait une catégorie anthropologique.
Tout se passe comme si, chez l’auteur de la Sacralité politique 2, la veine sacrale de Georges Bataille revenait, certes modifiée, affleurer à la surface de la vie des idées pour mieux cerner la double négativité du christianisme industriel : sa structure transcendante (ou divine sécularisée) et ses effets de désacralisation ou de réification. Marc Weinstein se réfère ici non sans raison à Pierre Musso, historien du saint-simonisme et auteur récent de La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine, une généalogie de l’entreprise (Fayard, 2017).
Mais entrons un tant soit peu dans le détail de l’Autotranscendance. Une première partie de l’ouvrage examine les phénomènes de transcendance absolue (dite aussi « hétéro-transcendance ») et de perte de relativité bivalente. L’auteur poursuit ici l’examen de l’antinomie absolutisme/relativité qui traversait déjà L’évolution totalitaire de l’Occident. L’absolutisme (du latin absolutum : délié) est une pratique qui délie les contraires, par exemple la transcendance et l’immanence.
En l’occurrence, la structure inégalitaire des sociétés contemporaines, scindées en une oligarchie transcendante et une immanence populaire, a un effet paradoxal : dans la mesure où la transcendance de l’oligarchie stato-industrielle théorise et pratique la réduction de la vie aux conditions individuelles de la sous-vie ou de la survie techno-économique (ce que W. Benjamin appelait la « vie nue »), le supplément de sens social inconditionnel que toute transcendance est censée produire s’en trouve annulé. Weinstein le dit encore autrement : l’inconditionnalité des relations transindividuelles qui, dans le principe anthropologique, instituent, enchâssent et dépassent les conditions techno-économiques, tend à se rabattre et à se diluer en elles. Or ce sens sacré (« sacré » dans l’acception anthropologique de l’inconditionnalité athée ou politique) n’est pas, selon Weinstein, un mirage vaporeux : c’est une puissance sensible (esthétique) et sensée (politique), ou, pour le dire avec le concept spécialement créé par l’auteur, c’est une « puissense », celle qui permet à une société humaine de tenir debout ensemble.
Cette première partie de l’ouvrage retient aussi l’attention par la généralité qu’elle entend apporter à la logique philosophico-historique – la bascule de la relativité dans l’absolutisme – qui meut l’Occident classique et moderne. L’auteur cherche ici à donner un sens précis – anthropologique et philosophique – au phénomène social de la désacralisation, trop souvent confondue, suggère-t-il, avec un reflux du religieux, voire affadie en « désenchantement ». Comme le montre la fête carnavalesque, l’Occident médiéval tardif manifeste une pratique sociale encore largement imprégnée de ce que l’anthropologie, depuis un siècle et demi, nomme l’ambivalence du sacré, à savoir la relativité-relation entre positif et négatif, faste et néfaste, vie et mort – relation dans laquelle la persévérance de la vie sociale et biologique suppose que le positif l’emporte sur le négatif (ce que l’auteur note : + > –). De ce point de vue, l’absolutisme n’est autre que la déliaison des contraires sous la pression d’un imaginaire social (notamment celui de la philanthropie industrielle) qui estime possible de se défaire du négatif pour ne garder que le positif. Et Weinstein de citer sur ce point le grand anthropologue anglais Arthur M. Hocart : « La mort ne saurait être un mal absolu. En fait, chez la plupart des peuples, l’idée du mal pur est complètement absente. De tels peuples ne regimbent pas contre la mort, ils la considèrent comme une chose normale. [...] Nous [Occidentaux modernes] en sommes venus à envisager la mort comme un mal absolu, mais la surpopulation nous rappelle aujourd’hui ce que nous n’aurions jamais dû oublier : la mort est aussi nécessaire que la vie. » Sur cette base, Weinstein propose un « théorème de la transcendance absolue » qu’il formule ainsi : « Quand la philanthropie absolutiste défait la relativité [+ > –] pour ne garder que le positif [+] en éliminant le négatif [–], ce qui engendre le fantasme d’un positif sans négatif [+ sans –], alors le négatif [–] revient de telle sorte que la positivité s’inverse en négativité [+ → –] et s’y identifie [+ = –]. » Et l’auteur de poser l’inévitable question : la gravité des menaces écolo-climatiques actuelles ne relève-t-elle pas d’un retour amplifié de la négativité refoulée, éclairant d’un jour nouveau la positivité industrielle ?
Je passerai rapidement sur la seconde partie du livre qui, examinant les « origines de la transcendance absolue », reformule des analyses déjà proposées dans L’évolution totalitaire de l’Occident. Sacralité politique 1, en y ajoutant toutefois un trait important : la déritualisation de la société, c’est-à-dire l’affaiblissement, pour ne pas dire la disparition des rites politico-esthétiques instituants (assemblées populaires, bal du 14 juillet).
Il me semble plus important d’insister sur la troisième et dernière partie – « Autotranscendance politique » – où Weinstein tente d’ouvrir des perspectives en postulant, dans l’esprit de Hocart (Au commencement était le rite), que le renouveau social ne pourra venir que d’une série d’événements ou de pratiques capables de ré-instituer une ritualité politique. S’interrogeant sur l’écart actuel entre les lois-valeurs et les actes, il rappelle un principe d’anthropologie politique formulé par Horace, dans une ode sur les effets corrupteurs de la richesse : « Leges sine moribus vanae (Les lois sont vaines sans les mœurs). » Les lois-valeurs, suggère l’auteur, se condamnent à tourner à vide (avec le risque d’être contredites par les faits) si des rites démocratiques de niveau élémentaire (conseils, assemblée, palabres judiciaires, etc.) ne sont pas là pour les engendrer et les soutenir. Pourquoi ces rites de niveau élémentaire ? Parce que, comme le rappelle Weinstein avec Foucault, « le pouvoir vient d’en bas ». Et donc il monte : l’auto-ascendance ou l’autotranscendance du pouvoir est pour lui un invariant anthropologique.
