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Kierkegaard et l’itinéraire de la liberté

De Ou Bien – Ou Bien à « “Coupable ?” – “Non-Coupable ?” »

André CLAIR

UFR de Philosophie, Université de Rennes-1

L’interrogation de Kierkegaard sur la liberté s’inscrit dans une longue tradition qui, par-delà Luther, s’enracine en saint Augustin. Dans sa genèse, la liberté est rapportée à la culpabilité. L’homme libre, c’est l’homme faillible ou même coupable. L’individu ne se découvre libre que devant une faute, réelle ou représentée. Posée comme une question psychologique et morale, mais rapportée à un horizon théologique, la question de la liberté rencontre l’une des interrogations majeures de saint Augustin, celle du péché originel ou héréditaire, celle de la marque d’une faute inscrite au cœur de l’homme, une faute dont la nature demeure tout à fait énigmatique. Cette interrogation anime Le Concept d’angoisse. Or, si c’est bien là que l’interrogation va au plus profond, scrutant même l’abîme, c’est en vérité de plusieurs manières et selon de multiples points de vue que Kierkegaard considère la liberté. On remarquera d’ailleurs que le thème de la liberté traverse toute son œuvre, qu’il y a tout un parcours d’interrogation sur la liberté ; tout simplement le parcours de la liberté – comme acte et aussi bien comme examen du concept – est identiquement le parcours de l’existence.

Pourtant l’interrogation sur la liberté est très spécifique. Si l’être humain est un être libre par nature, la liberté est à entendre en plusieurs sens. Elle apparaît sous plusieurs aspects, précisément en rapport avec le chemin de la vie. C’est alors un examen des manifestations de la liberté, c’est-à-dire aussi de son parcours, qui est à effectuer ; cet examen portera sur la genèse et sur la vie de la liberté. Comment un homme se découvre-t-il comme libre ? Comment un être humain devient-il lui-même, c’est-à-dire comment advient-il à soi-même, comment accède-t-il au soi (selv) ? Or cette interrogation, archéologique et existentielle, ne peut pas être scindée d’une recherche sur la nature de la liberté, en rapport avec la synthèse qui caractérise un être humain comme relation de nécessité et de possibilité. La genèse et l’essence sont à penser en corrélation. L’être humain, chaque homme, l’humain général advient à soi-même dans une histoire déterminée, comme un soi singulier. La liberté se manifeste et se constitue dans une histoire, de sorte que le discours kierkegaardien s’apparente alors à une phénoménologie de la liberté.

La première marque de l’interrogation sur la liberté, c’est sa diversité, ce qui conduit à poser la question de sa cohérence et d’abord à repérer les tensions dans le concept. On pourrait sans difficulté ordonner les divers ouvrages en fonction de la liberté : depuis Ou bien Ou bien, avec la question du choix (précisément des deux formes du choix, avec leur articulation) jusqu’à La Maladie à la mort, où la liberté, alors identifiée au soi, est comprise comme l’union dialectique de la possibilité et de la nécessité, et même jusqu’à l’Exercice en christianisme avec le thème de l’imitation (en quoi l’acte d’imiter un modèle est-il un acte libre, relevant d’une décision ?). L’extension de la liberté est maximale dans son application comme elle l’est dans son concept. Cela étant reconnu, certains livres, exactement certains textes, traitent spécialement de la liberté. Nous en retiendrons trois. Le premier est très conceptuel et théorique ; il provient du Concept d’angoisse et porte sur l’origine de la liberté comme brusque surgissement dans l’angoisse et comme accession à la conscience morale. Nous remarquerons ensuite des textes majeurs de Ou bien Ou bien à propos du choix, de la liberté en acte face à un « ou bien – ou bien » ; il s’agira plus précisément d’exposer la dialectique en acte comme mouvement d’opposition mais aussi de composition entre deux formes très différentes de « ou bien – ou bien », donc une dialectique interne au « ou bien – ou bien ». Notre recherche nous conduira enfin à l’examen d’une histoire individuelle où, comme déjà dans Le Concept d’angoisse, mais maintenant sur un mode d’abord narratif, la liberté est vécue dans un rapport constitutif avec la culpabilité. Il s’agira du parcours heurté et partiel de la liberté dans la troisième partie des Stades sur le chemin de la vie, intitulée « “Coupable ?” – “non-coupable ?” ». Origine, essence, cheminement : comprendre ces lieux avec leurs articulations, tel sera le but de cette étude.

1. La liberté comme possibilité

Partons du Concept d’angoisse. Dans un chapitre intitulé « l’angoisse dans la progression du péché héréditaire », la liberté est présentée comme un surgissement du fond de l’angoisse et comme l’effet d’une infraction à un interdit. C’est l’accès ou plutôt l’advenue à la conscience comme prise de conscience de soi par le biais d’une faute. L’homme se découvre libre comme fautif. C’est simultanément, dans le même acte, qu’il se découvre comme libre et comme fautif. Le premier acte de la liberté est celui d’une liberté fautive. Dans un texte capital se trouve posée la question de l’angoisse comme expérience originelle, comme Urerlebnis. C’est dans cette expérience, comme de l’intérieur de cette expérience, que la liberté se révèle et se pose.

On peut comparer l’angoisse au vertige. Celui dont l’œil vient à plonger dans un gouffre profond est pris de vertige. Mais la raison en tient autant à l’œil qu’à l’abîme (afgrund) ; en effet, supposons qu’il n’ait pas regardé ! Ainsi l’angoisse est-elle le vertige de la liberté, qui survient lorsque l’esprit veut poser la synthèse et que la liberté scrute ses propres possibilités et saisit alors la finité pour s’y cramponner. Dans ce vertige, la liberté s’affaisse. Aller plus loin, la psychologie ne le peut ni ne le veut. Au même instant, tout est changé, et lorsque la liberté se relève, elle voit qu’elle est coupable. Entre ces deux instants, se place le saut, qu’aucune science n’a expliqué ni ne peut expliquer. Celui qui devient coupable dans l’angoisse le devient de manière aussi ambiguë que possible. L’angoisse est une défaillance féminine, où la liberté tombe en syncope ; du point de vue psychologique, la chute arrive toujours dans cette défaillance ; mais l’angoisse est en même temps la chose la plus égotiste (det mest selviske) et aucune expression concrète de la liberté n’est aussi égotiste que la possibilité de chaque concrétion. C’est là encore l’élément accablant qui détermine l’état ambigu, sympathique et antipathique, de l’individu. Dans l’angoisse, il y a l’infinité égotiste de la possibilité, qui ne tente (frister) pas comme un choix, mais, fascinante, angoisse (ængster) par ses doux tourments (beængstelse)1.

Le cadre de la recherche est le récit biblique de la chute, le mythe adamique. Adam est un homme, le premier homme, donc en cela unique ; il est aussi tout homme, l’homme quelconque, un quidam et en cela le paradigme de l’humanité. Il est l’être humain typique (homme ou femme), son unicité est absorbée dans son humanité. Adam est la synthèse de lui-même et de l’espèce. Adam est tout être humain et tout être humain est Adam. Alors si le récit relate un fait unique et premier, le sens de la recherche n’est pas de comprendre l’unicité mais la généralité, ce qui est commun à tous et qui s’applique à chacun. Adam, c’est l’individu singulier, d’une singularité qui est aussi celle de chacun.

Ce qui est en cause, c’est le passage de l’innocence à la faute. Comment saisir ce passage sans subvertir la différence, donc en attestant la discontinuité ? C’est une énigme. En affirmant que nous sommes devant une énigme, devant la soudaineté d’une rupture, Kierkegaard se place aux confins du pensable. Mais d’abord une énigme n’est pas un mystère. Un mystère est à recevoir, à contempler, à explorer sans qu’il y ait une fin. Une énigme est à aborder de biais, à interpréter, à dévoiler, à dénouer. Elle a une solution, qui est à découvrir. Cette solution, c’est un saut, par quoi est reconnue la différence entre l’innocence et la faute. Admettre le saut, c’est reconnaître qu’il n’y a pas de passage continu, par une progression infinitésimale, entre l’innocence et le faute, qui sont des modalités existentielles strictement différentes. Alors que dire du saut ? Il faut repérer un état qui soit au plus près de l’indétermination de l’innocence comme de la détermination de la faute, donc un état profondément ambigu. C’est précisément cela qui caractérise l’angoisse. Ce que l’individu vit dans l’angoisse, comme angoissé, c’est la rencontre et le choc entre le désir et l’interdiction. C’est l’interdiction qui suscite le désir, mais sans encore le préciser. Quelque chose est interdit, mais c’est quelque chose dont l’individu ne peut avoir aucune connaissance, ignorant totalement ce que signifie l’interdit. L’angoisse est le sentiment de se trouver comme en suspension dans le vide, dans un état que l’on peut dire intermédiaire entre le désir et l’interdit, mais qui n’est justement qu’un état flottant et inconsistant. En tant que sentiment primitif ou tonalité originelle, l’angoisse est neutre mais surtout ambiguë. Étant indéterminée, elle n’est rien, ni ceci ni cela ; elle n’a rapport à rien. Mais aussi elle a rapport à ceci et à cela, au désir et à l’interdiction ; certes, c’est un rapport d’ignorance, puisque l’angoisse n’est un savoir de rien. S’il y a bien un savoir de l’angoisse ou au sujet de l’angoisse, une connaissance dans l’après-coup par un retour réflexif, en revanche il n’y a pas de savoir dans l’angoisse, là où il n’y a aucun savoir puisqu’il n’y a rapport à rien de précis. Telle est l’énigme de l’angoisse. Étant vécue dans l’innocence, elle n’a rapport ni au bien ni au mal ; elle est en dehors du bien et du mal, dans un état amoral ou non-moral. C’est le passage à la moralité et à la faute, précisément à la moralité par la faute, dont on ne peut rien dire de précis sans le dénaturer, qui est un saut.

