Book Title

Stève Bobillier, L’Éthique de Pierre de Jean Olivi. Liberté, personne et conscience

(Coll. « Études de philosophie médiévale » CXI), Paris, Vrin, 2020, 285 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Depuis une trentaine d’années, les études savantes sur la pensée du franciscain languedocien Pierre de Jean Olivi (Petrus Ioannis Olivi, env. 1248-1298) n’ont cessé de se multiplier. La présente étude – issue d’une thèse de l’EHESS (2017) – enquête principalement sur des questions relevant de l’éthique, centrées sur les notions de mal, de vertu, de liberté, d’autonomie, de volonté, de responsabilité, de normes morales, de conscience, d’intention et de personne. Pour « reconstruire l’éthique » (p. 169) d’Olivi à partir de l’ensemble des œuvres conservées, l’auteur se propose de suivre comme « fil rouge » (p. 252) la question de l’acrasie (ἀκρασία ou incontinence, incontinentia), c’est-à-dire du « choix volontaire pour le mal » (8), dont l’exemple classique est fourni par les deux vers d’Ovide où la magicienne Médée, au moment de tuer ses deux fils, s’exclame : « Je vois ce qui est meilleur et je l’approuve, mais je suis ce qui est pire. » Le problème est traditionnel au moins depuis Platon et Aristote (qui en a forgé le nom), et il a reçu diverses solutions fondées sur des psychologies diverses, jusque dans la philosophie contemporaine (sous le nom de « faiblesse de la volonté »). Pour Olivi, la question de l’acrasie concerne la relation entre les deux facultés supérieures de l’esprit, l’intellect (intellectus, ratio) et la volonté (voluntas). Cette dernière, que l’auteur qualifie de « nouvelle faculté » (p. 28) en ce qu’elle a été introduite tardivement dans l’histoire, par Augustin selon plusieurs historiens, va jouer un rôle fondamental dans la seconde moitié du XIIIe s., en particulier chez les franciscains. Détrônant en quelque sorte l’intellect (c’est-à-dire le savoir, la science, la connaissance) de la suprématie qui était la sienne dans les éthiques anciennes, qualifiées ainsi d’intellectualistes, la volonté, active, libre dans ses choix, autonome, capable de se déterminer elle-même et de fixer ses propres fins devient la faculté royale (cf. p. 45) : elle tient lieu de premier moteur (primus motor, p. 43), aussi bien pour les activités intellectuelles que corporelles (marcher, par exemple). Or, le libre arbitre (liberum arbitrium) caractérisant la volonté qui en est la racine (radix liberi arbitrii, 133), comme pouvoir permanent des opposés (bien et mal), n’atteint la pleine liberté que si la volonté de l’agent s’identifie, dans l’action droite, à la volonté divine comme à la norme absolue de la rectitude de son action. La collaboration des deux facultés demeure toutefois indispensable, dans la mesure où c’est l’intellect qui procède à la délibération et au jugement en proposant à la volonté « les solutions les plus convenables » (p. 36-37), auxquelles celle-ci apporte, ou non, son consentement libre (p. 44). Cependant, selon l’auteur, l’originalité d’Olivi, par rapport à ses contemporains, est de faire de la volonté libre, en tant que capable de se mouvoir elle-même (a se movetur), « l’essence même de l’être humain » (p. 37). Toutefois, Olivi insiste sur l’unité du sujet humain, rationnel et sensible, en faisant de l’intellect le centre ou la racine de la connaissance immédiate de soi, à travers les opérations intellectives et sensibles : c’est lui qui affirme, dans une « expérience intime et absolument certaine » le « je » (ou le moi) dans les formules du type ego qui intelligo, video vel comedo (« c’est moi qui intellige, vois ou mange », p. 57 ; cf. p. 66). Et comme toute activité volitive ou intentionnelle comporte, pour Olivi, une connaissance réflexive du sujet (ou la conscience d’être un sujet), toute action est immédiatement rapportée à soi comme à son auteur, pour se voir ensuite soumise au jugement moral de l’agent (dont un des signes est le remords). – Dans son approche de l’éthique d’Olivi, l’auteur insiste sur deux notions liées entre elles : la conscience (conscientia), comme conscience