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André Dumas et la figure de l’intellectuel chrétien

Stéphane LAVIGNOTTE

Institut Protestant de Théologie, Paris – Faculté universitaire de théologie protestante, Bruxelles

Emmanuel Mounier, François Mauriac, Georges Bernanos, Paul Ricœur, Jacques Ellul... À n’en pas douter, l’histoire intellectuelle française a été marquée par des « intellectuels chrétiens ». Pourtant, en 2006, Olivier Abel fait le constat de la « figure effondrée de l’intellectuel chrétien »1 : dans l’espace académique, accusé d’être trop chrétien, et dans l’espace chrétien d’être trop intellectuel. Étudier les gestes d’André Dumas (1918-1996), professeur à l’Institut Protestant de Théologie (IPT) de Paris de 1961 à 1983, nous permet-il d’ouvrir des perspectives pour sortir du piège ?

Sa pensée est aujourd’hui oubliée, comme en témoigne la quasi inexistence de travail universitaire sur son œuvre. Ou même l’histoire de la thèse dont est issu cet article : le matériel principal en est les 14 cartons d’archives personnelles d’André Dumas, déposées à son décès à la bibliothèque de l’Institut protestant de théologie de Paris, jamais ouvertes depuis et inventoriées pour la première fois.

Pourtant, il fut l’un des protestants les plus connus en France à son époque, ayant droit à sa biographie dans l’Encyclopedia universalis ou le Dictionnaire des intellectuels français2. Une parole entendue avec des passages sur les grandes radios nationales, des publications dans la presse grand public y compris populaire comme Détective ou Paris-Match. Il marqua fortement ceux qui l’ont côtoyé, étudiants ou intellectuels, croyants ou non. Sans conteste, il y eut un « moment Dumas »3.

Qu’il ait eu de l’audience en son temps ne garantit pas qu’intervenir aujourd’hui comme intellectuel « à la Dumas » assure d’être entendu. Le contexte a changé : le rapport de la société à la religion, aux intellectuels, à la vérité, à l’autorité. Mais notre hypothèse est qu’il a anticipé certaines de ces évolutions aujourd’hui achevées et qu’étudier sa façon d’être un intellectuel peut être aujourd’hui fructueux.

Le terme d’intellectuel – sa définition, son rôle dans la société comme la façon de l’étudier – fait l’objet de débat et l’approche a été renouvelé ces dernières années. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli définissent l’intellectuel comme « un homme de culture, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie »4. Cette définition de l’intellectuel universel – le Zola de l’affaire Dreyfus en étant la figure tutélaire – est aussi celle de Jacques Julliard et Michel Winock dans leur dictionnaire. Elle est encore celle de Jean-Paul Sartre définissant les intellectuels, et définissant sa propre position, comme ceux qui ont « acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence (science exacte, science appliquée, médecine, littérature, etc.) et qui abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et critiquer la société et les pouvoirs établis au nom d’une conception globale et dogmatique (vague ou précise, moraliste ou marxiste) de l’homme », Sartre entendant abuser dans un sens positif5. Elle est celle des intellectuels cités au début de cet article.

Pourtant, cette figure de l’intellectuel entre en crise dès les années 1960. En 1976, Foucault remet en cause la figure de l’intellectuel universel pour interroger la figure de l’intellectuel de gauche qui a « pris la parole et s’est vu reconnaître le droit de parler en tant que maître de vérité et de justice. On l’écoutait, ou il prétendait se faire écouter comme représentant de l’universel. Être intellectuel, c’était un peu être la conscience de tous [...]. Il y a bien des années maintenant qu’on ne demande plus à l’intellectuel de jouer ce rôle »6. Or, les intellectuels chrétiens – tels ceux mentionnés au début de ce texte – sont doublement touchés par cette crise : ils sont maître de vérités en tant qu’intellectuels universels, et en tant qu’assimilés à une tradition religieuse ils sont soupçonnés de vouloir imposer une vérité.

D’autres figures sont présentes dans les débats français depuis les années 1960. La place des débats entre chrétiens et marxistes – et donc entre structures très centralisées comme le Parti communiste et l’Église catholique – met au premier plan des intellectuels officiels de ces organisations. La redécouverte d’Antonio Gramsci par les hétérodoxies marxistes fait émerger les figures de l’intellectuel organique et l’intellectuel traditionnel. Et Michel Foucault forge donc le concept d’intellectuel spécifique contre l’intellectuel universel, « maître de vérité ».

Depuis dix ans, les nouvelles approches interdisciplinaires sur cette question invitent à ne plus se focaliser sur la vie intellectualiste de la vie intellectuelle centrée sur un Panthéon ou un anti-Panthéon : un nombre restreint de figures et leurs débats, des compétitions ou des batailles entre « Grands penseurs » pris dans des débats intellectuels canoniques7. Il s’agit davantage de prendre la vie intellectuelle comme une réalité aux acteurs divers (par exemple les médecins, les militants, les acteurs politiques) dans une réalité sociologique large, s’intéressant à la longue durée des structures (institutionnelles comme mentales) ; la moyenne durée des phases intellectuelles en lien avec les évolutions démographiques, économiques, politiques ou religieuses (par exemple de l’évolution de la religiosité dans l’ultramodernité), et le temps plus court de l’actualité, des mouvements sociaux et des récits de vie. Un substrat sans lequel on ne peut comprendre comment émerge « le pensable et le possible »8.