C’est là aussi que l’individu rencontre la liberté. Il la rencontre comme ce qui est à l’origine de la vie vraiment humaine. Kierkegaard s’interroge sur la nature de l’angoisse comme sentiment primitif, totalement indéterminé et sans aucun corrélat. Il pratique une épochè sur le monde, qui n’est plus rien, qui est néant. Il n’y a pas de monde. Alors l’angoisse n’est angoisse de rien, elle n’a pas d’intentionnalité, elle ne se réfère à rien, étant simplement face au néant. C’est ce qui la différencie de sentiments apparemment proches comme la crainte, la peur ou l’effroi. La subjectivité – qui est alors non-subjectivité, puisqu’elle n’est pas posée comme telle et qu’elle ne se reconnaît pas – ne se rapporte ni à quelque objet extérieur ni non plus à soi-même. Elle n’est ni conscience d’objet ni conscience de soi. En termes stricts, on ne peut même pas dire que le sujet s’angoisse ; l’angoisse n’est ni un sentiment objectif ni un sentiment réflexif. Être angoissé, c’est se tenir là – face au néant, face à rien, en vérité sans face à face. Être angoissé – plutôt que s’angoisser – c’est uniquement être là. Ce n’est donc pas encore exister, si l’existence est une sortie de soi, une extase, une ouverture vers quelque chose dans le monde ; exister, c’est justement quitter une pure et fictive intériorité, c’est vivre comme un être intérieur-extérieur. Or c’est dans l’angoisse, à ce point limite, c’est dans cet état sans détermination ni consistance, c’est sur fond de néant que surgit la liberté, qui donc est absolue, mais qui aussi n’est elle-même rien. Voilà bien une expérience étrange, plutôt à la limite ou aux confins de l’expérience, qu’on ne peut pas décrire puisqu’elle ne se phénoménalise pas, qu’on peut seulement nommer et approcher de multiples manières. Le surgissement de la liberté dans l’angoisse renvoie à une expérience de pensée. Comment peut-on se représenter, dans l’après-coup et sur un mode crucial, l’origine de la liberté, son instant d’émergence ? C’est donc un grandiose acte de pensée qui vise à saisir au plus près l’origine de la subjectivité, à concevoir la genèse radicale de la conscience, à la fois conscience psychologique et conscience morale. Pourtant cette genèse conçue ou pensée ne prend pas la figure d’une généalogie ; il n’est en effet pas possible de décrire le passage ou le saut, qui est seulement un point. Ayant pratiqué une épochè générale sur le monde, on ne rencontre aucun élément. L’individu, dépouillé de tout, se réduit à un sentiment vide, l’angoisse ; il se concentre sur soi, mais c’est un soi qui n’est encore rien, un simple néant.

Relevons la manière dont est présentée la liberté. Dans l’angoisse, dans le vertige face au néant, la liberté défaille, elle s’effondre, elle s’affaisse. C’est la faiblesse de la volonté. Mais c’est aussi sa force, ou quelque chose de sa force, puisqu’elle se relève. Et c’est dans cette défaillance puis dans ce redressement qu’elle se reconnaît. C’est là son ambiguïté, d’être à la fois faible et puissante. Or il y a encore autre chose, tout différent mais connexe et simultané. L’individu se découvre comme fautif et pécheur – fautif comme ayant enfreint l’interdit (« Tu ne mangeras pas du fruit défendu ») et comme pécheur (« Tu as manqué à la parole de Dieu, tu t’es opposé à Dieu »). Or, entre la défaillance et la faute, entre la faiblesse et l’infraction, entre la faillibilité et la culpabilité, il y a à la fois une connexion et une différence de nature. Il y a bien une connexion. L’individu qui a enfreint l’interdit se découvre à la fois défaillant et coupable. Devant l’interdit, il s’est montré faible et il l’a enfreint ; se relevant de sa chute, il se découvre coupable. Mais la défaillance et la faute sont strictement différentes, comme une catégorie psychologique et une catégorie morale. Alors, se rapportant à un seul et même acte, donc associées dans cet acte, il faut justement les dissocier, les disjoindre. Telle est l’énigme de la liberté. L’instant de la chute est insaisissable ; c’est un point de rupture, un saut et aussi un avènement. L’individu était innocent, étranger au bien comme au mal ; il se découvre faible et coupable. Pour parvenir au plus près de ce saut ou de cette chute, plusieurs images conviennent : la défaillance, la syncope, l’effroi devant l’abîme, le vertige face au gouffre, les tourments de l’âme. C’est justement cette variété d’images, que l’on peut multiplier, qui marque la difficulté de préciser ce qu’est l’angoisse. Ainsi, concevoir l’angoisse, c’est la comprendre comme un sentiment obscur et fuyant, mais néanmoins pensable comme le rapport entre le néant et quelque chose ; or ce quelque chose n’est rien (la liberté absolue). L’angoisse est le rapport entre deux néants.

On se trouve là devant une figure remarquable de la constitution de la conscience. Cette constitution ne passe pas par le rapport à un objet ; elle est même le rapport à un non-objet (le néant) ; elle n’a donc aucune intentionnalité. Non médiatisée par un objet, la conscience de soi, comme reconnaissance d’une marque d’identité, requiert bien une médiation, mais c’est une médiation morale ; plus exactement, la conscience de soi se découvre comme conscience morale. Il ne s’agit pas d’une antécédence de la conscience morale, mais c’est en même temps, par le même acte, que l’individu se reconnaît moral (en l’occurrence coupable) et s’éveille à soi-même. De ce fait, ce n’est pas vraiment une médiation ; ce sont les deux aspects d’un seul acte. Originellement ou archaïquement, c’est identique d’être moral (coupable) et d’être soi, un moi singulier. Il y a ainsi une dialectique de l’origine de la conscience ; l’émergence de la conscience est un acte dialectique. C’est en effet par une chute, par une infraction, par le négatif, que la conscience se découvre, se pose et advient à soi-même. La conscience thétique originelle est à la fois conscience de faute et conscience de soi. Quant à la conscience d’objet, elle est seconde, elle se constitue après. Une exploration de l’acte moral précède une phénoménologie de l’objet empirique.

Une question se pose alors : par quel moyen la conscience se découvre-t-elle ? S’il n’y a pas de médiation mondaine, il y a bien une forme de médiation. C’est le langage. Dans le texte biblique, c’est une parole extérieure puisque c’est une parole adressée par Dieu à Adam. Ce n’est donc pas par elle-même, mais par la voix d’un autre, que la subjectivité s’éveille et prend conscience de soi. C’est un autre qui me fait advenir à moi. Peut-on s’en tenir là ? Ne faut-il pas aller au-delà ? Kierkegaard transforme l’hypothèse en l’intériorisant et en la radicalisant. Au lieu d’une parole extérieure, il suppose que c’est Adam qui s’adresse à soi-même l’interdiction, c’est-à-dire qui la découvre en soi. La mutation est évidemment capitale. Nous sommes ainsi à la limite de la réduction : la subjectivité est livrée à elle-même, l’individu n’a affaire qu’à soi-même. Toute son accession à soi, à son être moral, se passe en lui par une découverte de soi, une attention à soi, une écoute de soi. Mais alors une objection se dresse. Si la parole d’interdiction est déjà en l’homme, si la loi est déjà donnée – ce qui engage sur la voie de l’autonomie morale –, l’individu n’est plus un être dépouillé de tout, mais au contraire un être très outillé, puisqu’il porte en soi tout le nécessaire pour accéder à la conscience. Certes, c’est bien encore une subjectivité vide ou un néant, mais non pas démunie ; c’est même une subjectivité riche de multiples potentialités. La subjectivité dispose de tout ce qu’il lui faut pour advenir à soi, au soi. Tel est le chemin de la liberté. C’est l’individu qui se fait lui-même, qui advient à soi. Tout se passe entre lui et lui- même.

