Book Title

Christopher Moore, Calling Philosophers Names. On the Origin of a Discipline

Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2020, XXI et 411 p.

Stefan IMHOOF

Les histoires de la philosophie occidentale sont légions : elles commencent toutes par les « Présocratiques », le plus souvent par Thalès de Milet, dont Aristote dit qu’il est le premier penseur à avoir attribué la cause première à une substance matérielle. Ces histoires ne s’interrogent que rarement sur le statut du φιλόσοφος ou la constitution de la φιλοσοφία, d’abord comme terme, puis comme discipline. Une telle interrogation semble pourtant non seulement légitime, mais devient indispensable, lorsqu’on réfléchit de manière critique à la constitution de la philosophie. Cette réflexion aura à son tour des conséquences sur la conception de l’histoire de la pensée grecque. L’ouvrage de Moore vient apporter une contribution importante à la compréhension de la constitution lexicale, puis disciplinaire, de la φιλοσοφία. Même si André Laks a peut-être raison de penser que, « contrairement à une présupposition fort répandue, le critère d’existence d’une activité, ou d’une représentation, n’est pas fourni par l’existence du mot correspondant » (Introduction à la « philosophie présocratique » (Paris, PUF, 2006, p. 67) et donc que la « philosophie », comme pratique et comme activité a très bien pu précéder l’apparition du mot φιλοσοφία, il n’en demeure pas moins essentiel d’interroger et d’analyser les premiers témoignages grecs des termes de la famille philosoph*, pour comprendre d’abord ce qu’elle a signifié, puis pour tenter de comprendre ce qu’elle a fini par devenir. C’est précisément ce à quoi nous invite l’auteur Il estime qu’une telle recherche est non seulement intéressante du point de vue historique, permettant de saisir plus précisément comment les choses ont commencé, mais qu’elle permet aussi de nous interroger sur ce qu’est, ce que veut et ce que peut la philosophie. – L’ouvrage est construit de manière très pédagogique. Il est doté d’une introduction (ch. 1) dans laquelle l’auteur résume l’ouvrage, puis de trois parties dotées chacune de conclusions intermédiaires qui mettent en évidence les points essentiels acquis au cours des analyses détaillées des textes. On y trouve aussi un appendice rassemblant les versions grecques et latines de l’anecdote concernant Pythagore, dont il sera encore question (p. 321-329), une chronologie des occurrences de philosoph* discutées dans le livre (p. 331-333), une liste des mots grecs dont le préfixe est phil- (335-336) et une imposante bibliographie (p. 337-369) suivie d’un index des noms et des notions, ainsi que d’un index locorum. Décrivons plus analytiquement les trois parties constituant le corps du texte. Dans la première (« Origins » p. 37-124), le chapitre 2 est consacré à l’analyse détaillée du fragment 35DK d’Héraclite, « postérieur à 475 », et qui contiendrait l’occurrence la plus ancienne de φιλόσοφος (adjectif) qui nous soit parvenue. Le fragment est cité par Clément d’Alexandrie dans ses Stromates, et, pour de nombreux interprètes, dont l’auteur balaie les arguments « sceptiques », il se pourrait bien que le terme soit une glose du citateur. Ce texte pose en effet des problèmes de cohérence par rapport à d’autres fragments héraclitéens, notamment ceux sur la « polymathie ». Pour surmonter cette contradiction, l’auteur affirme que le philosophos anêr du fragment fait référence à un contexte pythagoricien, que philosophos ne signifie pas ici « “intellectual cultivator” or “lover of wisdom” » (p. 62), mais qu’Héraclite le comprend de façon négative. Ainsi, celui-ci ne « pousse nullement ses lecteurs à devenir des philosophoi andres » (p. 63), puisque philosophos serait ici un synonyme de polymathès, ces « polymathes » qu’Héraclite critique durement, notamment dans les fragments 40 et 129DK. Le chapitre 3 est consacré à l’analyse plus générale de philosophos, de sa signification possible, et de la transition entre le sophos et le philosophos, tel qu’il est décrit notamment par Cicéron (Tusc. V 3), ainsi que dans un texte moins connu de Diodore de Sicile (X fr. 24). Dans ces deux passages, le rôle central revient à Pythagore, qui apparaît aussi comme un ancêtre plausible à qui attribuer la fondation de la discipline. On trouve encore dans cette partie l’analyse philologique des occurrences les plus anciennes (souvent tirées du corpus homérique) d’autres mots commençant par le préfixe phil-. L’auteur estime à nouveau que ces mots ont souvent une valeur péjorative ou dépréciative, ce qui serait un argument supplémentaire en faveur de sa compréhension négative de philosophos. Comme preuve de la valeur négative du préfixe phil-, il prend par exemple l’adjectif philopseudês (« qui aime à dire des mensonges » p. 85-86). Mais il me semble que la signification négative du mot provient avant tout de ce qu’il n’est pas