de soi jugeant la valeur des actes passés et futurs, et la personne (persona), comme sujet responsable des actions. Même si « la personne n’a pas à proprement parler de définition » (Olivi, cité p. 136), et malgré la « riche polysémie » de la notion (p. 85), on peut indiquer les caractères fondamentaux de la « personnalité » (personalitas, p. 127), pour ce qui concerne l’éthique. La personne – qui trouve sa perfection dans l’union de l’âme et du corps réalisée par l’intermédiaire de l’âme sensitive (p. 113) –, a pour centre l’esprit (mens), en tant qu’il est « l’auteur de ses opérations » et s’affirme « comme un ego au travers d’une réflexivité et dans une intériorité qui lui sont conférées par la liberté de la volonté » (p. 137). Cette conception de la personne la place au centre de l’éthique – ce qui justifie le titre de la page de couverture : L’Éthique de la personne (p. 82 ; 139). Selon Olivi, la personne contient en elle « une source de normativité morale » innée, au « for de la conscience » morale : « une inclination naturelle pour la bonté et la justice imprimée en nous par Dieu comme un germe de vertu (seminarium virtutis) » (p. 153) et un sens spirituel qu’il nomme, selon une tradition qui remonte au moins à Augustin, le « goût spirituel » pour le bien, allant de pair avec une aversion naturelle pour le mal (« ce que nous nommerions aujourd’hui notre sens moral » p. 269). Celui-ci « consiste dans un instinct naturel de la conscience, qui, aidé par les vérités de la foi et de la raison, devient la source de la connaissance naturelle des préceptes moraux » (p. 167), mais qui ne contraint pas et peut même être corrompu (l’homme peut trouver une certaine saveur au mal). En accord avec la théorie « volontariste » d’Olivi (p. 146), le choix du bien, du juste et des vertus, ou du mal comme « bien moindre » (il n’y a pas place pour le « choix du mal pour le mal », p. 221), repose en fin de compte sur la liberté absolue de la volonté. L’acrasie « stricte » – qui est le contraire d’une « faiblesse de la volonté », ce qui explique que le franciscain utilise peu le terme négatif d’in-continentia (p. 239 ; 252) – est donc pleinement admise en idée par Olivi, selon l’auteur Pour expliquer alors la cause du péché, Olivi affirme, selon une longue tradition remontant au texte biblique (péché de Lucifer et d’Adam), qu’à la racine de tout mal figure l’orgueil (superbia), l’amour désordonné de soi (amor sui) et des fins, c’est-à-dire un amour qui n’a pas Dieu pour fin. Le choix du mal (comme bien dévoyé) a son origine entièrement dans la volonté : volonté de pouvoir, volonté de puissance (sur autrui), désir de gloire et de reconnaissance par autrui, désir de paraître plutôt que d’être. Comme remède à ce mal moral, Olivi recommande la « (très) haute pauvreté » (matérielle et spirituelle) et son corollaire, l’humilité : c’est là la voie sûre vers la perfection, par l’abandon de l’estime de soi, le renoncement à soi, l’abnégation de soi, le mépris de soi, qui est « presque une annihilation de soi » (p. 205 cit.). C’est en effet par le mépris de la reconnaissance d’autrui qu’augmente la liberté de la personne. François d’Assise, le fondateur de l’ordre, est invoqué – aux côtés du Christ – comme modèle ou « idéal-type » (p. 209). – On ne peut évidemment rendre pleinement justice ici à la richesse de l’ouvrage. On n’a pu qu’esquisser les linéaments d’une doctrine éthique exigeante fondée essentiellement sur la tradition augustinienne, plutôt volontariste, en opposition fréquente au courant se rattachant à la tradition aristotélicienne, à travers ses commentateurs antiques ou arabes, plus intellectualiste, illustré magistralement au XIIIe s. par Thomas d’Aquin. – On se doit de noter que cet ouvrage érudit et complexe est souvent trop allusif – dans l’utilisation des termes techniques ou culturels médiévaux –, et les traductions nombreuses du latin trop littérales pour prétendre dépasser le cercle des spécialistes de philosophie ou de théologie médiévales. On regrette donc que l’auteur n’ait pas mis ses réelles compétences au service d’un public