Que peut-on alors dire de cette liberté originelle ? Si le saut échappe à la description, étant une énigme et pouvant seulement être nommé, la liberté peut néanmoins être caractérisée. Ce qui la caractérise, c’est la possibilité. « L’angoisse est la réalité de la liberté comme possibilité pour la possibilité »2. La qualification de possibilité est ainsi redoublée. Ce qui est éprouvé dans l’angoisse, c’est « l’angoissante possibilité de pouvoir »3 ou encore « la possibilité infinie de pouvoir »4. C’est précisément dans ce lieu (disons : dans cet écart ou cet interstice aveugle, qui est exactement un non-lieu), c’est dans cet espace entre la possibilité et le pouvoir, que surgit et vit l’angoisse. Par cette dualité entrelacée, l’angoisse est un sentiment dialectique ; la dialectique est ainsi à la source de l’existence. Vécue comme un sentiment intermédiaire, dans un état insaisissable entre le pur possible et la capacité encore inactuelle de poser un acte, l’angoisse est un tourment antérieur à toute identité, une indécision à se poser comme un soi. Elle est l’affectivité primitive ou le pathos originel. S’orientant vers l’abîme, elle tend vers le point le plus profond de l’existence, qui est aussi le point originel de la liberté. Cette pure liberté, qui n’a encore d’autre but qu’elle-même, n’a aucun objet ; étant sans intentionnalité, rapportée uniquement à elle-même, autoréférée, redoublée vers elle-même, elle est seulement liberté pour soi. Pure possibilité ou pouvoir vide, possibilité indéterminée pour des buts encore indéterminés, la liberté n’est rien. Elle n’est même pas (pas encore) une liberté de choix ; elle n’est pas face à un objet. Étant face au néant, la liberté est elle-même néant. Précisément, c’est une liberté en deçà du choix, plus originaire que tout choix, à la racine ou à la source des choix, ce par quoi aussi des choix seront effectués. Le noyau de la liberté ou son essence n’est donc pas le libre arbitre, mais il est prioritaire au libre arbitre, comme le fond primitif de l’homme, un fond obscur qui est à expliciter et à déterminer. La liberté est pure puissance, à entendre aussi bien comme possibilité que comme force. À son origine, la liberté a ainsi une marque romantique ; à la vérité, cela va bien au-delà. Exactement, ce qui est en cause, c’est une ligne de pensée qui, marquant la priorité du pathos sur le logos, cherche à saisir (et par là aussi à éclairer) une donnée originaire, un fond antéprédicatif et préréflexif, une affection première qui se trouve au principe de l’existence. Il s’agit ainsi de penser une puissance primitive (dont le nom éminent est l’amour) et de la porter à la lumière, autant que cela est possible. En deçà de Kierkegaard, on connaît la formule de saint Augustin : « On n’entre dans la vérité que par la charité », formule reprise par Pascal et encore rappelée par Heidegger5.

Mais aussi la liberté se conçoit comme l’élément d’une synthèse. En se posant, en s’affirmant, en devenant concrète par un acte dans le monde, la liberté pose un acte libre et devient une liberté réelle. Infinie en elle-même, totale ouverture, la liberté rencontre le concret des situations, avec leurs nécessités et leurs caractères finis. La liberté affronte la nécessité. Celle-ci est à la fois la limite de la liberté quant à son effectivité et le lieu où elle s’affirme. La liberté s’oppose à la nécessité, mais elle n’a d’effectivité qu’en reconnaissant la nécessité et en y trouvant un lieu d’insertion. C’est dans La Maladie à la mort, donc sous la plume d’Anti-Climacus, le pseudonyme supérieur, que la liberté est exposée dans sa pleine réalité. Alors elle n’est plus seulement la possibilité, qui n’est que l’une de ses dimensions, à vrai dire sa marque spécifique. Elle est la synthèse de la possibilité et de la nécessité et aussi bien la synthèse de l’infini et du fini. La liberté réalisée, c’est l’accomplissement du soi, l’identification effective de l’individu singulier.

Limitée dans son application, contrainte par son affrontement à la nécessité, la liberté concrète ne peut pas se déployer librement ou spontanément. Kierkegaard la présente comme « entravée (hildet) ». « La possibilité, c’est de pouvoir. Dans un système logique, il est assez facile de dire que la possibilité se transforme en réalité. Dans la réalité, ce n’est pas aussi simple, et l’on a besoin d’une détermination intermédiaire. Cette détermination intermédiaire est l’angoisse, qui n’explique pas plus le saut qualitatif qu’elle ne le justifie éthiquement. L’angoisse n’est pas une détermination de la nécessité, mais pas davantage de la liberté ; elle est une liberté entravée où la liberté n’est pas libre en elle-même mais entravée, non dans la nécessité mais en elle-même »6.

La liberté rencontre des oppositions et des obstacles. Entravée, déviée, troublée, bridée, contrainte, telles sont des qualifications de la liberté en acte. Il y a déjà une négativité que l’on dira neutre : quelque chose est posé là devant la liberté, quelque chose à quoi elle s’oppose et qu’elle affronte, et qui est aussi bien le monde que le néant, ou plutôt le monde sous la forme indéterminée du néant. De là vient l’angoisse comme un entre-deux, comme sentiment intermédiaire entre la liberté et le néant, entre la possibilité intime et l’objet (ou le non-objet) extérieur, comme sentiment obscur de l’émergence de l’existence. Or c’est aussi (et surtout) elle-même que la liberté affronte. Il y a en effet une autre négativité, toute différente, exactement morale, puisque l’acte libre originel, comme transgression d’une règle ou comme manquement à une parole, est une faute ou un péché. La liberté fait le mal. C’est en cela qu’elle est entravée en elle-même ; c’est en elle-même qu’elle rencontre un obstacle ; elle s’enchaîne, elle se recourbe ; elle s’incurve en elle-même, elle se retourne contre elle-même, elle se nuit. On peut aussi parler d’une volonté narcissique, une volonté qui, se repliant sur soi et s’enlaçant, s’empêtre dans ses propres filets. Une question majeure se pose alors, spécialement dans un horizon théologique marqué par la pensée de Luther.

Au De libero arbitrio d’Érasme (1524) Luther a répliqué par son De servo arbitrio (1525). Une manière judicieuse d’entrer dans le différend entre Érasme et Luther consiste à comprendre la différence des méthodes. Dans un univers culturel commun (la Bible comme référence), l’opposition est radicale. Érasme, prenant en compte la diversité des textes scripturaires, cherche à les accorder, et cela sans avoir un recours privilégié à tel auteur canonique. Sa méthode est celle de la confrontation, de l’interprétation et de la conciliation. En cela Érasme est un penseur dialectique. Au contraire, Luther aiguise les différences, pose fermement ses thèses et relève des oppositions irréductibles, construisant sa recherche et son argumentation à partir des épîtres de saint Paul. Il est un penseur du « ou bien – ou bien » sous la forme d’un aut-aut exclusif. Son opposition à Érasme est catégorique :

En réalité, cette position moyenne ne résout rien. Car si nous n’accordons pas tout pouvoir au libre arbitre, à l’exemple des Pélagiens, il subsiste des contradictions dans l’Écriture ; le mérite et la récompense, la miséricorde et la justice de Dieu disparaissent ; et toutes les difficultés que nous voulons éviter en accordant au libre arbitre une toute petite force, d’ailleurs inefficace, subsistent, comme nous l’avons montré plus haut. C’est pourquoi il faut aller jusqu’à la solution extrême, nier entièrement le libre arbitre et tout rapporter à Dieu ; ainsi il n’y aura plus de contradictions dans l’Écriture, et les difficultés, si elles ne sont pas abolies, deviennent du moins supportables7.

Alors, à l’accusation véhémente d’impiété proférée à l’encontre d’Érasme (« Du bist nicht fromm, Erasmus ! »), Érasme pourrait répliquer en faisant remarquer chez Luther un déficit de subtilité. En effet, Luther ne fait pas de distinction entre la prescience et la prédestination ; et encore il refuse d’accorder de l’importance à la différence entre la nécessité conditionnelle et la nécessité absolue. De même, à propos de la liberté et de la grâce, ce serait simplifier à l’excès ou même caricaturer que de présenter la relation en termes d’alternative et d’exclusion. En quoi donc le fait de reconnaître quelque capacité au libre arbitre conduirait-il à retirer quelque chose à Dieu, à le priver de quelque chose, comme s’il y avait une concurrence, une compétition ou une rivalité entre Dieu et l’homme, comme si même, en fin de compte, Dieu et l’homme étaient jaloux l’un de l’autre, chacun étant préoccupé de défendre et de préserver son territoire ? La position d’Érasme (un synergisme) est bien à l’opposé de celle de Luther, de l’affirmation du néant de l’homme face à Dieu. Érasme dialectise et concilie tandis que Luther aiguise et tranche. Face à la thèse mesurée, irénique et très instruite d’Érasme, Luther a soutenu la thèse fulgurante, passionnée et vigoureusement argumentée selon laquelle la liberté est foncièrement serve ; en elle-même la liberté est disposée au mal, portée vers le mal ; elle va spontanément au mal.