moral de mentir (d’être « ami du mensonge ») et non pas en raison du préfixe phil-, comme le pense l’auteur Le chapitre se clôt sur une analyse détaillée de sophos (le deuxième élément du composé philo-sophos) et évoque en particulier les personnages que l’histoire a retenus sous l’appellation des « Sept Sages », qui pourraient aussi faire partie des ancêtres plausibles des philosophoi. Dans le chapitre 4, l’auteur décortique l’anecdote reprise en de multiples variantes, selon laquelle ce serait Pythagore (et les pythagoriciens) qui les premiers se seraient appelés philosophoi en précisant que les hommes ne pouvaient au mieux qu’aspirer à la sagesse, alors que seuls les dieux peuvent être appelés sophoi. La version la plus ancienne de cette anecdote célèbre se trouve dans un fragment d’Héraclide du Pont (IVe s. av. J.-C.). Philosophos aurait été utilisé par les ennemis des Pythagoriciens pour désigner ces derniers de manière injurieuse, ou à tout le moins pour les affubler d’un sobriquet (p. 123 ; c’est le « calling names » du titre). La deuxième partie (« Development » p. 127-217) est plus attendue : l’auteur y analyse les occurrences textuelles de philosoph* aux Ve et IVe siècles, qui restent fort rares, malgré l’ampleur que la philosophie, comme discipline, va prendre à partir de Platon. L’auteur poursuit la ligne qu’il s’est fixée dès les premières pages : il montre que philosophia ne désigne pas encore à cette époque la « philosophie » et que, bien loin de désigner un hypothétique « amour de la sagesse », elle signifie « une investigation, habituellement lors d’un échange sous la forme d’une conversation, portant sur les structures normatives qui sont à la base de la constitution des principes guidant la vie et la Cité » (p. 128). En établissant une chronologique stricte (qui ne mentionne pas les incertitudes de datation de la plupart des textes), il passe en revue les occurrences classiques dans lesquelles apparaît une mention du radical philosoph* : Hérodote (I,30) ; Thucydide (2,40) ; Ancienne Médecine (ch. XX) ; Gorgias Éloge d’Hélène (13) ; Aristophane L’Assemblée des femmes (v. 571) ; Lysias l’Invalide (24,10). À ces occurrences, l’auteur en ajoute trois autres : a) selon la Souda Zénon d’Élée serait l’auteur d’un traité intitulé Contre les philosophes ; b) Simon le cordonnier Au sujet de la philosophie cité par Diogène Laërce ; c) Élien (vers 175-235), qui rapporte que « les citoyens d’Abdère, la patrie de Protagoras, ont appelé Démocrite, né vers 460, Philosophia » (p. 155). Au chapitre 6, l’auteur rappelle que, tant chez Platon que chez Xénophon, « nous ne voyons jamais ou très rarement Socrate se désigner lui-même comme philosophe ou être désigné de la sorte par ses compagnons » (p. 157). Nous nous trouvons ainsi face à une double question : comment Socrate s’appelait-il lui-même et comment le désignaient les autres ? Ces questions impliquent que ce qu’est, et ce que fait la philosophie, n’a pas été donné d’emblée avec son nom, mais que le contenu et les méthodes de la discipline se sont constitués, clarifiés et définis progressivement au cours de l’histoire. Pour l’auteur, c’est en se différenciant d’Anaxagore que Socrate est parvenu à constituer sa propre méthode. Démétrios de Phalère (cité par Diogène Laërce) rapporte que c’est Anaxagore qui « commença à philosopher » (ἤρξατο φιλοσοφεῖν p. 158) à Athènes. La traduction de l’auteur diffère ici de l’habituelle « il commença à étudier la philosophie à Athènes ». Socrate se défend, notamment dans l’Apologie, de considérer que « le soleil est une pierre et que la lune est une terre » (26d) et il exhorte ses juges à ne pas lui attribuer les idées d’Anaxagore et donc à ne pas se tromper de procès. L’auteur estime que lorsque Socrate se défend contre ses « accusateurs anciens » et dit que ces derniers l’appellent σοφὸς ἀνήρ, « homme sage » ou « savant », « il s’agit là d’un commentaire péjoratif » (p. 165) : l’expression que Socrate reprend de la bouche de ses accusateurs traduirait, une fois encore, un usage dépréciatif, ironique ou antiphrastique. L’auteur répète sa thèse centrale, modulée tout au long du livre, en constatant que Xénophon n’appelle pas Socrate un philosophos et que, si nous avons tendance à considérer Socrate comme un « philosophe », « Xénophon, dans ses propres mots, ne l’appelle pas philosophos » (p. 189). La conclusion de l’enquête est la mise en évidence de ce fait paradoxal : ni Platon ni Xénophon n’appellent Socrate un philosophos, bien qu’il soit devenu par la suite un parangon de la philosophie. Dans le chapitre 7, l’auteur poursuit son analyse des occurrences de philosoph* en se penchant sur des fragments de Phédon d’Élis et d’Antisthène, du curieux texte intitulé Dissoi Logoi (« Discours doubles ») et d’Isocrate, dont il survole rapidement les passages dans lesquels le rhéteur utilise les mots qui se rapportent à la philosophia, sans s’arrêter à la