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Marc Weinstein, L’évolution totalitaire de l’Occident. Sacralité politique 1

(coll. « le Bel aujourd’hui »), Paris, Hermann, 2015, 413 p.

Juliette MERTENS

Voilà un ouvrage remarquablement éclairant et foisonnant – dont le foisonnement ne gêne toutefois pas le travail de recension, car le propos s’organise en six grands chapitres qui correspondent à autant de thèses, lesquelles sont réputées valoir pour les totalitarismes du XXe s. mais aussi pour ce que l’auteur nomme le « totalitarisme néolibéral » du XXIe s. La lignée dans laquelle il se situe explicitement ou implicitement est celle d’Arendt, de Marcuse et de Castoriadis, héritage auquel il a le mérite d’ajouter une profondeur historique inédite et un trait anthropologico-philosophique nouveau dans l’analyse du social. En effet, l’histoire et le concept se rejoignent ici pour tenter de cerner la logique structurelle qui domine l’histoire de l’Occident. Histoire depuis le XIe s. : voilà pour la profondeur historique. Quant au trait anthropologico-philosophique, il est double : c’est l’antinomie de la relativité et de l’absolutisme, conjuguée à la triade conceptuelle État-économie-science qui reflète la tendance occidentale à l’objectivisme absolu. Voyons donc les thèses-chapitres.

Thèse 1 : le totalitarisme n’est pas un « régime », c’est d’abord une tendance historique du modernisme (industriel) conçu comme opposé à la modernité (politique). Tendance à quoi ? Tendance à la superfluité de l’homme. L’auteur reprend ici la définition d’Arendt, mais en l’enrichissant notablement : la superfluité n’est pas seulement physique (exterminations), elle vient aussi d’une techno-économie invasive qui tend à rendre les humains superflus sur le plan économique (chômage), politique (dépolitisation) et psychosociale (réduction objectiviste au corps ou à l’objet). Cette tendance est celle de la structure triadique État-capital-science, qui n’est autre que la métamorphose objectiviste moderne du pouvoir-vouloir-savoir antérieur. Selon Marc Weinstein, cette vision permet de proposer une nouvelle définition : le totalitarisme n’est pas (ou ne se réduit pas à) une conjoncture de terreur d’État, c’est une structure objectiviste, celle-ci étant la condition de possibilité de celle-là. Ce qui signifie que la structure triadique diffuse une peur sociale, avant même que cette peur s’augmente en terreur. Dans le registre proprement historique, cette première thèse propose de périodiser la tendance totalitaire : les XIe-XVIe s. sont ceux de l’homogénéisation sociale, les XVIIe-XIXe s. – ceux de l’unification atomisée, les XXe-XXIe s. – ceux de l’indivision totalitaire. L’auteur montre ici comment s’allient l’imaginaire déterministe et les événements contingents dans l’avènement ou le renforcement de ces tendances.

Thèse 2 : toutes les sociétés humaines connaissent divers degrés ou moments de peur naturelle-culturelle ; l’originalité des sociétés occidentales est leur pratique de la peur artificielle. Ce chapitre repère, vers le XVIe s., le passage historique d’une peur naturelle-culturelle à une peur artificielle et stratégique pouvant basculer en terreur étatique et/ou économique (URSS, Allemagne, Chine, Chili de Pinochet, Irak en 2003).

Thèse 3 : ici commence à proprement parler l’examen de la triade structurelle. Le totalitarisme est le mouvement absolu de la science et de la technologie, les deux formant ensemble la technoscience. Marc Weinstein, qui prend justement soin de distinguer entre la technique (enchâssée dans le social) et la technologie (dominant le social), s’aide ici de trois concepts historiques de Lewis Mumford : le stade éotechnique (XIe-XVIe s.), le stade paléotechnique (XVIIe-XIXe s.), le stade néotechnique (XXe-XXIe s.). La technologie prend naissance au XVIIe s. ; elle aboutit aux menaces bio-nanotechnologiques du XXIe s. et au risque de contrôle total : électronique, informatique et numérique.

