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Julien Devinant, Les Troubles psychiques selon Galien. Étude d’un système de pensée

(Collection d’Études anciennes 159, Série grecque), Paris, Les Belles Lettres, 2020, 435 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Ce fort volume est la publication d’une thèse de doctorat (Paris et Berlin). Ce genre de travail académique comporte des lois qui peuvent dérouter quelque peu le lecteur, comme l’exigence des discussions, visant à l’exhaustivité, des positions des autres savants (la bibliographie fait plus de 70 pages) et les justifications constantes des affirmations ; l’appareil de notes de bas de page en petits caractères, savantes et prolixes, occupe un espace souvent égal à celui du texte lui-même et sa prise en considération s’avère parfois nécessaire à une bonne compréhension du texte, ce qui rend la lecture plutôt laborieuse. Cela dit, les thèmes et les textes, analysés et discutés avec minutie et finesse, ne manquent pas d’intérêt. L’ouvrage est divisé en cinq parties : (I) « Approche théorique : le matérialisme galénique en question » ; (II) « Le trouble psychique comme objet médical » ; (III) « L’unité des troubles psychiques » ; (IV) « Comprendre les troubles psychiques » ; (V) « La prise en charge des troubles psychiques ». – Galien de Pergame (Γαληνός, né en 129 et mort sans doute après 210) « se revendique médecin autant que philosophe » (p. 15), même si les questions philosophiques qu’il discute sont toujours liées à ses recherches sur le fonctionnement du corps humain et à sa pratique thérapeutique ; pour lui, la philosophie est nécessaire au médecin, tout particulièrement la logique – pour la théorie de la démonstration et de la division –, la physique (ou philosophie naturelle) et l’éthique, comme doctrine du « caractère » (ἦθος) ; rappelons que Galien est l’auteur d’un opuscule intitulé « Que l’excellent médecin est aussi philosophe ». La question de l’âme ou de l’esprit (ψυχή) relevait traditionnellement en Grèce de la recherche philosophique. L’un des objectifs de l’ouvrage est de « montrer, contre une tradition qui les oppose, la continuité entre le philosophe et le médecin, et cela à propos d’une question commune aux deux, celle de l’âme ». Or, les troubles de l’âme auxquels le médecin était confronté chez ses patients et qu’il était amené à prendre en charge présupposent une réflexion sur les rapports “manifestes” entre le corps (le physique) et l’âme (le psychique). – Galien, auteur prolixe, polygraphe et souvent polémique, a consacré plusieurs traités, de natures diverses, à cette problématique, en particulier une courte monographie intitulée sous forme de thèse : « Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments (κράσεις, mélanges) du corps ». Dans ce traité, Galien veut démontrer que le mélange variable des humeurs (le tempérament) et surtout la composition instable des qualités primordiales (chaud, froid, sec et humide) qui les sous-tendent rendent largement compte des maladies dites de l’âme : la tâche du médecin sera de ramener à l’équilibre chez l’individu le déséquilibre des éléments (la dyscrasie). Les interprétations de ce petit texte divergent principalement à partir de la compréhension du rapport logique exprimé dans le titre par le verbe « suivre » (ἕπεσθαι), souvent compris dans le sens fort d’une nécessité mécanique – ce qui ferait de Galien un matérialiste stricte ou, dans le vocabulaire moderne, un réductionniste. Ailleurs, le médecin de Pergame affirme que la partie hégémonique ou rationnelle de l’âme n’est pas contenue « dans le corps, comme nous dans une chambre », mais serait plutôt « une forme du corps, inséparable de lui » (139 ; Sur les lieux [du corps] affectés II 10). Cependant, dans d’autres textes, il adopte la thèse selon laquelle « le corps est l’instrument (ou l’organe) de l’âme », lui-même étant naturellement « adapté aux caractères (ἤθη) et facultés de l’âme », dans une perspective téléologique (citation, p. 35). Pour résoudre ce qui apparaît pour le moins comme une tension, l’auteur distingue alors « des régimes d’explication complémentaires » hiérarchisés et fondés sur la distinction des causes, pour conclure que partout dans l’œuvre il y a conciliation de deux types d’analyse causale, téléologique et matérialiste. Or, le médecin, en tant que tel, refuse explicitement de se prononcer sur la question, jugée indécidable, de la nature ou substance réelle de l’âme – ce que l’auteur appelle son « agnosticisme » ; en effet, la question est purement théorique (abstraite) et « n’a pas de répercussion directe sur la pratique médicale et la philosophie morale » (54). Par contre, la question de la division de l’âme (tripartite, selon le modèle platonicien ; cf. p. 55) et celle de la localisation de ses parties (le cerveau pour la partie directrice ou rationnelle [τὸ ἡγεμονικόν], le cœur et le foie, pour les parties irrationnelles) sont essentielles pour l’art médical comme pour la philosophie éthique (l’auteur parle à ce propos de « pragmatisme galénique »). Or, aux « lésion des fonctions hégémoniques », c’est-à-dire de la partie directrice, correspondent principalement des “affections du cerveau”. Le médecin peut constater des lésions des facultés ou capacités (δυνάμεις) proprement psychiques, comme la mémoire, la pensée et l’imagination