Nous voulons montrer l’originalité de la figure d’intellectuel qu’incarne Dumas : tour à tour et souvent en même temps, passant de l’une à l’autre des figures – universel, officiel, organique, spécifique... – au gré du temps, des thèmes et des interventions. Passant les frontières qui séparent ces figures, ne se limitant pas à celle de l’intellectuel universel à la Zola qui dans la sécularisation voit de plus sa légitimité amoindrie car chrétien, il offre un positionnement original qui peut être fructueux.

1. Un intellectuel de la tradition française

André Dumas est sans contestation possible un intellectuel universel de la tradition française telle qu’elle apparaît avec l’affaire Dreyfus et selon la définition déjà donnée par Pascal Ory et Jean-François Sirinelli ou Sartre. Toutes les caractéristiques qu’ils en donnent s’appliquent à André Dumas.

Les deux auteurs insistent sur les effets de génération pour cette figure d’intellectuel : « La rencontre d’une classe d’âge intellectuelle et d’une crise entraîne ainsi parfois une empreinte commune dans les sensibilités, engendrant une semblable perception de cette crise et des aspirations identiques »9. André Dumas a lui-même insisté sur la double crise dans les années 1930 provoquée par Karl Bart sur sa génération10. La première crise – théologique – de la rencontre avec la pensée de Barth marque une génération de jeunes intellectuels protestants comme Denis de Rougemont, Jacques Ellul, Georges Casalis... Rapidement apparaît la seconde crise, politique, et la réponse de Barth et de l’Église confessante face aux prises de pouvoir de Mussolini puis d’Hitler, la guerre d’Espagne, faisant du Front populaire un combat commun contre le fascisme. Dans ce combat, il voit l’engagement, côté protestant, de la génération précédente d’intellectuels romanciers comme André Gide ou André Chamson, du député André Philip, sans lui-même s’y engager à la différence de Paul Ricœur qui participe à la revue Terre Nouvelle. André Dumas s’engagera fortement en revanche dans la CIMADE et la Résistance. Intellectuellement, il est alors influencé par Témoignage chrétien, qu’il diffuse et dont il garde dans ses archives des exemplaires parus sous l’Occupation11. Un dernier effet générationnel est celui de la Guerre d’Algérie, où il accompagne les étudiants comme aumônier à Strasbourg. C’est dans la foulée que, devenu professeur de philosophie et de morale, il s’engage dans les débats publics. Son profil correspond alors à une génération d’intellectuels que décrivent Jean-François Sirinelli et Pascal Ory : Résistance, Guerre d’Algérie, éloigné politiquement par cette dernière d’un Parti communiste qui tarde à s’engager pour l’indépendance et d’une Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) accusée de prendre en charge les guerres coloniales, donnant naissance à une nouvelle gauche (comme le Parti socialiste unifié, PSU, auquel adhère par exemple Georges Casalis).

L’intellectuel universel émerge également de la massification du débat des idées. Les débuts de la presse à grand tirage a donné lieu à la première massification, à l’époque de Dreyfus. Au début des années 1960 – Dumas commence à intervenir dans les débats publics – la presse quotidienne nationale atteint des tirages de plus de 4 millions d’exemplaires (moitié moins aujourd’hui), à quoi s’ajoute la montée en puissance de la radio et de la télévision. Quand Dumas publie une tribune dans Le Monde à la fin des années 1970, le quotidien tire à 500 000 exemplaires (300 000 aujourd’hui) et a potentiellement plus de 4,5 millions de lecteurs... Cette demande croissante d’idées est poussée notamment par l’explosion du nombre d’étudiants : 310 000 étudiants en 1960, 850 000 en 1968. Cette évolution entraîne également une évolution de la figure des intellectuels : les écrivains (Gide, Chamson...) ont laissé la place dès l’après-guerre aux philosophes, puis à partir des années 1960 plus largement aux producteurs de sciences humaines. Dumas lui-même est un philosophe qui lit et fait référence à des travaux de sociologie.

Typique dans la biographie de cette génération d’intellectuels « universels », il l’est aussi dans son mode d’intervention. À partir du milieu des années 1960 et des débats sur la contraception, André Dumas multiplie les tribunes dans la presse grand public. Dans les archives en ligne du journal Le Monde, nous avons noté 145 citations d’André Dumas entre 1954 et 2011. Parmi celles-ci, 23 sont des articles, des tribunes ou des reprises substantielles de textes publiés dans la presse protestante (une seule est un courrier des lecteurs). Elles s’étalent de 1963 à 1989. Il est aussi cité ou interviewé par des médias grands publics parfois étonnants : France-Soir, Détective ou RTL (repris par Le Monde12) sur l’avortement, Paris-Match sur le sort fait aux animaux...13

Le débat sur l’avortement est emblématique de son rôle d’intellectuel au sens dreyfusien. En 1970, lors du colloque de la Ligue de santé mentale et de l’Association pour l’Étude de l’Avortement (ANEA), André Dumas dit explicitement que l’association a été créée « afin d’essayer de débloquer, de libéraliser la législation française »14. La composition du comité directeur de l’ANEA, des personnes dont les titres de juristes, gynécologues, théologiens disent la compétence sur les différents aspects du sujet, traduit également une des caractéristiques de la figure de l’intellectuel universel selon Pascal Ory et Jean-François Sirinelli : « une conception de l’histoire à la fois idéaliste et sociale : les idées mènent le monde, leur force d’entraînement est liée à l’intensité de la conviction et la qualité de ceux qui l’expriment »15.