Luther emprunte l’expression de serf arbitre à saint Augustin dans un ouvrage antipélagien, Contra Julianum8. Il expose ce concept en multipliant les explicitations. « Il est avant tout nécessaire et salutaire pour le chrétien de savoir que la prescience de Dieu n’est pas contingente, mais qu’il prévoit, décide et fait tout en vertu de sa volonté immuable, éternelle et infaillible. Ce coup de foudre abat et réduit en poudre le libre arbitre ; c’est pourquoi ceux qui affirment le libre arbitre doivent nier ce coup de foudre, ou le dissimuler, ou l’écarter d’une manière quelconque. »9 « Voici maintenant l’autre paradoxe : ce que nous faisons s’opère non pas en vertu de notre libre arbitre, mais sous l’effet d’une pure nécessité. »10 « Voici donc une chose bien établie, même selon ton propre témoignage : nous faisons tout par nécessité et rien par l’effet de notre libre arbitre, puisque la force du libre arbitre n’est rien, et qu’elle ne fait et ne peut rien faire de bien, sans la grâce. [...] Il suit donc de tout cela que le libre arbitre est un nom divin et ne peut convenir qu’à la majesté divine. Celle-ci, en effet – comme chante le psalmiste – peut et fait tout ce qu’elle veut dans le ciel et sur la terre. L’attribuer aux hommes, ce serait leur attribuer la divinité, c’est-à-dire proférer le plus grand blasphème que l’on puisse concevoir. »11 « En effet, puisqu’il est admis que le libre arbitre, ayant perdu sa liberté, se trouve asservi au péché et ne peut vouloir le bien, j’en déduis nécessairement que le libre arbitre est un mot vide de sens, qui ne correspond à aucune réalité. D’après ma grammaire, une liberté perdue ne s’appelle pas une liberté. Attribuer la liberté à quelqu’un qui l’a perdue, c’est lui attribuer un titre creux. »12 « D’ailleurs, le libre arbitre par lui-même est, chez tous les hommes, le règne de Satan. »13 « Que pourrait nous enseigner de juste la raison, alors qu’elle est aveugle et ignare ? Que pourrait choisir de bon la volonté, alors qu’elle est mauvaise et incapable ? Où pourrait se diriger la volonté, alors que la raison ne lui apporte que les ténèbres de son aveuglement et de son ignorance ? Et comment l’homme pourrait-il tendre vers le bien avec cette raison égarée et cette volonté pervertie ? »14

Quant à Kierkegaard, marquant que le premier acte libre est une faute, que l’homme se découvre initialement fautif et pécheur, il s’inscrit dans une problématique augustinienne et luthérienne. Pourtant il ne reprend pas l’expression de serf arbitre, précisément typique de Luther (mais non de saint Augustin). La thèse de Luther, strictement radicale puisque le mal est à la racine de la liberté, que la volonté est pervertie et que le cœur de l’homme est corrompu, serait-elle excessive, exclusive et en cela erronée ? Kierkegaard ne rejette pas la thèse de Luther ; il ne la reprend pas non plus ; il n’en dit rien. On n’affirmera cependant pas que cette thèse est étrangère à Kierkegaard. Au contraire, on se demandera si cette liberté qui s’entrave elle-même n’est pas justement la liberté serve de Luther. Cette question capitale demeure à l’horizon.

2. La liberté en acte

Saisie (ou plutôt postulée) à son origine, la liberté n’est pas liberté de choix ou libre arbitre ou pouvoir des contraires. Encore étrangère au monde et à la différence entre le bien et le mal, elle est simple possibilité de faire, sans aucune détermination. Or, par son premier acte, elle se détermine ; alors apparaît la distinction entre le bien et le mal. La liberté s’exerce comme libre arbitre, comme faculté de choix, se trouvant face à un « ou bien – ou bien ». Elle passe du néant au monde. Passant du point originaire supposé (l’état d’innocence) à l’existence effective dans le monde, l’individu se trouve face à des alternatives. À la vérité, ce ne sont pas seulement des alternatives, car les possibles sont multiples ; mais formellement ou pour simplifier, on réduit le choix à une alternative. C’est la situation du « ou bien – ou bien ». Les textes les plus précis se trouvent dans Ou bien Ou bien.

Mon ou bien – ou bien ne désigne surtout pas le choix entre le bien et le mal, il désigne le choix par lequel on choisit le bien et le mal ou on les exclut. La question ici est de savoir sous quelles déterminations on veut considérer l’existence tout entière et vivre soi-même. Que celui qui choisit le bien et le mal choisisse le bien, c’est bien vrai, mais cela n’apparaît qu’après coup ; car l’esthétique n’est pas le mal mais l’indifférence, et c’est pourquoi j’ai dit que l’éthique constitue le choix. Il n’est donc pas tant question de choisir entre vouloir le bien ou le mal que de choisir le vouloir, par quoi encore le bien et le mal se trouvent posés. Celui qui choisit l’éthique choisit le bien, mais le bien est ici complètement abstrait, son être est par là simplement posé et il ne s’ensuit nullement que celui qui choisit ne puisse encore choisir le mal, quoiqu’il ait choisi le bien. Ici tu vois encore combien il est important de choisir et que ce qui est en cause, ce n’est pas tant la délibération que le baptême de la volonté, qui introduit celle-ci dans l’éthique15.

Ce qui surgit grâce à mon ou bien – ou bien, c’est l’éthique. Il n’est donc pas encore question du choix de quelque chose, pas question de la réalité de la chose choisie, mais de la réalité de l’acte de choisir. Celui-ci est pourtant le décisif, et c’est à quoi je vais m’efforcer de t’éveiller. Jusqu’à ce point, un homme peut en aider un autre ; une fois là, l’importance qu’il peut avoir pour autrui est secondaire. J’ai relevé dans une lettre précédente que d’avoir aimé donne à la nature d’un homme une harmonie qui ne se perd jamais complètement ; je dirai maintenant que choisir donne à la nature d’un homme une solennité, une calme dignité qui ne se perd jamais complètement. [...] Lorsque tout est devenu calme alentour, solennel comme une nuit étoilée, lorsque l’âme devient seule dans tout l’univers, alors apparaît devant elle non pas un homme supérieur, mais la puissance éternelle elle-même, alors le ciel semble se disjoindre et le je se choisit lui-même ou plutôt se reçoit lui-même. [...] L’homme ne devient pas autre qu’il était auparavant, mais il devient soi-même ; sa conscience s’unifie et il est soi-même16.

Considérons ces textes dont le propos est d’expliciter ce qu’est l’éthique, la nature de l’existence éthique, ordonnée autour du concept de choix ; c’est une recherche de type classique. Or elle est placée dans un horizon lyrique, comme adossée à cet horizon, et rapportée à la vie du monde, à « l’existence tout entière ». La subjectivité – il s’agit bien d’elle comme interrogeante et comme interrogée – est en admiration devant le ciel étoilé, elle est seule dans tout l’univers, elle se repose dans la paix de son intimité, elle jouit du calme de la nature, elle se tient face à la puissance éternelle. On peut aussi percevoir ici une réminiscence de la référence de Kant au ciel étoilé (le monde), associé à la loi morale (l’intimité) dans la conclusion de La Critique de la raison pratique17. Par là, on remarque et on accentue des connotations esthétiques, et ce point est capital. Alors que la recherche porte sur l’éthique, elle est aussi marquée par une tonalité esthétique, comme s’il fallait avoir recours à des traits esthétiques pour caractériser l’éthique. En effet, en deçà de la différence, exactement du saut, entre l’esthétique et l’éthique, entre la vie selon la spontanéité et la vie selon des normes, quelque chose leur est commun, comme un socle sur lequel elles s’appuient et comme une source à laquelle elles s’alimentent, et qui est ici exprimé comme « l’existence tout entière ». La question n’est pas celle de l’opposition entre les stades (cette opposition n’est d’ailleurs pleinement posée et conceptualisée que plus tard, précisément dans les Stades). C’est davantage la question d’un accord possible ou d’une réunion : que l’existence éthique (normée, commune, sociale) soit en même temps belle et harmonieuse. L’éthique accomplie est esthétique. On comprend dès lors que c’est en multipliant et en diversifiant les références esthétiques que l’on expose l’éthique. Ces références ne sont nullement éthiques, mais elles sont le moyen approprié de faire saisir la finalité de la vie éthique, le devenir soi comme accomplissement de soi. À la vérité, c’est le rapport au monde qui est en cause. L’interrogation établit un lien entre les deux pôles de l’éthique, à savoir entre « l’existence tout entière et vivre soi-même », entre le monde et la subjectivité. Précisément, la subjectivité s’édifie dans le monde ; sortant de soi, elle s’ouvre aux mœurs. Si, par sa nature, l’existence éthique repose sur un acte individuel (le choix de soi), c’est pourtant dans une ouverture au monde que s’effectue cet acte. L’attitude éthique, aussi bien d’ailleurs que l’attitude esthétique, se vit comme l’existence d’un être au monde. On expose correctement l’éthique seulement si on la replace dans son lieu, dans la vie du monde. C’est bien sur la singularité, sur le devenir soi, qui est un advenir à soi, que porte la question. Or celle-ci, rapportée à l’existence tout entière, inclut par là le rapport à autrui et finalement à tous les autres, allant ainsi en direction de l’universel (lors même que ce n’est pas ce point qui est accentué). La question est personnelle ; c’est toujours un individu qui la pose pour soi-même ; mais, la posant dans le cadre de la vie du monde, par cette tonalité l’enquête transcende l’individu, alors qu’elle est subjective et porte sur la subjectivité. C’est que le je individuel, un je s’adressant à un tu, est un je au monde, et par là un je qui se rapporte à tout être humain. Le je épistolaire et allocutif porte en soi un je mondain et va ainsi vers un je générique. Alors la vie du monde est médiatrice entre moi et les autres. C’est par là une relation dialectique qui est au cœur de l’éthique.

