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Moses Maimonides, Dux neutrorum vel dubiorum

Pars I, Edidit Diana Di Segni(Recherches de Théologie et Philosophie médiévales, Bibliotheca 17.1), Leuven/Paris/Bristol, Peeters, 2019, 207* + 324 p.

Ruedi IMBACH

Le Guide des égarés que le philosophe et théologien juif Moïse Maïmonide (1138-1204) a composé en arabe (Dalālat `al-ḥāʼirīn) entre 1185 et 1190/91 et qui fut rapidement traduit deux fois en hébreu sous le titre Moreh nevukim n’est pas seulement un des plus grands chefs-d’œuvre de la pensée juive, mais a aussi joué un rôle important dans le développement de la pensée chrétienne dès le XIIIe siècle, grâce à plusieurs traductions latines partielles, mais surtout grâce à la traduction complète à partir de la version en hébreu établie par le poète Yehuda al-Harizi (1165-1225). Ni le traducteur ni le lieu d’origine de cette traduction sous le titre Dux neutrorum vel dubiorum ne peuvent être déterminés avec certitude. Albert le Grand est un des premiers auteurs latins qui cite le Guide dans son Commentaire des Sentences I de 1241. Étant donné l’importance de cette traduction latine, l’édition critique de ce texte était attendue depuis fort longtemps et sa parution représente un événement de première importance pour l’étude de l’histoire de la pensée médiévale. Jusqu’à présent, il fallait se référer à l’édition d’Agostino Giustiniani de 1520 (Reprint, Frankfurt, Minerva, 1964). Dans son importante introduction, Diana Di Segni examine d’abord les 13 manuscrits qui transmettent le texte (p. 40*-99*), avant d’établir les principes de l’édition critique (p. 114*-147*). Quant à l’établissement du stemma codicum (p. 129*) il faut noter que les manuscrits transmettent manifestement le texte en deux états de la traduction (p. 114*). L’examen de la transmission du texte permet d’éliminer six manuscrits (p. 131*) pour l’établissement du texte. Une importante partie de l’introduction aborde la question de la technique de traduction (p. 148*-174*), avant que l’éditrice examine la question de la source de cette traduction (p. 174*-185*). Malheureusement, l’édition critique, tant du texte arabe que des textes hébreux, fait encore défaut aujourd’hui, ce qui rend difficile les jugements définitifs ; mais Di Segni conclut tout de même « that the main textual source for the Latin translation has been al-Harizi’s version » (p. 183*). Ce n’est pas le lieu ici de discuter de questions philologiques de détail concernant la qualité de l’édition, mais il est possible d’affirmer sans détour que le public scientifique dispose à présent d’un texte dont la qualité est assurée par une méthode sûre et sérieuse. Déjà un examen superficiel, qui compare la nouvelle édition du texte avec celle de Giustiniani, révèle des améliorations assurément indiscutables. Le très important prologue de l’œuvre (1-17) identifie clairement le propos du livre qui a « pour but d’expliquer la diversité des noms (diversitates nominum) qui se trouvent dans les livres prophétiques ». Plus intéressante encore est cette précision concernant le destinataire de l’ouvrage : il s’agit d’éveiller (expergefacere) l’esprit d’un homme juste qui a étudié la philosophie (speculatus est in sapientia philosophica) mais qui, irrité par le sens littéral et extérieur du texte sacré, « remansit in magna ambiguitate et corde dubio » (4). De là le titre de l’ouvrage : « Le Guide de ceux qui sont indécis ou dans le doute, égarés (dux neutrorum vel dubiorum) » (4). Le premier des trois livres édités ici (Pars I) comporte une importante partie lexicographique sur les noms divins rencontrés dans la Sainte Écriture. D’une signification particulière sont les chapitres 49 à 59 où Maïmonide explique l’impossibilité d’attribuer à Dieu des prédicats positifs et où il articule la primauté absolue de la théologie négative : « Scias, quod enuntiatio de Creatore per verba negativa est vera, in quam non cadit dubitatio » (p. 168). Pour montrer l’importance de ce texte maïmonidien pour la pensée latine, on peut mentionner le chapitre 33 qui expose les cinq raisons qui rendent difficile l’accès à la métaphysique (p. 91-100), dont THOMAS d’Aquin se sert à plusieurs reprises pour justifier la nécessité de la révélation (cf. par ex. De veritate q. 14, art. 10). Plus impressionnante est encore la présence du Guide chez Maître Eckhart pour qui le philosophe juif est un véritable guide en ce qui concerne l’interprétation de la théologie négative – complétant la voie tracée par Denys l’Aréopagite. Un exemple particulièrement frappant est l’histoire de l’éléphant que Maïmonide rappelle au chapitre 59 et que le dominicain allemand cite in extenso dans son commentaire de l’Exode (n. 173) pour confirmer la déficience de la connaissance humaine de Dieu : « Il en est comme de quelqu’un qui, ayant entendu le nom d’éléphant et ayant su que c’est une chose vivante, désirerait en connaître la figure et la véritable nature, et à qui un autre répond, l’induisant en erreur : “C’est un animal avec un seul pied et trois ailes, demeurant dans les profondeurs de la mer” » (p. 183). Eckhart et Maïmonide sont d’accord sur la leçon qu’il faut en tirer : « Vide ergo, quantum periculum est in attribuendo agnominationes Creatori » (p. 184). Le philosophe juif est un interlocuteur incontournable pour ces deux auteurs médiévaux et cela indique l’importance de cette édition de l’œuvre du « second Moïse » pour l’histoire de la philosophie, et bien entendu de la théologie. Il est à mon avis d’une grande importance de mettre en valeur l’échange judéo-chrétien dans la pensée médiévale et de chercher à évaluer à quel point cette interaction fut profitable pour la théologie chrétienne et la philosophie spéculative. Il est patent qu’une édition comme celle dont il est ici question fournit les bases indispensables pour une telle recherche.