L’acte premier de l’ANEA n’est pas de publier un « J’accuse », mais tout de même un manifeste sous la forme d’un projet de loi. Comme le soulignent encore Ory et Spinelli, « il n’est pas mauvais de faire appel au plus grand nombre encore, celui de la Nation, éclairée par ses maîtres spirituels »16. Alors qu’en avril 1971 a été publié par le Nouvel Obs un appel de 343 femmes qui s’accusent d’avoir avorté, en décembre 1971, l’ANEA est à l’origine de l’appel de 220 gynécologues qui se déclarent solidaires des 220 médecins qui, en mai 1971, ont déclaré avoir pratiqué l’avortement. En janvier 1973, André Dumas fait partie des 14 personnalités chrétiennes – médecins, biologistes, démographes, théologiens, etc. – qui lancent un appel pour une réforme de la législation sur l’avortement. Puis, le 7 février, l’ANEA s’accuse en rendant publique une déclaration signée de 206 personnalités intitulée : « Nous avons fait des avortements voici pourquoi ». L’ANEA – et André Dumas, comme l’une de ses chevilles ouvrières – joue un rôle de lancement et de relance du débat.

Il ne s’agit pas là de refaire la biographie d’André Dumas, mais de souligner que la tribune et la pétition – typique de l’intellectuel universel – est un de ses modes d’intervention courant : en 1968 pour la libération des prisonniers politiques d’extrême-gauche en France, en décembre 1970 pour les victimes de la répression du mouvement étudiant au Mexique, en septembre 1972 avec 317 pasteurs une lettre ouverte aux protestants d’Afrique du Sud contre l’apartheid, en 1973 « pour une politique de défense sans recours à la violence armée » aux côtés de Théodore Monod et de partisans de la non-violence, en 1976 pour l’élection directe du Parlement européen, en juin 1978 pour les « pauvres et les opprimés » et les victimes des dictatures en Amérique latine, en février 1989 en soutien à Salman Rushdie menacé par le régime iranien, en 1993 contre un projet d’inscription d’une peine perpétuelle dans la loi française, etc.

2. Moins un intellectuel officiel...

André Dumas apparaît également comme un intellectuel officiel du protestantisme. Cette notion même d’intellectuel officiel, pour un protestantisme qui revendique le sacerdoce universel, l’absence de pape comme son absence d’intégration dans une institution unique, peut étonner. Elle est en fait octroyée par les interlocuteurs de Dumas, qui projettent sur le protestantisme l’image d’une institution intégrée à l’instar du catholicisme. Comme l’exprime Gabriel Vahanian, directeur de la revue Foi et Vie au moment de sa mort : « Dans le monde, c’est vers lui qu’on se tournait quand on voulait l’opinion d’un “protestant” »17. Significative est l’interview donnée à Détective en 1971 où il est présenté comme professeur de philosophie, pasteur à qui il est dit « vous représentez l’Église protestante »18 et comme vice-président de l’ANEA. Dans la première question, il lui est demandé la position de « l’Église protestante [sur] ce brûlant problème qu’est l’avortement »19. La relance se fait systématiquement avec « Monsieur le Pasteur »20. De même dans l’article de Paris-Match de 1980 sur « Les animaux malades de l’homme », le journaliste interroge un rabbin, un jésuite et lui en tant que « pasteur protestant », chacun étant porteur de la parole de sa religion21. Il est aussi présenté comme professeur d’éthique. Également dans son livre-enquête sur l’euthanasie, après une biographie de quelques lignes, Jean Toulat le présente ainsi : « Le grand public le connaît surtout par ses interventions à la télévision, où il a souvent été le porte-parole du protestantisme, notamment sur la question de l’avortement »22.

Étonnamment, ce sont les seules fois où il est représenté comme porte-parole « officiel » du protestantisme. Ce n’est d’ailleurs pas le cas dans les moments les plus institutionnels, par exemple les auditions parlementaires. Quand il s’exprime le mercredi 9 novembre 1966 devant la « Commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi (no 1870) concernant la prophylaxie anticonceptionnelle », c’est-à-dire « la proposition de loi de M. Neuwirth, relative à la régulation des naissances », comme le rapporte Le Monde du 11 novembre 1966, aucun des intervenants religieux ne le fait en représentant son institution23. Le rabbin Gugenheim est présenté comme professeur au séminaire israélite de France ; le R. P. de Lesrapis comme professeur de sociologie familiale à l’Institut catholique de Paris et le chanoine Gaudillière comme directeur du Centre national de pastorale familiale ; « le pasteur André Dumas » est lui-même présenté comme « professeur d’éthique à la faculté théologique protestante de Paris ». Ils ne sont pas là comme représentants des institutions (de la Fédération protestante de France, de la Conférence des évêques ou du Consistoire israélite, qui ne seront d’ailleurs pas auditionnés), mais comme des spécialistes dont sont mises en avant la compétence d’enseignant ou des questions familiales, même s’il est précisé leur appartenance à un ministère (révérend père, chanoine, rabbin, pasteur). De la même manière, lors des auditions parlementaires sur l’avortement – où là des délégations des institutions religieuses sont reçues – André Dumas ne fait pas partie de celle de la Fédération protestante de France mais de l’ANEA.

Représentants de religions vues comme des institutions (quand bien même depuis 1905, les Églises sont associations, sous un statut dérivé de la loi de 1901 sur les associations) ou comme des universitaires, n’est-il pas projeté sur eux une des évolutions profondes du monde intellectuel à partir des années 1930, à savoir son étatisation ? L’action culturelle et scientifique du Front populaire, l’essor organisé de la recherche, le besoin d’expertise à partir de 1945, la démocratisation de l’enseignement supérieur à partir des années 1960 « indiquent combien les ressources fournies par l’État sont devenues une composante majeure de l’offre et de la demande intellectuelle, au point que son existence, son action douce ou brutale de façonnage, pèsent jusque chez les penseurs et les créateurs les plus transgressifs [...] »24.