On s’en tiendra à quelques remarques à propos de ces textes devenus classiques. Remarquons d’abord quelle est la problématique. La question porte sur le choix, mais en deux sens très différents. C’est spécialement le choix en tant qu’il est le principe de la vie morale, qu’il fait surgir l’éthique, qu’il est à la fois l’origine et le fond (plutôt que le fondement) de la moralité. Mais c’est aussi le choix en tant qu’il est en charge de la vie morale dans son exercice habituel et quotidien, qu’il effectue des choix déterminés et concrets. Il importe donc de comprendre comment ces deux types de choix – un choix tranchant et absolu et un choix prosaïque et relatif – se nouent entre eux et s’articulent, s’agissant d’un seul et même acte. Le point d’ancrage de l’interrogation est que celle-ci est effectuée tout entière dans une philosophie de la subjectivité, en cela typiquement moderne. Or cette subjectivité n’est ni métaphysique (une conscience absolue) ni transcendantale (un je métempirique) ni non plus historique (l’esprit se construisant au cours de l’histoire). C’est une subjectivité qui se caractérise comme volonté, d’ailleurs en un sens très strict. La volonté est la faculté qui affirme le bien, qui en est l’auteur ; c’est ce qu’elle veut qui est le bien. C’est elle aussi qui pose les principes éthiques. Il en découle un univers normatif ; la mise en pratique du bien transite par un corpus de règles. La volonté est l’origine des normes en tant qu’elle les pose ou du moins qu’elle les reconnaît et les assume ; elle est alors le tribunal des mœurs. Elle est également la mesure des normes, le critère des critères. Ainsi la volonté occupe-t-elle la position ultime et transcendante. Or cette volonté n’est pas imprégnée de raison, pas unie à la raison. Entre la volonté et la raison, la différence devient même une opposition totale, jusqu’à prendre la forme d’un conflit des facultés. La volonté est le pouvoir brut de dire oui ou non, de décider abruptement ceci ou cela. Elle est étrangère à la raison ou à l’intellect. Cela caractérise une certaine problématique où la volonté lance un défi à la raison et où l’individu, solitaire à la limite, s’affirme absolument dans son unicité. L’une des tâches sera alors de retrouver des liens ou un fond commun (avec autrui, avec la société, avec l’histoire).

Cette difficulté trouvera ailleurs sa solution. Ce sera en effectuant un détour par l’origine. Si l’individu est bien affirmé comme tel, il est formellement conçu comme une synthèse, la synthèse de l’espèce et de lui-même, comme l’union du général et du particulier – c’est-à-dire le singulier. En un mot, l’individu est le singulier. Le point ultime n’est nullement l’individu (et pas davantage écrit avec la convention et l’artifice de la majuscule, l’Individu), mais bien le singulier (den Enkelte) ou cet être singulier (hiin Enkelte). Alors cela fait du choix kierkegaardien un choix très différent d’un autre choix, portant lui aussi sur le singulier, celui d’Aristote (to hekaston). Pour Aristote en effet, il s’agit d’un choix délibéré (proairésis), d’un acte volontaire, qui réunit le désir et l’intellect et qui, dans une formule très concise et puissante, est nommé un « intellect désirant (orektikos nous) » aussi bien qu’un « désir raisonnant (orexis dianoètikè) »18. Mais alors, par comparaison, la conséquence risque d’être fatale à la thèse de Kierkegaard et d’entraîner la ruine de l’éthique. C’est qu’une telle conception de la volonté, scindée de la raison et altière dans son affirmation, porte en soi son revers et marque surtout sa vulnérabilité. En effet, la volonté pourrait bien se réduire à un simple vouloir ou à la spontanéité des affects. Absolue puisqu’elle peut trancher sans condition, la volonté est pourtant très faible et même dérisoire puisqu’elle est livrée aux fluctuations des appétits. L’exaltation de la volonté ne serait alors que le masque arrangé ou l’envers fictif d’un vouloir arbitraire. Comment ce vouloir, apparenté ou même réduit au désir, pourrait-il être le roc et le support de la vie morale ?

Or précisément, en remarquant que cette éthique porte en soi (et non pas dans des éléments extérieurs) son échec et même sa ruine, on anticipe et on prépare la voie d’une seconde éthique, qui est plutôt une éthique seconde. Alors, par un renversement, le principe éthique n’est plus la subjectivité de l’individu, mais celle-ci, sortant de soi, s’ouvre à une autre subjectivité, l’amour, en laquelle l’éthique trouve un appui ferme. C’est là évidemment une mutation capitale ; et pourtant ce n’est pas une rupture. On ne quitte pas la problématique de la subjectivité, mais celle-ci reçoit un statut très différent ; c’est une subjectivité infinie et absolue, qui est encore un pathos. De la volonté comme vouloir ou même comme désir on passe à l’amour, un amour qui est d’abord agapè, sans pourtant être exclusif de l’erôs. C’est aussi un amour qui commande selon la parole biblique, comprise sous la forme catégorique du devoir. « Tu dois aimer ton prochain. »19 Par là nous sommes conduits aux analyses de l’ouverture de La Maladie à la mort sur l’esprit et le soi et sur la fondation sur un tiers, un être autre qui a posé le soi. Quant à savoir comment cette éthique, qui est théonome, dont les Œuvres de l’amour dessinent les lignes majeures, se situe par rapport à une éthique de l’autonomie, c’est un point qui reste à déterminer. Ne concluons pas trop vite que l’incompatibilité est totale, même si la critique de Kierkegaard est sans appel : l’auteur de la loi et le sujet de la loi doivent être distincts, sinon c’est l’individu qui se fait loi ; alors la loi se dissout20. Au moins remarque-t-on que les deux éthiques ont leur principe et leur point d’appui dans un rapport à l’absolu : l’absolu de la raison qui est le siège de la loi présente en chaque homme, l’absolu s’incarnant dans le Dieu-homme. Le Dieu Très-haut qui donne la loi ou qui enseigne les « dix paroles » s’incarne aussi dans le Dieu tout proche. L’éthique théonome est une éthique de la transcendance et tout autant de la proximité ; elle n’est nullement étrangère et extérieure à l’homme.

Examinons maintenant le choix primitif. Si ce choix est présenté comme une alternative, c’est un acte très dissymétrique. Plus exactement, Kierkegaard distingue deux choix, alors qu’il s’agit d’un seul et même acte. Il y a bien un choix entre le bien et le mal, entre une conduite droite ou correcte et une conduite déviée ou pervertie. Mais cela n’est que le choix second ou plutôt l’aspect second du choix. Le choix primitif est tout autre. Si, dans ce cas, on peut cependant parler d’une alternative, c’est sur le mode d’une construction où l’un des termes renvoie à un état fictif d’innocence et l’autre renvoie au monde commun des mœurs et des normes. C’est sur ce choix premier que prend appui le choix de telle conduite où opère le libre arbitre. On distingue ainsi deux alternatives, très différentes et pourtant liées. Le choix primitif est présenté comme le choix entre rien et quelque chose, exactement entre rien et le monde éthique. Il ne consiste donc pas à refuser ou à éliminer quelque chose ; il est simplement l’acte d’affirmation de la volonté par lequel la liberté se pose, par lequel une subjectivité s’affirme et ainsi advient à elle-même. Le devenir soi est un advenir à soi, non pas un acte naturel de développement de soi (même s’il est dit aussi que la personnalité éclot à elle-même), mais il est l’acte proprement éthique d’affirmation de soi dans son identité. Par là s’effectue l’accession à une existence éthique déterminée, à une personnalité morale. La supposition est que si, en naissant, un homme n’est pas encore un être éthique et qu’il est même amoral au sens strict, il a cependant le pouvoir de s’affirmer et de construire son unicité. Advenant ainsi réellement à soi, l’individu se constitue un univers axiologique et normatif au moyen de choix divers et déterminés – ce qui est le second point de l’alternative ; plus exactement, puisqu’il ne se crée pas comme absolu, il reçoit son être naturel et s’édifie dans un monde. À la vérité, le premier choix est une pure construction ; et s’il prend l’apparence d’un choix, c’est pour un œil scrutateur, pour un intellect s’interrogeant sur le mode du « comme si » ; mais il n’y a pas réellement de choix. Le choix originel (postulé, fictif) est le choix d’avoir à choisir, le choix avant les choix déterminés et en vue de ces choix. La thèse d’un état d’innocence et d’une vie strictement amorale est une simple fiction ou une expérience de pensée en vue d’éclairer comment on peut se représenter l’accession à un univers éthique, dans lequel l’individu se trouve déjà, du seul fait d’être né, d’être là.