plus large qu’un jury de thèse. Quoi qu’il en soit, on notera chez l’auteur sa bienveillance et son enthousiasme à l’égard de son auteur, qui l’amènent à valoriser l’originalité d’Olivi par rapport à ses prédécesseurs – mais dans le respect de l’orthodoxie –, et son importance à l’égard de l’histoire postérieure, en ce que celui-ci anticipe ou annonce des innovations conceptuelles que l’historiographie traditionnelle ou scolaire attribuera tantôt à Descartes, tantôt à Locke ou à Kant... (par ex. : « Osons le dire, si la modernité se caractérise par l’émergence du sujet conscient, ce n’est pas dans l’œuvre de Kant, de Locke ou de Descartes qu’il convient de chercher ses racines, mais dans les écrits d’Olivi. » p. 134 ; « Nous soutenons que la pensée d’Olivi constitue une étape clef dans l’émergence progressive du sujet “moderne” » (p. 101) ; « Olivi fournit les conditions de possibilité de développement de ce qui sera le sujet moderne. » 266). – Les analyses de l’auteur, fondées sur les textes, sont généralement bien argumentées et convaincantes. J’émettrais un doute sur l’affirmation récurrente selon laquelle la volonté possède une « capacité de délibération » (p. 43). Il me semble que cette fonction, relevant de la raison discursive, redouble inutilement une fonction essentielle de l’intellect (p. 36) et affaiblit la thèse de l’absolue liberté de la volonté. De plus, le texte invoqué par l’auteur (44 et n. 1) ne justifie aucunement cette affirmation (« la liberté de la volonté veut parfois une recherche et une délibération, et alors l’intellect engage préalablement une recherche, avant qu’elle n’y consente librement »). Pour terminer, je formulerai certaines critiques formelles, me limitant à quelques exemples (les éditeurs n’ont-ils donc plus de correcteurs ?). Certaines s’adressent sans doute à l’éditeur : le titre intérieur (donné ci-dessus) ne correspond pas au titre de couverture : L’Éthique de la personne. Liberté, autonomie et conscience dans la pensée de Pierre de Jean Olivi ; la p. 186 manque et reproduit la p. 184. Il n’apparaît nulle part que l’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat (avec remerciements à qui de droit...) ; un index rerum aurait été très utile. La langue ne se conforme pas toujours à l’usage : derechef (passim) a un usage incertain ; ces réponses (non ses p. 9 ; idem : ces émotions p. 178) ; mis à jour pour mis au jour (p. 185) ; leur définition est identique (non sont identiques p. 42) ; le développement est tel (non telle p. 51) ; « ... polysémie que (= dont) les significations de la notion de sujet ne permettent pas de rendre compte » (p. 85) ; se rappeler l’amertume (non “de l’amertume” p. 159) ; quel qu’en soit le domaine (non quelle que soit... p. 87) ; liberté par affect naturel (non naturelle p. 250) ; la cause de la volonté n’est pas issue (non n’a pas p. 226), etc. Latin : novent est incompréhensible (p. 59, n. 3) ; la définition de persona chez Boèce est exactement Naturae rationabilis individua substantia (p. 90) ; a se resonando (p. 91-92) ; dicebatur (non dicebaur p. 95, n. 1) ; substantiale (non substantialie p. 96, n. 1) ; animos (non arumos p. 145, n. 1) ; ex animi sui sententia (non sententiae p. 180, n. 2) ; frugalitas (p. 201, n. 3) ; pas de latin pour le texte de la p. 208-209, etc. ; Traductions : avec soin (non rapidement : diligenter p. 57) ; les organes bées (!) des sens (pour aperta p. 77) ; hoc os : « ce visage » plutôt que « ces os » (p. 98) ; il monte là d’où l’ange était tombé (non là où p. 247) ; « un raisonnement syllogistique » (non « une raison syllogistique » p. 253), etc. Références : Locke dans les Essais (sans plus ! p. 117, n. 1) ; D. Carron, ... art. cit. (p. 202, n. 1 : je ne trouve pas la référence, qui n’est pas dans la bibliographie) ; l’Euthydème est de Platon (non d’Aristote p. 216, n. 1) ; le même texte d’Olivi comporte des références différentes (p. 258, n. 1 et p. 264, n. 2) ; Le bon usage des savoirs est un livre de C. König-Pralong, non un article (p. 269, n. 1) ; la Médée d’Ovide (sans italiques, ce n’est pas un titre p. 7), etc.