La sécularisation a transféré la religiosité et sa légitimité des Églises vers les institutions séculières, en l’occurrence l’État et l’éducation. Quand ces intellectuels religieux sont présentés comme des professeurs – quand bien même d’établissements privés –, ils profitent en retour de cette légitimité. Tout en n’étant pas salariés de l’État – sauf à Strasbourg, les Facultés de théologie ne sont presque plus en France financées par l’État depuis 1905 – ils profitent de la légitimité de cette assimilation. Il y a comme une double légitimité – l’ancienne de l’Église, la nouvelle de l’État – du terme d’intellectuel « officiel ».

André Dumas lui-même dans ses textes utilise souvent les expressions « pour le protestantisme », « selon le protestantisme ». Il a parfois un rôle officiel et est souvent considéré comme le porte-parole du protestantisme par les médias. Mais son statut de professeur à l’Institut protestant de théologie, en charge des questions de philosophie, titre très souvent cité, trouble les choses. Est-ce un poste d’où est dit une position de l’Église, comme semblent le penser les journalistes, dans un parallèle avec une fonction équivalente dans une Faculté catholique, d’où l’on n’est pas autorisé à exprimer publiquement une position divergente de l’institution ? Où est-ce un poste qui dit une connaissance sur les sujets débattus et sur les positions du protestantisme et du christianisme sur un sujet, d’où l’on attend une intervention descriptive, comme c’est le cas pour une partie de ses conférences vers un public non-protestant à propos de la contraception et de l’avortement ? À lire les façons dont s’exprime André Dumas et dont il est compris, le flou est réel et les deux semblent souvent se superposer. En ce sens, André Dumas n’est-il pas moins un intellectuel officiel qu’un intellectuel « organique » ?

3. ... qu’un intellectuel organique ou traditionnel

Pour Antonio Gramsci, cette figure de l’intellectuel est « organiquement » liée à une classe : il est issu de ses rangs, il a pour fonction de systématiser la conscience qu’elle a d’elle-même et de prendre part à l’organisation de la production25. Il ne s’agit pas pour Dumas d’une classe, mais d’une famille religieuse, le protestantisme. Il est issu de ses rangs : issu de la famille Maury, petit-fils d’un professeur de la Faculté de théologie de Montpellier, simple membre puis secrétaire général de la « Fédé » étudiante (Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants)... Son action peut s’apparenter à une fonction de systématisation de la conscience que cette famille religieuse a d’elle-même par ses nombreuses participations à des débats, des conférences, depuis les très nombreuses interventions dans les paroisses jusqu’à la participation aux réunions nationales : les archives conservent la trace des brouillons ou des annonces de 575 interventions ou conférences prononcées entre 1944 et 1994, mais pour la plupart entre 1961 et 1990. D’ailleurs, quand le synode général de l’Église luthérienne prend position en juin 1967, demandant la révision de la loi de 1920 en vue d’autoriser la contraception et « afin de diminuer si possible la dramatique proportion des avortements clandestins »26, Le Monde remarque que la décision a été prise « à l’issue d’un débat introduit par André Dumas ». Inversement, quand Le Monde du 19 mars 1979 rend compte de l’assemblée de la Fédération protestante de France durant laquelle celle-ci se prononce sur les modalités légales de l’avortement, le journaliste souligne que « quelques-unes des vedettes du protestantisme étaient absentes (par exemple, MM. Jacques Ellul, André Dumas, Georges Casalis, et les débats en ont été moins animés », montrant combien ces présences sont attendues et ces absences changent la vie organique de la Fédération, sans pour autant changer la proposition qu’André Dumas a préparé...27 Enfin, Dumas prend part à l’organisation de la production intellectuelle : il a joué un rôle central dans les différentes prises de position de la Fédération protestante de France sur l’avortement ou la bioéthique, ses textes inspirent les décisions sur l’avortement, il participe à la commission d’éthique à partir de 1984, etc.

Une originalité est à souligner dans le cas d’André Dumas : il peut aussi apparaître comme un intellectuel organique, pas seulement de l’Église mais aussi de mouvements sociaux, comme Jeunes femmes, le Planning familial ou encore davantage l’ANEA, comme le montre l’audition devant la commission parlementaire le 25 janvier 1974 où l’avocate Anne-Marie Dourlen-Rollier, secrétaire général de l’ANEA et première intervenante de l’association, renvoie vers Dumas pour les éléments éthique – « Ce n’est pas mon propos. J’ai à ma droite deux personnalités beaucoup plus compétentes que moi qui vous donneront leurs points de vue »28 – et exprime elle-même des arguments moraux – la naissance comme bénédiction et non fatalité, le thème de la parenté responsable, de la naissance comme un temps long se prolongeant dans l’éducation et donc de la nécessité d’un environnement soutenant – que l’on a lu sous la plume du théologien protestant.

Être un intellectuel organique est paradoxalement une position qui laisse plus de liberté qu’être un intellectuel fonctionnaire de l’État, comme le soulignent Christophe Charle et Thierry Jeanpierre. Face à l’étatisation du monde intellectuel, pour ceux qui ne veulent rien céder à l’idéal d’autonomie dreyfusien, il y a le « recours, pour sortir du dilemme, à des schémas de pensée issus de traditions idéologiques étrangères ou la référence à d’autres figures intellectuelles nettement distincts de celles dominantes en France jusque-là : l’intellectuel de parti, l’intellectuel organique, le repli sur d’autres mondes échappant aux contraintes du réel... »29.