On précisera encore – et c’est un point majeur – que ces deux « ou bien – ou bien », de statuts très différents mais réunis dans le même acte, ont entre eux un rapport dialectique. « Le choix effectue ici les deux mouvements dialectiques à la fois ; ce qui est choisi n’existe pas et devient par le choix ; ce qui est choisi existe, sinon il n’y aurait pas de choix. Si en effet ce que j’ai choisi n’existait pas, mais devenait absolument par le choix, alors je ne choisirais pas, alors je créerais ; mais je ne me crée pas moi-même, je me choisis moi-même. »21 Avec ces deux mouvements dialectiques coordonnés, cette dialectique redoublée entre les deux formes de « ou bien – ou bien » a une conséquence capitale pour la liberté. En effet, s’il y a un rapport dialectique entre les deux formes de « ou bien – ou bien » (disons : le choix absolu comme affirmation de soi et les choix relatifs effectifs), si donc la seconde forme agit en retour sur la première, les deux mouvements sont tellement entrelacés et articulés qu’ils deviennent indissociables. Ce point est d’une portée majeure. On se demandera alors si le choix absolu de soi n’est pas conditionné, d’une manière circulaire et selon un renvoi réciproque, par la position dans une histoire, dans une certaine forme de vie, dans un réseau d’appartenances et dans une certaine culture, si bien que ces deux choix si hétérogènes sont vraiment corrélatifs. Le choix par l’individu de sa vie dans la vie, selon une corrélation entre l’affirmation de soi et la consistance d’une existence dans un monde naturel et éthique, prend ainsi la figure d’un cercle ou, sans doute mieux (mais ce n’est qu’une métaphore), d’une ellipse dont les deux foyers sont interdépendants et tendent même à coïncider. La liberté, une liberté plénière, en est renouvelée et transfigurée.

3. La liberté face à la culpabilité

La liberté est originellement coupable. Tel est l’enseignement du Concept d’angoisse. Ce point est de nouveau traité, mais sous une forme très différente, dans la troisième partie des Stades sur le chemin de la vie. C’est bien le même problème, celui de la genèse du soi, mais traité sous la forme de la narration et du souvenir, puis sur le mode de l’examen et d’une réflexion seconde. Un jeune homme, un quidam – n’importe qui et aussi bien Søren Kierkegaard – est-il coupable ou non à l’égard d’une jeune fille en rompant les liens des fiançailles ? C’est bien la liberté qui est engagée là sous la forme du libre arbitre. Or cette liberté en acte est une liberté face à la responsabilité, donc face à une culpabilité éventuelle. C’est cette culpabilité possible qui constitue la trame du livre.

Notons d’abord quelques caractères des Stades. C’est un livre tout à fait baroque dans lequel Kierkegaard examine pour la première fois expressément la question des stades d’existence. C’est là qu’est formulée comme telle la tripartition et que sont présentées le plus directement les ruptures entre les stades. Les trois parties sont indépendantes. Ce ne sont pas les mêmes personnages ni les mêmes histoires ni la même méthode de composition. De tous les livres, les Stades est le plus hétérogène et chaque partie peut être considérée en elle-même. On peut alors, dans une première démarche, se concentrer sur une seule partie. Si la vie est un chemin, ce n’est certainement pas un chemin continu et droit.

On s’en tiendra à la troisième partie, de beaucoup la plus longue et la plus complexe ; elle est elle-même double : un récit rétrospectif et réfléchi, sous la forme du journal d’un quidam mélancolique, puis un examen de ce récit par un autre personnage, Frater Taciturnus. « “Coupable ?” – “non-coupable ?” » est un récit, un roman de formation avec une connotation nettement autobiographique ; c’est un journal tenu matin et soir avec deux aspects qui se font écho ; le matin, le quidam rappelle la réalité de l’an passé, et le soir il y revient sur le mode de la réflexion idéalisée. C’est également un essai, une recherche dialectique, un examen de l’expérience décrite dans le récit. La singularité de ce texte, c’est précisément le lien dialectique entre la mise en scène d’une histoire et l’analyse théorique d’un événement. En cela « “Coupable ?” – “non-coupable ?” » est apparenté à La Répétition. Ces deux essais-romans ont une signification remarquable, à savoir d’être directement existentiels et en même temps d’être très théoriques. On pourrait soutenir que ce sont les deux livres les plus typiquement kierkegaardiens, mettant pleinement en avant l’existence d’une subjectivité exposant sa souffrance et ruminant sa mélancolie, et portant l’acuité conceptuelle aussi loin que possible. Ce sont des essais faisant fond sur une expérience psychologique. Livres romantiques assurément, ils sont aussi très dialectiques.

D’abord un trait est à relever. « “Coupable ?” – “non-coupable ?” » est le texte le plus pseudonyme en même temps que le plus autonyme. Déjà, en tant que littéraire, le paradoxe est porté à sa limite. À un moment, il n’y a même plus la plus petite différence entre pseudonymie et autonymie ; en effet, le livre reprend, en termes identiques, la lettre de rupture de Søren à Régine (sa reine !). Voici cette lettre. « Pour ne plus renouveler les essais de ce qui pourtant doit arriver, de ce qui, une fois arrivé, donnera les forces dont on a besoin : que cela soit donc arrivé. Avant tout, oublie celui qui écrit cela ; pardonne à un homme qui, s’il a été capable de quelque chose, n’a pourtant pas été capable de rendre une jeune fille heureuse. »22 Remarquable (et singulière !), cette lettre l’est certainement, d’abord par sa lucidité et sa conscience d’une impossibilité. L’aveu de la faute est lié au bonheur, à l’impossibilité de contribuer au bonheur de Régine. La faute – une faute de jugement – est totale, bien qu’aucune infidélité (au sens strictement formel) n’ait été commise.

Il y a quatre degrés de pseudonymie, donc une pseudonymie en abîme ou en cascade. Par là est marquée la complexité de la culpabilité avec ses méandres tortueux ; de même est indiqué son caractère varié et peut-être inépuisable avec ses secrets se redoublant en enfilade et se refermant sur eux-mêmes. Or, à un moment donné, précisément au moment crucial, la pseudonymie est annulée ; ou plutôt pseudonymie et autonymie se rejoignent et même s’identifient ; elles passent l’une dans l’autre et deviennent indistinctes. Ce n’est plus un écrivain inconnu et fictif qui parle, mais c’est Søren Kierkegaard en personne. La tonalité est ainsi entièrement personnelle et subjective, mais le propos est de portée commune à l’humanité. Que signifie pour Untel (Søren Kierkegaard) ou pour un quidam (tout homme, n’importe qui) un acte coupable ? On multiplie les degrés de pseudonymie, non pas d’ailleurs pour insister sur la culpabilité, sur sa gravité, mais pour marquer la difficulté de la question et l’incertitude d’une réponse – et d’abord pour désindividualiser l’interrogation.

Kierkegaard, si souvent défiant envers le je, que justement la pseudonymie met à distance, procède ici, dans le livre le plus pseudonyme, à l’annulation de la différence entre moi et les autres. « Je est un autre », pourrait-on redire, après Rimbaud. Alors cette parole s’universalise. La pseudonymie absorbe le je. Le je demeure bien là (la lettre est personnelle), mais non plus comme particulier. La lettre que Søren a adressée à Régine pourrait être adressée par n’importe quel homme à n’importe quelle femme. (On admettra cependant que c’est là une hypothèse limite !). Étant une lettre pseudonyme, elle devient une lettre typique. Le je accède à l’universel. On pourrait alors dire : il n’y a plus de je. En effet, la lettre de Søren à Régine, en passant dans le livre pseudonyme, s’annule comme lettre personnelle et le je de Søren n’est plus qu’un je pseudonyme, un pseudo je et il s’annule. Mais on pourrait aussi bien soutenir l’inverse : le je est partout. En effet, sous le couvert de la pseudonymie la plus pseudonyme, la plus labyrinthique et retorse, c’est toujours un je qui est présent ; en occultant le je, on l’affirme en secret. Par des pseudonymes enchâssés, refoulant le je, on parle toujours du je et aussi c’est un je qui parle. On dira ainsi que la pseudonymie, ou la polyonymie, comme Kierkegaard l’indique au terme du Post-scriptum, masquant le je, est pourtant une affirmation du je, à la fois comme sujet et comme objet de la parole. Le je est certainement récusé, révoqué et destitué, mais il est aussi toujours là, insistant et caché. C’est un je littéraire-existentiel, mais ni métaphysique ni transcendantal.