Seulement il y a, selon l’auteur, deux sortes de pouvoir : il y a la puissance vive, peu cristallisée, dite aussi « puissense », dans laquelle l’institué est encore assez en contact avec l’instituant pour que celui-ci continue à irriguer symboliquement celui-là. Autrement dit, l’autotranscendance de la « puissense » produit une Signification ou une Référence tierce dont l’énergie psychosociale est un double flux ascendant et descendant : l’ascendant élève les hommes, le descendant les relie.
Et de l’autre côté il y a une puissance plus morte que vive, cristallisée en pouvoir d’État souverain, dans lequel la transcendance instituée est largement coupée de la puissance autotranscendante (le vote) qui l’institue. D’où un État-gouvernement souverain largement perçu comme hétéro-transcendant-descendant – instance fantasmatiquement première d’où le pouvoir cristallisé descend sur les citoyens. Mais l’auteur suggère que la crise de confiance contemporaine complique le tableau : trop coupé de la puissance autotranscendante du social, l’État souverain est un pouvoir en perte de puissense, donc de moins en moins apte à se constituer en Référence symbolique. D’où sa fuite en avant dans la puissance matérielle, techno-militaire et/ou économique. Au-delà de cet aspect, l’intérêt du concept d’hétéro-transcendance est, selon Weinstein, de rendre compte assez fidèlement du paradoxe politique de notre époque. Paradoxe selon lequel la communauté sociale est entièrement immanente (libre de toute tutelle religieuse transcendante) dans le temps même elle se soumet sans trop regimber aux consignes descendues de la transcendance étatique (le lecteur ne peut s’empêcher de penser ici aux consignes sanitaires). En somme : coexistence paradoxale d’une forte horizontalité et d’une non moins forte verticalité. Mais l’auteur suggère que le paradoxe est peut-être plus apparent que réel : si l’hétéro-transcendance stato-économique n’a elle-même que peu de puissense autotranscendante, cela ne signifie-t-il pas qu’elle est aussi plate que l’immanence, dominée de haut par le pouvoir cristallisé ? Dans cette vision, la souveraineté absolue de l’État et la puissense démocratique sont incompatibles.
L’ouvrage suscite un regret et appelle une remarque. Le regret concerne la déritualisation. Le lecteur est « alléché » par cette notion qui met de la concrétude historico-sociologique dans ce qu’on appelle de manière souvent trop vague la désacralisation. Mais il reste sur sa faim (5 pages sur un tel sujet, c’est peu). Étant donné le caractère fondamental et sociogénétique de la ritualité, on ne peut que souhaiter que Weinstein consacre un jour tout un ouvrage à la question de la déritualisation. La remarque a trait à une distinction selon nous insuffisamment marquée entre le réel et l’imaginaire (ou le fantasme) efficient. L’autotranscendance est un phénomène réel en tous les cas : dans toutes les sociétés humaines le pouvoir et la puissense montent. Ce qui se passe dans les sociétés étatiques modernes (l’hétéro-transcendance) n’est donc pas une exception à la règle de l’autotranscendance réelle : l’État lui aussi vient d’en bas. Ou du moins est-ce une exception réelle pour autant que l’hétéro-transcendance étatique est un fantasme social efficient. Les deux éléments – le fantasme et son efficience réelle – doivent être pointés, car dans le fantasme l’État souverain est un « Dieu mortel » (Hobbes), et dans son efficience il détient le monopole de la puissance-violence légitime qui descend sur l’immanence populaire.
Ces deux réserves ne doivent pas faire oublier le point le plus important, celui vers lequel tout l’ouvrage est tendu : l’autotranscendance de la « puissense ». Le lecteur pourrait demander à quoi l’on reconnaît une « puissense ». Weinstein répond : à la parenté structurelle de la démocratie et de l’art. Il ne nie certes pas que les rites démocratiques doivent aussi s’occuper des affaires socio-économiques, mais une ritualité qui ne s’occuperait que de cela ne tarderait pas à se déliter. En d’autres termes, la démocratie ou la politique comporte ce que Derrida (et Weinstein à sa suite) nomme un « supplément » qui est tout à la fois suppléant (remplaçant) et ajout (complément). Un supplément de sens commun ou symbolique par lequel la vie sociale supplée et s’ajoute à la survie nue, élevant au-dessus des hommes les institutions signifiantes destinées à les tenir ensemble. C’est ce supplément fondateur qui, selon l’auteur, constitue la sacralité athée désignée par le sous-titre Sacralité politique 2. Ainsi, la vie politico-esthétique dépasse le niveau économique de la survie, même luxueuse. Prenant le cas des zapatistes, Weinstein montre que leur danse et leur musique leur permet aujourd’hui de s’autotranscender de manière politico-esthétique, comme leurs ancêtres se hissaient jadis vers les dieux avec des danses et des musiques religieuses. Et Weinstein de citer à l’appui l’historien Jérôme Baschet, qui souligne comment la puissance instituante est inséparablement politique et esthétique : « Les zapatistes ne perdent pas une occasion d’organiser un bal. En cela, ils ne font qu’imiter les dieux créateurs qui s’adonnèrent à la danse parce que c’est en dansant que les dieux ont créé le monde. »