Pourtant c’est bien davantage un représentant officiel, un intellectuel officiel qu’un intellectuel organique du protestantisme que cherchent certains interlocuteurs. Dans les débats qu’organisent Roger Garaudy et Gilbert Mury pour le Centre d’étude et de recherche marxiste (CERM) pour le Parti communiste français à partir de 1961 avec des intellectuels chrétiens, une partie de l’enjeu est que la partie catholique accepte d’y être représentée officiellement. Ainsi dans un article de L’Humanité où l’auteur se réjouit : « Nous avons pu obtenir la participation de deux prêtres catholiques éminents [...]. »30 L’un de ces derniers, le R. P. Dubarle, précisant qu’il intervient « avec joie d’autant plus grande qu’il le fait en tant que prêtre catholique, professeur de philosophie dans un Institut catholique et avec l’aveu de ses supérieurs. »31 Les débats semblent ne plus être entre des personnes mais entre des idéologies :

Lorsque le R. P. Dubarle admet la valeur du matérialisme scientifique [...] Lorsque le R. P. Jolif dégage les valeurs immanentes de la conception matérialiste de la morale, lorsque l’un et l’autre montrent qu’en dépit de conceptions dernières irréductibles, chrétiens et marxistes, catholiques et communistes peuvent travailler à l’élaboration d’un humanisme commun sur le plan de la morale, de la science, de l’histoire [...] c’est un événement d’importance nationale32.

Les statuts de représentants officiels et d’intellectuels « organiques » se superposent.

Il vaut peut-être là la peine de revenir à Gramsci. Car une autre catégorie du penseur communiste italien peut être relevée. Pour Gramsci, l’intellectuel organique est lié à une classe sociale dominante ou ascendante. Il oppose à l’intellectuel organique l’intellectuel traditionnel : celui-ci est le vestige d’une classe dominante déchue, à laquelle il était organiquement lié lorsqu’elle était hégémonique. Ainsi donne-t-il l’exemple des ecclésiastiques, liés à l’aristocratie foncière dominante à l’époque précapitaliste. Même s’ils sont liés à une classe qui a perdu son hégémonie, cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas importants politiquement. Comme le souligne Razmig Keucheyan dans une introduction à une sélection de textes du penseur italien :

Toute classe qui aspire à devenir hégémonique doit parvenir à attirer sur ses positions idéologiques les intellectuels traditionnels. Que des secteurs importants de l’Église catholique se soient rapprochés des mouvements révolutionnaires dans les années 1960 et 1970, en Europe et en Amérique latine notamment, donnant lieu à la théologie de la libération, illustre un tel processus. La persistance des classes ou idéologies passées, et la fonction stratégique qu’elles peuvent jouer dans le temps présent, est un thème récurrent des Cahiers de prison33.

Même s’ils n’ont pas lu – ou retenu – Gramsci, comme on peut le supposer au regard de leurs débats sur la religion, Roger Garaudy et Gilbert Mury semblent être dans une telle opération...

4. Un intellectuel spécifique...

Mais se concentrer ainsi sur une seule personne – André Dumas – fait courir le risque d’alimenter cette « histoire intellectuelle (et intellectualiste) de la vie intellectuelle » que critique la nouvelle approche interdisciplinaire de la vie intellectuelle34. Pour étudier Dumas et son ancrage dans l’histoire de la vie intellectuelle plus large, ses liens avec l’histoire de la société, ses dialogues avec une diversité d’intervenants – médecins, militants politiques, jeunesse, femmes – de son temps, la figure de l’intellectuel spécifique de Michel Foucault n’est-elle pas plus pertinente ? Pour Foucault l’intellectuel spécifique, qui se démarque de la figure de l’intellectuel universel, émerge depuis les années 1960, née d’une nouvelle liaison entre la théorie et la pratique, travaillant dans des secteurs spécifiques (le logement, l’hôpital, la prison, « les rapports familiaux ou sexuels »...), jouant un rôle d’échangeur, « créant des liens transversaux de savoir à savoir, d’un point de politisation à un autre », de « savant-expert »35. Dumas répond à bien des égards à cette définition. Il travaille sur des problèmes spécifiques – la contraception, l’avortement, les rapports familiaux ou sexuels... – tandis que d’autres théologiens de sa génération, comme Georges Casalis, travaillent sur le général de la lutte des classes. Sa production naît d’une liaison entre la pratique : le concret des questions évoquées (jusqu’à participer à des commissions clandestines étudiant des demandes d’avortement) et le théorique philosophique, théologique et biblique. Il vit le mouvement que décrit Foucault dans l’interview où il définit l’intellectuel spécifique : « Les intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas dans l’“universel”, l’“exemplaire”, le “juste-et-le-vrai pour tous”, mais dans des secteurs déterminés, en des points précis [...]. Ils y ont gagné à coup sûr une conscience beaucoup plus concrète et immédiate des luttes. »36

Ainsi, devant l’assemblée générale de S.O.S. Amitié du 13 mai 1973, dans une allocution dont il a gardé un exemplaire dans ses archives, André Dumas se présente comme pasteur, professeur de morale dans une Faculté de théologie et vice-président de l’ANEA fondée « afin d’essayer de débloquer, de libéraliser la législation française »37 : le propos n’a jamais été aussi tranché et cherche à participer à une « lutte » productrice de « politisation », pour reprendre les termes de Foucault. Il évoque ensuite clairement l’engagement dans la pratique des avortements clandestins qui lui fait avoir « une conscience beaucoup plus concrète » :

Puis, voyant que les choses restaient bloquées, nous avons décidé d’essayer de vivre, avant que la législation française ne le permette, une véritable libération. C’est-à-dire que j’ai passé plusieurs soirées en automne dernier et cet hiver à faire partie d’une commission, examinant sur dossier des demandes d’avortement, admis, non admis. C’est là une situation très éprouvante, à la suite de laquelle nous avons formulé une nouvelle proposition de loi possible, supprimant les commissions mais maintenant une large série d’indications38.