Alors la pensée de Kierkegaard est-elle une philosophie du je ? Si la question porte sur l’existence (existents), elle est plus exactement celle de l’acte ou du fait d’exister (at existere), ce qui renvoie à une subjectivité. Le concept d’existence, d’ailleurs jamais constitué, oriente vers la subjectivité, qu’il déborde évidemment. L’œuvre est un monde de subjectivités, créées ou réinventées. On pourrait dire : l’œuvre ne s’intéresse qu’au je. Les personnages, très divers, ont leur subjectivité ; les auteurs pseudonymes ont aussi une subjectivité minimale, celle de leur nom. L’œuvre serait-elle donc égocentrée ? Kierkegaard est bien un philosophe de la subjectivité généralisée, englobante. Pourtant, c’est un je récusé, barré (déjà en tant que pseudonyme) ; c’est d’abord un je relatif, puisque posé dans un réseau (un système ?) de relations, de sorte qu’aucun je n’est en position de surplomb. Le je est d’abord une instance de parole dans un acte de discours ou de communication. Et si Anti-Climacus est le pseudonyme supérieur, et même un pseudonyme thétique (le seul), il demeure relatif à Climacus. On pourrait certes chercher à établir un ordre (certainement mouvant) entre les pseudonymes et s’interroger sur une hiérarchie (certainement instable) entre eux. Mais jamais le je, quel qu’il soit (personnage ou auteur), n’est en position de fondement ou de référence. Son être, c’est d’avoir à être, d’être à l’horizon, de s’édifier, d’advenir à soi, de cheminer de je (jeg) vers soi (selv).

On s’arrêtera sur le titre, marquant que l’horizon humain est celui de la culpabilité. On notera que le titre n’est pas « “Coupable ?” – “Innocent ?” », ce qui indiquerait une égalité, ou peut-être une alternative, entre la culpabilité et l’innocence. Dans le titre, le premier mot est « coupable » et le second est relatif au premier ; il est une négation du premier ; c’est donc bien en fonction de la culpabilité que la question est posée. En niant la culpabilité, on n’entre cependant pas dans le cadre de l’innocence. Dire « non-coupable », ce n’est pas dire exactement « innocent ». Il y a une prégnance de la culpabilité, au cas même où un individu serait finalement reconnu non-coupable. L’individu le moins coupable demeure toujours implicitement coupable et n’est jamais vraiment innocent. On ne quitte pas le registre de la culpabilité et son horizon ; on ne s’affranchit jamais totalement de la culpabilité.

Après un long examen, le jeune homme se reconnaît coupable d’avoir renié sa parole. C’est dans son journal du 18 juin à minuit.

Suis-je donc coupable ? Oui. Comment ? Du fait que j’ai commencé ce que je ne pouvais pas réaliser. Comment comprends-tu cela maintenant ? Je comprends maintenant plus clairement pourquoi cela m’était impossible. Quelle est alors ma faute ? De ne pas l’avoir compris plus tôt. Quelle est ta responsabilité ? Toute conséquence possible concernant sa vie. Pourquoi toute conséquence possible, car cela paraît vraiment une exagération ? Parce que, ici, il n’est pas question d’un événement, mais d’une action et d’une responsabilité éthique, contre les conséquences desquelles je n’ose pas m’armer de courage, car le courage consiste précisément à s’ouvrir devant elles23.

Ainsi la faute est-elle reconnue, c’est-à-dire admise et expliquée. Elle est totale et sans réserve puisqu’il s’agit d’un acte portant sur la vie d’une personne ; cette culpabilité ne se divise pas et n’admet pas de degrés. Également la faute est analysée. Sa cause est identifiée ; c’est un manque de discernement, une insuffisance d’examen. Elle relève ainsi d’un acte intellectuel. Il y a eu un défaut dans l’analyse des conditions de la promesse. Or, loin d’atténuer la faute, ce défaut d’appréciation relève finalement de la volonté ; dans le jugement, on est conduit de l’intellect à la volonté. C’est un devoir de comprendre les implications de la promesse ; il fallait bien juger avant de promettre. Dans la décision, la responsabilité des conséquences est engagée.

C’est au cœur de la nuit, dans l’ombre du secret et à l’heure la plus sombre, que le jeune homme fait l’aveu de sa faute. L’aveu est-il sincère et complet ? Les tourments de l’âme, les fluctuations d’un amour sinueux et les méandres de la conscience autorisent le doute. La culpabilité est certes pleinement reconnue et avérée comme intégrale, après de longs détours. Pourtant la possibilité de non-culpabilité demeure, au moins sous la forme d’une hésitation. Ce point est précisément marqué par le titre. On note en effet que les deux termes sont posés à égalité, comme en équilibre, que même un tiret les relie et que des points d’interrogation sont marqués. Même dans l’aveu de culpabilité, un élément de non-culpabilité peut subsister, comme si donc entre la culpabilité et la non-culpabilité, ce n’était pas une alternative stricte ; avec le tiret, un va-et-vient demeure.

C’est bien la culpabilité qui est en cause. Pourtant la question n’est pas : qu’est-ce que la culpabilité ? C’est : qu’en est-il de l’éventuelle culpabilité d’un quidam, d’un individu particulier, qui est aussi bien un individu quelconque ? Considérons le titre. Nous sommes dans le registre allocutif – mais avec beaucoup d’implicite. Quelqu’un adresse une parole à quelqu’un à propos de quelque chose. Or le titre, même précisé par ses sous-titres, « une histoire de souffrance » et « expérience psychologique », ne contient ni locuteur désigné ni destinataire indiqué ni objet précis. Certes le locuteur et le destinataire ne sont pas inconnus ; on pourrait même leur attribuer un nom précis. Ils sont d’ailleurs identiques : c’est le sujet en première personne. Je m’adresse à moi-même la question : suis-je coupable ou non de cette faute ? Quant à l’objet, il est lui aussi connu : une promesse, une parole de fiançailles. Pourtant le titre, ne comportant ni sujet grammatical ni sujet d’attribution, a une portée générale, dépassant donc le cas particulier. C’est bien toujours un individu, même non nommé, qui est en cause, et cela est marqué à la fois par les guillemets et par les points d’interrogation. Reste que, le sujet étant absent ou occulté, le titre a pour corrélat n’importe quel individu. Qui que nous soyons, sommes-nous coupables ou non d’une faute ? Précisons encore un point, à savoir l’objet de la culpabilité. C’est un point très précis : une parole d’engagement. Or justement ce point particulier est tellement important qu’il transcende sa particularité. Si je manque à cette parole éminemment existentielle qu’est une promesse, quel crédit pourra avoir toute parole que je prononcerai ? Autrement dit, par le biais de cette interrogation – une culpabilité ponctuelle –, ce qui est en jeu, c’est la question d’une culpabilité générale, qui donc n’a ni sujet déterminé ni objet déterminé et qui s’applique à toute l’existence. La culpabilité, non qualifiée, est exactement en suspension, comme le sont d’ailleurs les termes interrogés et placés entre guillemets. C’est bien un cas précis qui est considéré, mais c’est tout être humain qui est en cause, sur le mode interrogatif.

Le ton est ainsi très différent du Concept d’angoisse où la culpabilité était absolument certaine et d’ailleurs originelle. C’est aussi la différence entre un texte narratif et rétrospectif et un texte conceptuel et théorique, comme si le texte proprement existentiel marquait une réserve ou comme s’il se tenait en retrait devant le texte doctrinal, qui marque bien la référence et la mesure, ou plutôt comme s’il n’avait pas ce but et se proposait seulement l’exposition et l’exploration d’un cas. Cela conduit à s’interroger sur la signification de la culpabilité inscrite au cœur de tout homme. Alors c’est vers d’autres textes qu’il faut se diriger. C’est dans l’un des Discours édifiants de 1847 que la réponse a été le plus directement formulée, et c’est une réponse à la fois capitale, dramatique et effrayante. Kierkegaard parle d’une culpabilité essentielle en tout homme ; la nature de chacun est marquée par une culpabilité constitutive ou ontologique.

Le rapport fondamental entre Dieu et un homme est qu’un homme est un pécheur et que Dieu est le saint. Devant Dieu, un homme n’est pas un pécheur en ceci ou cela, mais essentiellement un pécheur, non pas coupable en ceci ou cela, mais essentiellement et inconditionnellement coupable. Mais s’il est essentiellement coupable, alors il est aussi toujours coupable, parce que la dette de la faute essentielle est si profonde qu’elle rend impossible tout compte direct. Entre les hommes, la relation est telle qu’un homme peut avoir raison sur un point et tort sur un autre, être innocent sur un point et coupable sur un autre ; mais un tel rapport entre Dieu et un homme est impossible, car s’il y avait un tel rapport, alors Dieu ne serait pas Dieu mais un semblable de l’homme, et s’il y avait un tel rapport, alors la faute ne serait pas essentielle24.