Thèse 4 : le totalitarisme est le mouvement absolu de l’État. L’auteur montre ici le caractère décisif de la réforme grégorienne de l’Église au XIe s., réforme qui marque un tournant dans l’histoire de l’Occident et qui sera confirmée par l’instauration de l’État absolutiste à l’âge classique et par les tendances totalitaires de l’État moderne aux XXe-XXIe s. La réforme de Grégoire VII est l’occasion pour Marc Weinstein de pratiquer une articulation fine entre contingence réelle et fantasme déterministe : la cristallisation de l’Église en structure hiérarchique, centralisée et dominée par le Pontife reste un événement contingent... qui contribue toutefois à engendrer et à nourrir l’imaginaire déterministe de l’Occident. Le lecteur comprend mieux ici la nature de l’absolutisme de la souveraineté étatique : le souverain est certes délié des lois qu’il donne à ses sujets (latin : absolutum = délié), mais en même temps cet absolutisme étatique n’est pas séparable d’un absolutisme imaginaire et philosophique marquant le début de la désacralisation : si, anthropologiquement parlant, le sacré est la relativité-relation du positif et du négatif (le pharmakon grec est le remède et le poison), la désacralisation est le fantasme d’une positivité exclusive, déliée de sa part de négativité.

Thèse 5 : le totalitarisme est le mouvement absolu de l’économie (planifiée ou de marché). L’auteur montre là comment l’histoire de l’Occident passe de l’émergence de l’objectivisme du travail (aux XIe-XVIe s.) au naturalisme économique (XVIIe-XIXe s.), puis à la dimension économique de l’indivision totalitaire (XXe-XXIe s.). L’imaginaire déterministe bat ici son plein et suscite, à partir du XVIIe s., un christianisme industriel qui voit dans l’illimitation du « développement », de la « croissance » ou de l’« innovation » une positivité exclusive (sans négativité) ou une positivité dominante dans laquelle, en vertu de la théodicée économique, la négativité fait office de sacrifice marginal à consentir pour l’avènement de la positivité. Ici se termine l’examen de la triade proprement dite.

La thèse 6 formalise la dimension de contingence qui persévère sous l’imaginaire du déterminisme totalitaire. Elle concerne l’antagonisme de la démocratie et du totalitarisme. Elle vise plus particulièrement l’un des points majeurs de la doctrine néolibérale selon laquelle l’excès de démocratie serait totalitaire. Selon l’auteur, il y a là une erreur de diagnostic. En réalité, les tendances totalitaires de l’Occident sont dues beaucoup plus à la domination de l’intellectualité techno-économique qu’à une présence excessive du demos. Que les oligarchies intellectuelles techno-économiques aient su enrôler à leur service une population beaucoup plus okhlos (foule) que demos (peuple) est indéniable, mais cela n’autorise pas à voir dans le totalitarisme un excès de démocratie. D’où les distinctions établies par l’auteur entre peuple et population, entre mouvement absolu (totalitaire) et mouvement relatif (démocratique), entre sacralité politique-démocratique sporadique et désacralisation totalitaire du social. Ainsi s’explicite la sacralité politique qui figure en sous-titre de l’ouvrage.

On pourrait reprocher à l’ouvrage sa méthode séparative (séparation par exemple entre la thèse sur la science, celle sur l’État et celle sur l’économie). L’avantage de la séparation est bien sûr la clarté du propos. Mais si le phénomène totalitaire se fonde vraiment, comme l’affirme Marc Weinstein, sur ladite triade, n’aurait-il pas été plus judicieux de repérer les grands moments historiques de l’imbrication de l’action technoscientifique, de l’action étatique et de l’action économique ? Au-delà, le titre pose question : si l’évolution totalitaire concerne l’Occident, quid de l’Orient ? La mondialisation n’est-elle pas ce processus dans lequel occidentalisation et totalisation vont de pair ? Last but not least : la triade structurelle science-État-économie n’a-t-elle pas un degré de généralité excessif conduisant l’auteur à fondre dans la même catégorie les régimes qui admettent le pluralisme et ceux qui ne l’admettent pas ?

On reste toutefois impressionné par l’ampleur du projet et par la cohérence de la conceptualisation. L’ouvrage fait mesurer une fois de plus combien les possibilités d’« entrer » dans les phénomènes réels, y compris totalitaires, sont plurielles et non forcément exclusives les unes des autres (on pense ici notamment à La logique totalitaire de Jean Vioulac, parue aux Presses universitaires de France en 2013). L’évolution totalitaire de l’Occident montre à tout le moins qu’une dynamique au long cours est en jeu dans le dernier millénaire de notre civilisation. Pointant le puissant nihilisme de l’imaginaire déterministe, l’ouvrage ne se referme pourtant pas sur le constat d’un « destin ». Le sous-titre Sacralité politique 1 semble à cet égard ouvrir une perspective à laquelle l’anthropologie philosophique de l’inconditionnalité ou de l’anti-utilitarisme ne peut être que sensible. Si, comme le dit l’auteur adossé peut-être à Georges Bataille, le sacré n’est pas le religieux, si le sacré peut être politique et esthétique, alors on attend que l’implicite signalé par le sous-titre se développe bientôt en explicite.