polémique, pourtant évidente, qui l’oppose à Platon sur sa conception de la philosophie. La troisième partie (« Academy » p. 221-316) est consacrée à Platon (ch. 8), Aristote (ch. 9), et revient une dernière fois à Héraclide (ch. 10). L’auteur commence par rappeler que le sens de philosophia n’est pas, chez Platon, malgré ses hypothèses étymologiques variées, plus explicite que chez ses prédécesseurs. Et de rappeler deux affirmations centrales de son travail : premièrement, « que la signification de philosophos n’a pas été transparente ni évidemment positive pour les locuteurs grecs antiques » et deuxièmement, que « c’est parce que le terme a commencé par signifier autre chose qu’un terme approbateur que des apologistes du genre de vie du philosophos ont cherché au IVe siècle av. J.-C. à le sauver » (p. 222). Il analyse successivement dans le Charmide, le Protagoras, le Phèdre, le Parménide, le Philèbe, le Lysis, le Banquet et la République l’usage que Platon fait de philosophia (-os), et conclut : « Platon n’a pas complètement innové – “avant Platon, le père de la philosophie, il y eut l’inventeur du mot, Pythagore” dit saint Ambroise. Bien plutôt, il renouvela, “anachronisa” (retrojected) et se réappropria. » (p. 256) Ainsi, d’après lui, « Platon ne crée pas un nouvel usage technique de philosophia » (p. 257), mais se fonde sur des usages déjà établis par ses prédécesseurs. L’auteur estime pouvoir définitivement congédier l’idée selon laquelle il y aurait une différence entre les « maîtres de vérité » archaïques et Platon, qui, sur les traces de Socrate, aurait été le premier à donner à la philosophia son sens technique. Il tente ensuite de comprendre comment Aristote élabore la notion de philosophia : partant de ses prédécesseurs, il revient brièvement à Héraclite, en compétition avec les sophoi (p. 261), puis passe par Hippias, Platon et Alcidamas, qui auraient joué « au-delà d’Hippias » un rôle important « dans la constitution d’une histoire de la philosophie » (p. 269). Ce sera finalement Aristote, dans son histoire de la philosophia, en nouant une « conversation diachronique » (p. 271) avec ses prédécesseurs, qui dessinera une ligne de démarcation entre des sages, tels que Phérécyde, et les philosophes à proprement parler, tel que Thalès, premier philosophe « véritable » (p. 277). Aristote définit la philosophie comme « une discipline dans laquelle on partage des opinions » (p. 281) ; or, une des conséquences de cette définition « est qu’elle ne nécessite pas un point de départ absolu » (ibid.). Pour se constituer comme telle, « la philosophie a besoin de l’histoire de sa discipline » (p. 282). L’auteur estime dès lors que ce n’est qu’avec l’œuvre d’Aristote que la philosophie se voit finalement constituée comme discipline explicite et à part entière : « Ce n’est qu’avec Aristote que nous voyons la philosophie traitée comme un réseau de conversations diachroniques ; la traiter de cette manière nécessite une sensibilité historique, et c’est cela qui constitue finalement la philosophie comme discipline » (p. 287). L’auteur remarque enfin que la φολοσοφία comme discipline « a produit notre terme moderne de “philosophie”, par la concentration d’un des usages de philosophia » (p. 288). Le mot philosophos rencontre dans l’empire d’Alexandre un « succès universel » (p. 291), comme en témoigne une inscription sur pierre découverte en 1966 en Bactriane (φιλόσοφος γίνου, deviens philosophe !), qui reprendrait une maxime delphique. Ce succès « universel » dans le monde de l’Orient hellénisé précède la diffusion de la philosophie, par simple translittération, en latin d’abord dans l’empire romain, puis dans les nations et langues européennes. Le livre s’achève par l’étude du dialogue pseudo-platonicien intitulé Les Rivaux, dans lequel on retrouve l’opposition entre polymathie (ou « érudition ») et philosophie. L’auteur s’y intéresse, parce que ce texte montre « de quoi la philosophie a l’air pour un observateur extérieur et pour ceux qui la pratiquent » (p. 311). Dans son épilogue, l’auteur déclare : « Je pense que la philosophie est fondamentalement une pratique de la discussion (talking), ayant pour but de devenir une personne meilleure » (p. 318). Il a sans doute eu raison d’insister sur le fait que les mots de la racine philosoph* ont commencé par désigner autre chose que ce que nous appelons traditionnellement « philosophie ». Cependant, il réduit trop systématiquement, à mon sens, l’usage du terme avant Aristote à un usage exclusivement négatif. Une lecture plus nuancée des textes permettrait d’arriver à d’autres conclusions. Par ailleurs, il ne dit jamais pourquoi (en gros depuis Aristote, d’autres diraient depuis Platon) φιλοσοφία a tout de même fini par désigner la « philosophie », ni pourquoi les « présocratiques » ont rejoint, pour ainsi dire « naturellement », la cohorte des « philosophes ». Cette histoire-là reste donc à écrire.