ainsi que les activités psychiques médiatisées par des organes physiques, comme les mouvements volontaires (utilisant les muscles) et la perception sensible (se servant des organes des sens). Une fois que la question de la nature de l’âme a été laissée de côté, l’auteur peut affirmer que « d’un point de vue pratique, l’âme n’est jamais qu’un nom donné à la cause de nos actions » (62). Or, dans le corpus des œuvres galéniques, la question des troubles psychiques, leur symptomatologie, leur diagnostic et leur thérapie, n’a pas fait l’objet d’un traité spécifique et l’auteur peut même affirmer que « les dérèglements de la vie psychique n’occupent pas une place prépondérante dans la médecine galénique » (259). Il est donc nécessaire de recueillir dans les traités conservés, de nature diverse, les éléments épars de cette doctrine, dont la cohérence dépend largement des interprétations. Tout d’abord, on constate qu’il n’existe pas de catégorie bien définie et autonome de maladie de l’âme et donc pas de théorie générale de la psychopathologie. De plus, ces maladies psychiques sont sujettes à des difficultés diagnostiques et thérapeutiques, ce qui fait dire à l’auteur que « la prise en charge des troubles psychiques se trouve presque entièrement rapportée aux compétences individuelles du praticien, et constitue ainsi un exemple privilégié de l’aspect conjectural de l’art médical » (259) ; et l’auteur d’ajouter ce jugement mitigé : « Il nous semble que ce que la psychopathologie révèle de plus intéressant chez Galien, c’est une attitude intellectuelle, qui est de ne pas chercher à toute force à produire un discours scientifique sur toutes choses. Avoir su s’arrêter, voilà peut-être la force de l’attitude galénique. » (301). – Aux yeux d’un lecteur moderne, relèvent de la « psychopathologie », selon l’auteur, des affections touchant les fonctions de représentation (ou imagination) et d’entendement, et celles des mouvements volontaires ou de la perception sensible, comme la mélancolie, la phrénitis (φρενῖτις, délire durable avec fièvre aiguë), la manie, l’hébétude (μώρωσις), l’imbécillité (ἄνοια), les délires de toutes sortes (παραφροσύνη), l’amnésie, la léthargie, l’insomnie, l’apopléxie, le carus (κάρος, perte de conscience), la catalépsie (κατάληψις), etc. (123 sqq.) Toutes ces affections concernant les « fonctions hégémoniques ou directrice » de l’âme naissent dans l’encéphale ou cerveau (ἐγκέφαλος) (131, n. 20) – le lieu affecté –, selon le principe que « toute fonction [ou activité, ἐνέργεια] dispose d’un point d’ancrage dans le corps » (129). Au fil de ses exposés, Galien donne plusieurs récits de cas (on en trouvera une liste p. 271, n. 2). J’en mentionnerai un comme exemple, où l’on voit Galien soigner particulièrement la mise en scène : c’est un cas de phrénitis avec lésion de la faculté d’entendement (délire), sans indication thérapeutique : « À Rome, un homme (malade) laissé seul chez lui avec un petit esclave chargé du travail de la laine se leva de son lit et alla à la fenêtre d’où il pouvait voir les passants et en être vu. Leur montrant alors une à une les pièces de vaisselle en verre, il leur demandait s’ils lui ordonnaient de les lancer. Comme ils exprimaient le vœu qu’il les lance et applaudissaient des deux mains, il se mit à lancer l’un après l’autre tout ce qu’il avait sous la main, et eux, en riant, l’acclamaient. Un moment plus tard, il leur demanda s’ils lui ordonnaient de lancer aussi le petit esclave chargé du travail de la laine, et après qu’ils l’eurent invité à la faire, il le lança ; mais eux, lorsqu’ils le virent précipiter de cette hauteur, cessèrent de rire et, accourant vers l’esclave tombé, le relevèrent tout brisé. » (288) (trad. modifiée ; De locis affectis IV 2) – On l’aura compris, cette étude est d’une richesse inépuisable, mais par là-même ne peut prétendre s’adresser qu’aux spécialistes de la médecine ancienne et des études galéniques. Notons seulement que, dans un effort pédagogique, l’auteur aurait facilement pu aider le lecteur en reprenant à la fin de chacune des cinq parties les principaux résultats de l’enquête. Et si les notes constituent une mine d’informations de tous ordres, pour en profiter pleinement il est nécessaire d’avoir à sa disposition une bibliothèque spécialisée. À côté de l’index locorum et de l’index nominum et rerum en français, un index des notions en grec aurait été très utile. Finalement, le lecteur pourra se référer à deux textes importants de Galien traitant de l’âme dans son rapport au corps traduits dans le volume : L’Âme et ses passions : Les Passions et les erreurs de l’âme ; Les Facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps, Introduction, traduction et notes par V. Barras, T. Birchler, A.-F. Morand, Paris, Les Belles Lettres, 1995. À la lecture, je n’ai relevé que peu de coquilles pour un texte si complexe : un astérisque 9 ; 182, n. 30 ; des fondements 118, n. 63 ; Asclépios (non Asclépiade) 267 ; Eh bien (non He bien) 276 ; ressortit à (non ressort à) 277 ; 299 ; ἀκολουθεῖν 26, n. 10 ; ἀπόδειξις 55 ; προπέτεια 60 ; διάθεσις 102, 128, n. 9 ; 248, 429 ; σπάνια πάθη 128, n. 9 ; ἐνέργειαι 156 ; πρῶτα 216 ; συμπάθεια 247, 432 ; πάθος 273 ; ἰδιῶται 284. On peut noter quelques expressions surprenantes : « hallucinations contre-nature » 289 ; « les sorties de ce type » 27.