La suppression des commissions – pourtant centrale dans l’interview donnée deux ans avant au journal Détective – est une évolution importante, le résultat d’une « conscience beaucoup plus concrète et immédiate des luttes ».

Il définit ainsi devant S.O.S. Amitié sa position originale : « Tout ceci simplement pour dire que j’ai été amené à vivre d’assez près les débats de l’avortement, bien que je ne sois ni docteur, ni femme, ce qui est certes important, car ce sont celles et ceux qui ont à vivre la question qui ont assurément le plus à en parler. J’ai dit ces quelques mots introductifs pour me situer avec implication et honnêteté. »

Ce savoir, il va le porter par exemple devant des publics divers et notamment de médecins, qui sont d’autres points de politisation puisque ces derniers ont un point de vue dans le débat sur l’évolution de la loi sur l’avortement. Ainsi, entre novembre 1970 et novembre 1979, André Dumas fera 29 conférences organisées par des paroisses protestantes et 25 sont explicitement devant un public non-confessionnel, non seulement du « grand public » mais surtout des publics spécifiques : un public de militants ou de bénévoles concernés par le sujet, comme les militantes du Planning familial ou de la Croix-Rouge, de S.O.S. Amitié. Un public de professionnels : médecins, étudiants en médecine ou en droit, gynécologues, journalistes. Un public de professionnels dans un cadre confessionnel : il intervient à plusieurs reprises devant des scientifiques ou des médecins catholiques. Un public de professionnels de la morale : il intervient à plusieurs reprises pour des théologiens moralistes. André Dumas est aussi amené à écrire dans des journaux spécialisés, en particulier la presse médicale. Il présente la position protestante sur la contraception dans la Gazette médicale de France ou sur l’avortement dans Médecine mondiale39. Comme nous l’avons dit, il est amené à intervenir dans le cadre du travail législatif puisqu’il est entendu par les commissions parlementaires qui étudient les projets de loi sur la contraception en 196740 et sur l’avortement en 197441. Il n’apporte pas seulement un savoir théorique mais, encore une fois, crée « des liens transversaux de savoir à savoir, d’un point de politisation à un autre »42, où il est entend et nourrit son point de vu de « savant-expert »43.

Quand il intervient, écrit ou est interrogé, ce n’est pas seulement en expert de la question de l’avortement et en porteur d’un engagement où une expérience avec d’autres se politise, mais aussi en spécialiste des conceptions religieuses sur cette question. Il fait systématiquement – reproduisant le geste de son ouvrage Le contrôle des naissances, opinions protestantes44 – une généalogie, une analyse et une critique de l’histoire des conceptions religieuses sur le sujet, montrant la théologie comme discours critique sur la religion, dévoilant à ses interlocuteurs l’archéologie théologique des arguments présents dans le débat. Ainsi, lors d’un colloque organisé par le Grand Orient de France à Paris sous le titre « Contraception et avortement : la parole est aux femmes »45, un mois avant la reprise des débats sur la loi de 1974, Gisèle Halimi dénonce la thématique de « la vie » et du « respect de la vie » comme un « espèce de fourre-tout métaphysique, plutôt que scientifique, une espèce de magma où l’on mélange tout, la religion, la métaphysique, la morale, qu’on pare de termes scientifiques »46. André Dumas intervient dans la même après-midi et souligne qu’il a aimé les propos de Gisèle Halimi et va commencer par analyser pour le déconstruire ce « confus conglomérat de religion, de métaphysique et de morale » qu’elle a dénoncé, par exemple en défendant que pour lui l’image ancienne (« une image a toujours des fondements, même si elle est erronée »47) selon laquelle « la religion » n’autoriserait la sexualité que si elle était ordonnée à la procréation serait issue de saint Augustin et n’aurait pas de fondement biblique.

Là encore, on voit une des spécificités de l’intellectuel spécifique selon Michel Foucault, qui n’a pas plus comme l’ancien intellectuel à produire des vérités universelles, mais à rendre visible les dispositifs de production de la vérité et des régimes de vérité pour montrer que « la vérité est de ce monde »48. Le Foucault de 1976 n’est plus le structuraliste strict de 1970, critiqué par Dumas49, mais est devenu un intellectuel militant engagé, de la lutte contre le racisme à la Goutte d’Or (avec Sartre, Mauriac et Charly Hedrich, le pasteur de la Mission populaire de la Maison verte dans le 18arrondissement de Paris) au Groupe information prison. L’intellectuel-militant a vu la possibilité d’une adresse qui sorte de la circularité des discours, la position qu’il avait comme intellectuel structuraliste. Plus tard, il montrera dans son Histoire de la sexualité50 un autre usage de l’archéologie du savoir : une interprétation des régimes de vérités successifs qui ouvre des possibles dans le régime contemporain de vérité sur la sexualité.

Conclusion : un aiguillon pour le statut de la pensée protestante dans le débat public français

Depuis trente ans la place des intellectuels dans le débat français a évolué, comme celle de la religion dans la société française. En quoi André Dumas pourrait-il être une figure inspirante pour le protestantisme français et le statut de la pensée protestante dans le débat public ?