Voilà une thèse extrême mais précise, sans doute jamais exprimée ailleurs avec une telle netteté, mais déjà implicitement présente dans l’« Ultimatum » de Ou bien Ou bien, dans lequel un pasteur jutlandais soutient que « envers Dieu nous avons toujours tort », thèse d’ailleurs en consonance avec le Concept d’angoisse, mais maintenant plus précise et plus affirmée. C’est dans une prédication qui ne porte sur la culpabilité qu’indirectement, en rapport avec l’acte d’édifier. Voici le titre complet : « Ce qu’il y a d’édifiant dans la pensée que, envers Dieu, nous avons toujours tort. » Ici donc la faute n’est plus de nature morale ou juridique ; elle n’est plus une infraction à une règle ou un tort déterminé ; elle est essentielle et inconditionnelle. La faute originelle n’est pas seulement une corruption radicale de l’être humain qui pourrait laisser intact un noyau originaire, mais elle est une corruption essentielle ou métaphysique. Par là nous atteignons les limites de la pensée, qui se tient face à l’abîme. Nous sommes toujours déjà en faute. Sans doute peut-on alors considérer que c’est cela la liberté entravée du Concept d’angoisse qui, à l’instar de Luther, est bien une liberté serve.

Or cela n’est pas le dernier mot de Kierkegaard ; mais alors il faut se diriger vers d’autres textes, spécialement vers les Œuvres de l’amour. S’il y a une réplique à la thèse de la culpabilité essentielle, c’est dans l’affirmation de l’amour qu’on la rencontre. Et c’est précisément un renversement de la thèse. D’abord on distinguera entre la dette (Gjeld) et la faute (Skyld). Il y a bien une dette de la faute, qui pourrait même être inépuisable, donc infinie ; la faute entraîne la dette. Mais aussi une dette peut être sans rapport avec une faute, en ceci que ce n’est pas la faute qui détermine la dette. C’est ainsi que Kierkegaard parle d’une « dette d’amour (Kjerlighedens Gjeld) »25. La dette est alors rapportée à l’amour, elle provient de l’amour, un amour infini. Plutôt même, la dette s’estompe devant l’amour, si bien que seul l’amour demeure. Nés coupables, et même essentiellement fautifs et pécheurs, nous sommes d’abord des sujets d’amour, nés par amour et pour l’amour, donc avec une dette d’amour, en deçà de toute faute. C’est bien une dette car nous sommes créés, mais c’est une dette sans compte ni mesure puisque ces notions sont étrangères à l’amour. La faute peut bien être originelle, mais elle n’est pas l’origine première ; il y a quelque chose de plus primitif que la faute ; quelque chose lui est antérieur, originaire : l’amour ou le don. Si nous avons toujours tort devant Dieu, Dieu justement peut pardonner tous les torts et remettre toutes les fautes. Alors la culpabilité est-elle vraiment essentielle et la liberté est-elle vraiment serve ? Ces questions, que nous laisserons ouvertes, nous reconduiraient précisément à saint Augustin.

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1Søren Kierkegaards Skrifter, 55 vol., Copenhague, Gad, 1997-2013 (ci-après SKS), ici SKS, vol. 4, p. 365-366 / Œuvres Complètes, traduit du danois par P.-H. Tisseau et E.-M. Tisseau, 20 vol., Paris, L’Orante, 1966-1986 (ci-après OC), ici OC, vol. 7, p. 163. Les textes sont retraduits. Nous reprenons, en les précisant, des recherches antérieures. Cf. André Clair, « chap. VII. Le concept d’angoisse », in : Id., Pseudonymie et paradoxe. La pensée dialectique de Kierkegaard, Paris, Vrin, 1976 ; Id., « chap. III. La constitution de la vie morale », in : Id., Éthique et humanisme, Paris, Cerf, 1989 ; Id., « chap. I. L’existence comme sensibilité. L’angoisse », in : Id., Sens de l’existence, Paris, Armand Colin, 2002 ; Id., « chap. III. Penser la culpabilité », in : Id., Kierkegaard et autour, Paris, Cerf, 2005.

2SKS, vol. 4, p. 348 / OC, vol. 7, p. 144.

3SKS, vol. 4, p. 350 / OC, vol. 7, p. 146.

4SKS, vol. 4, p. 350 / OC, vol. 7, p. 147.

5Voir saint Augustin, Contra Faustum manichaeum, XXXII, 18 ; Pascal, « De l’esprit géométrique », in : Jean Mesnard (dir.), Œuvres complètes, t. 3, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 414 ; Heidegger, Être et temps, § 29, p. 139.

6SKS, vol. 4, p. 354 / OC, vol. 7, p. 151.

7Martin Luther, Œuvres, t. 5, traduit par Jean Carrère, Genève, Labor et Fides, 1958, p. 192.

8Ibid., p. 87, n. 3. De même Calvin, reprenant la thèse du serf arbitre, conçu comme volonté aliénée, emprunte l’expression à ce texte de saint Augustin (Institution de la religion chrétienne, t. 1, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 18). Dans de nombreux textes, saint Augustin soutient quant à lui fermement la thèse du libre arbitre (De libero arbitrio ; De gratia et libero arbitrio). Pour être exact, on note que Luther emploie rarement l’expression de serf arbitre, d’abord dans une intention polémique. Or c’est justement le titre de son traité, marquant ainsi sa thèse. Alors il explicite le concept de serf arbitre avec abondance et fermeté.

9Ibid., p. 34.

10Ibid., p. 52.

11Ibid., p. 54.

12Ibid., p. 92.

13Ibid., p. 137.

14Ibid., p. 203.

15SKS, vol. 3, p. 165-166 / OC, vol. 4, p. 154.

16SKS, vol. 3, p. 172-173 / OC, vol. 4, p. 161.

17Cf. Emmanuel Kant, Werke. Akademische Ausgabe, vol. 5, Berlin, De Gruyter, 1968, p. 161 ; Id., Œuvres philosophiques, t. 2, Paris, Gallimard, 1984, p. 801-802.

18CfEthique à Nicomaque, VI, 2, 1139 b 4-5.

19Lv 19,18 ; Mt 22,39.

20Cf. SKS, vol. 23, p. 45 / Niels Thulstrup (éd.), Søren Kierkegaards Papirer, X-2 A 396, Copenhague, Gyldendal, 1969.

21SKS, vol. 3, p. 207 / OC, vol. IV, p. 194.

22SKS, vol. 6, p. 307 / OC, vol. 9, p. 304. Cf. Søren Kierkegaards Papirer, op. cit., X-1 A 664 et 667.

23SKS, vol. 6, p. 353 / OC, vol. 9, p. 351. Dans le même sens, voir le journal du 7 juillet au matin.

24SKS, vol. 8, p. 380-381 / OC, vol. 13, p. 281. On pensera aussi à un texte des Œuvres de l’amour (SKS, vol. 9, p. 107 / OC, vol. 14, p. 94-95) où Kierkegaard expose que devant Dieu un homme est comme néant (som Intet) ou devient néant (at blive til Intet) ; il affirme alors que l’homme a une « dette infinie » envers Dieu. Or précisément le registre de la dette est à distinguer de celui de la faute qui implique, outre la dépendance ou la subordination, la notion d’infraction. Les concepts de dette et de faute n’interviennent d’ailleurs pas dans les mêmes contextes. Mais peut-être faut-il renverser l’interrogation ; on se demanderait alors si la culpabilité essentielle et inconditionnelle des Discours édifiants ne serait pas seulement une dette essentielle et infinie. C’est bien une question cruciale.

25« Pourtant on donne peut-être de l’amour la description la plus correcte en disant qu’il est une dette infinie ; un homme, lorsqu’il est saisi par l’amour, sent cela comme s’il avait une dette infinie. En général, on dit de celui qui est aimé que, en étant aimé, il contracte une dette. Nous disons ainsi que les enfants ont une dette d’amour envers leurs parents parce que ceux-ci les ont aimés d’abord, si bien que l’amour des enfants n’est qu’un acompte sur la dette ou un juste retour. Et c’est d’ailleurs vrai. Mais pourtant ce discours rappelle beaucoup trop une véritable relation de comptabilité : une dette a été contractée et elle doit être remboursée ; un amour nous a été témoigné et il doit être remboursé avec amour. Nous ne parlons pas de cela maintenant, à savoir qu’en recevant on contracte une dette. Non, c’est celui qui aime qui a une dette ; lorsqu’il est saisi par l’amour, il sent cela comme s’il avait une dette infinie. Merveilleux ! Donner à un homme son amour est bien, je l’ai dit, le maximum qu’un homme puisse donner – et pourtant, c’est justement lorsqu’il donne son amour et justement en le donnant qu’il contracte une dette infinie. Aussi peut-on dire que le propre de l’amour, c’est que l’amant, en donnant infiniment, contracte une dette infinie. Mais cela est le rapport à l’infini, et l’amour est infini. » (SKS, vol. 9, p. 176-177 / OC, vol. 14, p. 161-162).