Book Title

Erwan Chauty, Qui aura sa vie comme butin ? Échos narratifs et révélation dans la lecture des oracles personnels de Jérémie

(Beihefte zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 159), Berlin/Boston, Walter de Gruyter, 2020, 404 p.

Jean BOREL

Disons tout de suite que cet ouvrage d’Erwan Chauty, qui est la reprise de la thèse doctorale qu’il a défendue le 2 octobre 2017 à Paris, révèle une fois de plus l’extraordinaire fécondité du Livre de Jérémie, tant par les questionnements nouveaux qu’une lecture toujours plus attentive du texte suggère et autorise que par les réponses qu’intiment ces questionnements, en obligeant à dépasser les acquis pour enrichir aussi bien la théologie de la révélation que notre rapport existentiel et vivant à l’Écriture. Pour bien comprendre le projet de cette recherche, il faut d’abord en saisir l’intuition première et la méthodologie propre. C’est ce qu’Erwan Chauty fait dans une première partie : il ne s’agit pas d’inscrire sa démarche dans la lignée des enquêtes dites « diachroniques » ou « historico-critiques », lesquelles ont dominé l’ensemble des études jérémiennes depuis le début du XXe siècle. Sans du tout renier ces dernières, il prend la peine de brosser à grands traits ce qu’elles ont apporté à la connaissance du livre de Jérémie en cherchant à reconstruire de manière objective une histoire rédactionnelle. Et il ne s’agit pas non plus d’une comparaison minutieuse entre les deux versions assez différentes que nous avons de ce livre, celle de la Septante et celle de la Massore. Mais c’est au contraire à une approche « synchronique » qu’il nous invite à réfléchir, telle qu’elle commence à émerger chez quelques auteurs, à l’écoute qu’ils veulent être des récentes recherches littéraires sur les diverses théories poétiques et pratiques narratives contemporaines. L’auteur affirme donc vouloir « s’en tenir au texte du Livre de Jérémie tel qu’il nous a été transmis dans la forme finale du texte massorétique, faisant confiance à ses derniers rédacteurs et copistes anonymes, pour tenter d’en chercher le sens ». Cela nous rappelle ce qu’avait dit et fait en son temps Jean Starobinsky sur l’Évangile de Marc : « Au lieu de situer le texte à l’intérieur du temps historique, on s’efforcera de déchiffrer la temporalité interne qui résulte de son propre énoncé [...] et, ajoutait-il, l’on s’attachera d’autant plus étroitement à la forme sous laquelle le texte a été reçu et sous laquelle il a agi à travers les âges. » Et puisque la spécificité du livre de Jérémie est de relier de manière complexe des oracles et des narrations à propos de plusieurs personnages qu’il met en scène, l’auteur propose une méthode de lecture aussi intéressante qu’efficace : celle qui consiste à prendre comme hypothèse un lecteur qui lirait ce livre de manière globale et d’un seul tenant, et ensuite, à s’attacher plus particulièrement à l’analyse de quelques personnages-clés dont les apparitions, la présence et les résonances se font tout au long du livre, en appelant ainsi la coopération interprétative active du lecteur : « l’analyse en reviendra toujours à considérer l’effet du texte sur le lecteur. Il apparaîtra en effet que la catégorie de lecteur permet non seulement de dépasser des apories, mais qu’elle se révèle très pertinente pour l’analyse de Jérémie » (p. 67). C’est l’objet de la seconde partie, qui met à l’épreuve la méthode choisie en mettant en lumière les récits et les oracles personnels que Jérémie adresse à Pashehour, d’abord, puis, par ordre de complexité croissante, à Eved-Mélek, Baruch, Guedalias et Sédécias. Trois d’entre eux ont reçu un oracle pour leur apprendre qu’ils auraient leur vie comme butin, d’où le titre du livre. Chacun de ces personnages est envisagé de la même manière : après la délimitation du ou des divers passages où ils apparaissent et les remarques de critique textuelle et de vocabulaire qui sont nécessaires, l’auteur souligne ce qu’il appelle l’« effet d’association » entre les différents épisodes précédemment délimités, pour en arriver alors à tenter de rendre compte de l’efficacité de l’« effet-personnage sur le lecteur » et de sa coopération interprétative, coopération qui met en jeu toutes les ressources d’une mémoire aussi active et précise que possible. « En posant une capacité du lecteur à se souvenir de ce qu’il a déjà lu, grâce à une sensibilité de sa mémoire aux échos et résonances de vocabulaire, les énigmes construites par les oracles destinés aux personnages trouvent une solution satisfaisante » (p. 307). Dans la dernière partie, Erwan Chauty fait encore un pas de plus qui nous semble d’une importance toute particulière : considérer le travail d’interprétation du lecteur, tel qu’il l’a mis en œuvre à propos des récits et oracles destinés aux cinq personnages susmentionnés comme « lieu théologique ». « Cette manière de considérer la révélation, dit-il, au lieu de la rendre plus obscure ou moins accessible par les distinctions sans cesse raffinée de l’exégèse, rend compte comme il se doit d’une communication divine qui ne peut être qu’indirecte. On parvient ainsi à se tenir dans le sillage de Vatican II, honorant une conception de la révélation dans laquelle Dieu se communique lui-même, pensée en intégrant les acquis de la réflexion trinitaire » (p. 374). En effet, dit l’auteur, « le lecteur a appris de sa lecture de Jérémie à voir, à juger, à parler comme Dieu, dans sa manière de considérer le monde, les événements et les personnages. S’il réfléchit et nomme Dieu comme source de cette capacité nouvelle, il peut alors reconnaître qu’il connaît, dans l’examen de cette nouveauté en lui-même, quelque chose de Dieu [...] Donc pour le lecteur, connaître en soi-même la manière de parler de Dieu, parler comme lui, dire ce qu’il appelle à dire sans l’avoir encore fait, c’est connaître Dieu vraiment. La catégorie de la révélation semble ici convenir : en nommant Dieu la source de sa capacité nouvelle, en reconnaissant comment elle touche à l’essentiel de ce qu’est Dieu, le lecteur fait une expérience qu’on peut qualifier d’auto-révélation de Dieu. Cette expérience, notons-le, respecte entièrement sa liberté et ne s’impose pas de l’extérieur » (p. 348s). Dans les dernières pages, nous atteignons, comme en apothéose, le but que l’auteur s’est fixé : montrer l’intérêt actuel d’une lecture de Jérémie, et de l’Ancien Testament en général, « même par celui qui a déjà accueilli dans le Christ l’accomplissement de la révélation : la compétence de lecture acquise en portant un jugement théologique sur les personnages du livre de Jérémie, conformément aux jugements de IHVH exprimés dans les oracles, éclaire la stratégie narrative des récits évangéliques, dans leur manière d’affirmer que Jésus est Fils de Dieu tout en étant extrêmement discrets pour représenter directement une action du Père » (p. 360). Une bibliographie détaillée des sources et des outils de travail, études et commentaires consultés, un index des références bibliques et des auteurs cités achèvent de faire de cet ouvrage un parcours biblique de haute lignée, remarquablement écrit et dont on peut espérer qu’il apportera aux lecteurs intéressés la récompense intellectuelle, existentielle et spirituelle à laquelle Erwan Chauty veut les conduire.