La sécularisation croissante de la société française apparaît souvent comme un obstacle à l’intervention de l’intellectuel chrétien dans l’espace public. Or, le positionnement d’André Dumas nous semble permettre de transformer cette difficulté en opportunités, profitant des évolutions de la sécularisation. Retenons-en deux : la pluralisation et la sécularisation de la sécularisation. La pluralisation, comme le souligne Charles Taylor51, permet d’appréhender différemment la sécularisation : loin d’être une « soustraction » progressive à une matrice religieuse qui s’épuiserait peu à peu, elle est une redéfinition de la croyance qui voit se multiplier les options spirituelles, laissant une place nouvelle aux voix minoritaires. Ces sensibilités minoritaires trouvent une écoute nouvelle auprès de nos contemporains qui semblent se tenir à distance de la religion mais restent bouleversés face à des croyants engagés comme Mère Teresa ou l’Abbé Pierre. La sécularisation de la sécularisation : la sécularisation des instances qui avaient profité de la sécularisation des religions par transfert des valeurs (le travail, la politique, la famille, etc.)52, laisse un nouvel espace aux religions pour des individus en recherche de ressources pour la socialité, le sens et l’imaginaire.

Ce nouvel espace est une opportunité aujourd’hui pour une figure d’intellectuelle « à la Dumas », telle que nous l’avons étudiée. L’affaiblissement de l’intellectuel officiel – trop lié à des institutions vues comme des pouvoirs menaçants – laisse davantage de place à l’intellectuel organique : davantage lié à une tradition, une communauté, une histoire, il est celui qui peut partager dans l’espace public leurs ressources pour des individus en quête de sens et d’imaginaire. Par sa position de minorité, autant le protestantisme était fragile comme institution (et donc ses intellectuels officiels), autant il profite de la nouvelle écoute qu’ont les minorités dans la pluralisation du débat. Dans la multiplication des options spirituelle, le protestantisme peut trouver une nouvelle place, et ses intellectuels organiques avec lui, d’autant qu’il n’a jamais été attaché à une situation de pouvoir et n’a jamais été perçu comme menaçant.

L’engagement de Dumas dans les débats de son époque – sa façon d’être un intellectuel universel – lui donnait une certaine visibilité. D’un côté, cette figure d’intellectuel universel est présumée décliner avec les années 1960, d’où l’apparition de la figure critique à son égard de l’intellectuel spécifique. De l’autre, la multiplication des options spirituelles et intellectuelles (la multiplication des visions de la vie bonne) entraîne aussi une multiplication des débats publics, comme le montre une effervescence française qui peut étonner à l’étranger. Assumer une dimension d’intellectuel universel, comme le fit Dumas, permet de saisir ces débats publics pour faire entendre la pensée protestante.

Enfin, si nos contemporains délaissent les discours d’institution, leur fascination pour des croyants comme Mère Teresa ou l’Abbé Pierre tient à ce que leur discours sont liés à une pratique, un engagement. L’intellectuel protestant pourrait saisir cette opportunité en suivant la figure de d’intellectuel spécifique qu’occupa Dumas, par exemple, auprès des femmes lors des débats sur la contraception et l’avortement.

Mais l’inspiration principale pour aujourd’hui est sans doute dans l’agilité d’André Dumas, passant d’une figure d’intellectuelle à l’autre, suivant les époques et les circonstances. Il déjoue les tentatives d’enfermement dans des frontières restreintes, celle de sa communauté ou de sa spécialité. Intellectuel spécifique même quand il est un intellectuel officiel, organique ou universel, il passe les frontières et fait passer les frontières à des paroles ou des expériences – par exemple celles des femmes lors des débats sur la contraception ou l’avortement – qui peuvent se faire entendre contre la tentation dogmatique d’imposer dans les débats les grands principes sur les réalités.

Pour décrire ce positionnement particulier, nous proposons de reprendre les termes d’Henri Desroches qui évoquait les passeurs de frontières des religions de contrebandes, « religions de l’opposition face aux religions du pouvoir, ou si l’on veut, pôles d’une religion contestataire par rapport aux oligopoles et monopoles des religions attestataires ; contre-jeux d’un marché noir des biens symboliques au-dessous des jeux qui président au commerce de ces biens symboliques lorsqu’ils sont trustés par l’Empire d’une Église et/ou d’un État »53. Un intellectuel contrebandier qui passe les frontières et fait passer les frontières aux idées et aux expériences des personnes qu’il a rencontrées – militants, médecins, acteurs politiques, personnes concernées –, inaugurant cette vision élargie de la vie intellectuelle que soutiennent les nouvelles approches interdisciplinaires défendues par Christophe Charle et Laurent Jeanpierre que nous avons évoquées dans l’introduction.

Ainsi Dumas nous propose, pour les intellectuels au-delà même du protestantisme, une ligne de fuite par rapport à l’opposition stérile entre intellectuel universel – la conscience universelle – et l’universitaire spécialisé, ultra-compétent sur une question extrêmement précise et s’interdisant toute intervention généraliste dans les débats de la société. Une ligne de fuite d’autant plus nécessaire pour l’intellectuel chrétien qu’il peut se voir de plus enfermé dans les frontières restreintes de sa communauté ou de sa spécialité (théologie, philosophie, sociologie), de la sagesse ou du moralisme, avec le risque de l’effondrement de leur figure comme le constatait Olivier Abel. L’intellectualité de contrebande, que nous trouvons chez André Dumas, permet de passer les frontières entre les différentes figures de l’intellectuel et de contester les souverainetés des nouveaux prêtres de la vie intellectuelle qui les referment en catégories et spécialisations étanches. Une invitation à continuer son étude pour faire émerger et connaître les gestes qui permettent cette contrebande.

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1Olivier Abel, « La figure effondrée de l’intellectuel chrétien », Contretemps 15 (2006), p. 80-90.

2Phillipe Vassaux, « André Dumas », in : Encyclopédia Universalis, t. 2, Paris, Thesaurus ; Rémi Fabre, « André Dumas », in : Jacques Julliard, Michel Winock (éds), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 2002.

3Pierre-Yves Kirschleger, « Le moment André Dumas », in : Michel Fourcade, Dominique Avon (éds), Un nouvel âge de la théologie, Paris, Karthala, 2009.

4Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France : de l’affaire Dreyfus à nos jours (1986), Paris, Perrin, 20044, p. 15.

5Jean-Paul Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, p. 12-13.

6Michel Foucault, Dits et écrits, t. 1 : 1954-1975, Daniel Defert, François Ewald (dirs), Paris, Gallimard, 2001, p. 109.

7Christophe Charle, Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, t. 1 : Des lendemains de la Révolution à 1914, Paris, Points, 2019.

8Ibid., p. 13.

9Ibid., p. 305.

10André Dumas, « Trois tournants chez les étudiants protestants français », Le Semeur 67 (1949), p. 508.

11Carton d’archives chez Jacques Maury.

12« Les positions catholiques et protestantes semblent inconciliables », Le Monde, 9 juin 1973.

13Marc Ullman, « Les animaux malades de l’homme », Paris-Match 1627 (1980).

14Ligue d’hygiène mentale, Association nationale pour l’étude de l’avortement (éds), Les problèmes éthiques de l’avortement, Toulouse, Privat, 1973.

15Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, op. cit., p. 13.

16Ibid.

17Gabriel Vahanian, « In memoriam André Dumas », Foi et vie 96/2 (1997).

18« Un problème bouleversant, six opinions déterminantes », Détective 1295 (3/06/1971).

19Ibid.

20Ibid.

21Marc Ullman, art. cit.

22Jean Toulat, L’euthanasie en question. Faut-il tuer par amour ?, Paris, Pygmalion, 1976.

23« Le protestantisme souhaite la réforme de la loi de 1920 », Le Monde du 11 novembre 1966. Un premier article consacré à la position catholique exprimée par le R. P. de Lesrapis, professeur de sociologie familiale à l’Institut catholique de Paris, était paru la veille.

24Christophe Charle, Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, t. 2 : Le temps des combats (1914-1962), Paris, Points, 2019, p. 12.

25Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Razmig Keucheyan (éd.), Paris, La Fabrique, 2012, p. 133.

26« L’Église luthérienne favorable à une révision de la loi de 1920 », op. cit.

27Henri Fresquet, « L’assemblée de la Fédération protestante de France se prononce sur les modalités légales de l’avortement », Le Monde du 19 mars 1979.

28Rapport d’information no 930 de l’Assemblée nationale sur le problème de l’interruption volontaire de grossesse, février 1974, p. 35.

29Christophe Charle, Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, t. 2, op. cit., p. 13.

30L’Humanité du 27 février 1964, cité par Jacques d’Arnoux, Nouvelles paroles d’un revenant, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1965, p. 153.

31L’homme chrétien et l’homme marxiste, Paris/Genève, La Palatine, 1964, p. 106.

32L’Humanité du 27 février 1964, art. cit.

33Antonio Gramsci, op. cit., p. 134.

34Christophe Charle, Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, t. 3 : Le temps des crises (de 1962 à nos jours), Paris, Points, 2019, p. 542.

35Michel Foucault, op. cit., p. 109-110.

36Ibid., p. 109.

37André Dumas, « L’avortement, intervention devant l’assemblée générale de S.O.S. Amitié » (13 mai 1973), Paris, Archives Dumas (Institut protestant de théologie).

38Ibid.

39André Dumas, « Le point de vue de l’Église réformée de France en matière de contraception », Gazette médicale de France 75/26 (25 octobre 1968) ; « L’avortement : concilier la science, la loi et la morale », Médecine mondiale du 25 mai 1971, p. 100-109.

40Rapport no 328 du 27 juin 1967 de M. Neuwirth concernant la prophylaxie anticonceptionnelle.

41Rapport d’information no 930 sur le problème de l’interruption volontaire de grossesse, op. cit.

42Michel Foucault, op. cit., p. 110.

43Ibid.

44André Dumas, Le contrôle des naissances, opinions protestantes, Paris, Les Bergers et les Mages, 1965.

45« Hôtel du Grand Orient de France, Contraception, avortement. La parole est aux femmes, Paris, 9 et 10 mars 1974 », Paris, 1974.

46Ibid., p. 64.

47Ibid.

48Michel Foucault, op. cit., p. 112.

49André Dumas, « Soupçonner les soupçonneurs », in : Id., Nommer Dieu, Paris, Cerf, 1980, initialement paru en octobre 1970 dans le Bulletin du Centre protestant de Genève, p. 5-25.

50Michel Foucault, La volonté de savoir. Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976.

51Charles Taylor, L’âge séculier, Paris, Le Seuil, 2011.

52Jean-Paul Willaime, E.-Martin Meunier, La guerre des dieux n’aura pas lieu : itinéraire d’un sociologue des religions. Entretiens de Jean-Paul Willaime avec E.-Martin Meunier, Genève, Labor et Fides, 2019. Jean-Paul Willaime défend que dans l’ultramodernité les religions reviennent comme ressources possibles pour le sens, le symbolique, l’imaginaire alors que les institutions qui avaient profité du transfert de sens de la sécularisation (le travail, politique, famille, etc.) sont à leur tour touchés par celle-ci.

53Henri Desroche, Les religions de contrebande, Paris, Mame, 1974, p. 17.