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Le corps comme réceptacle des dieux au Japon chez Ueshiba Morihei et Deguchi Onisaburō

Bruno TRAVERSI

Institut des Sciences du Sport-Santé

Bernard ANDRIEU

Université Paris Cité

Introduction : le temps où « arbres et plantes disaient des choses »

En 1921, Ueshiba1 Morihei 植芝盛平 (1883-1969) crée son budō (武道, « voie martiale ») – qui prendra le nom d’aikidō 合気道 – avec Deguchi Onisaburō2 出口王仁三郎 (1871-1948), le co-fondateur de l’Ōmoto-kyō (大本教, « Enseignement de la Grande Origine »), l’une des plus importantes « nouvelles religions » japonaises du début du XXe siècle au regard du nombre de ses adeptes3 et de son influence religieuse et politique. Renommé dans tout l’archipel japonais pour ses rituels de possession et sa connaissance du monde des esprits, Onisaburō4 conçoit le corps comme un shintai 神体 (littéralement, « le corps » 体 « du dieu » 神), autrement dit comme un réceptacle où peut résider momentanément un kami (esprit ou divinité), kami du plan terrestre (國神, kunitsu kami) ou kami du plan céleste (天神, amatsu kami), pour se manifester dans le monde des hommes. La pratique et la théorie spirituelles de Onisaburō se fondent sur la croyance ancienne en une nature parlante, en une époque originelle où les plantes, les pierres et les animaux possédaient un esprit et pouvaient parler. Époque que le Nihonshoki5 (720) évoque comme le « temps où Ciel et Terre se sont séparés, où arbres et plantes disaient des choses »6. Or, cette époque est pour Onisaburō et Ueshiba non pas un temps historique, mais un plan ontologiquement antérieur, ordinairement voilé, qu’il est possible de retrouver, d’actualiser et de vivre, grâce à la transe de possession (kamigakari, 神懸り). D’une part, la transe de possession permet de communiquer avec l’arrière-monde fondateur qui se tient dans l’imperceptible (, 幽)7. D’autre part, elle permet une forme d’ascèse grâce à laquelle l’adepte va progressivement se délier des esprits de la nature pour pouvoir s’unir au grand dieu originel, la divinité Ame-no-minakanushi (天御中主神), l’absolument un (zettai ichigen, 絶対一元).

Selon Onisaburō et Ueshiba, si la croyance en une nature parlante et les pratiques de possessions sont encore vivantes dans le Japon du début du XXe siècle, elles sont en voie de disparition sous l’influence de la culture occidentale « matérialiste ». En particulier, ils considèrent que la pratique du budō a été profondément modifiée par le modèle du sport et de son idéal olympique. « Concernant le budō japonais, écrit Ueshiba, on ne dit pas “sport”. [...] Au début, au Japon, il n’y avait pas de sport comme en Occident. Il y a des gens qui sont heureux de voir le budō prospérer en devenant un sport, mais ce sont des gens qui ignorent totalement ce qu’est le budō japonais. »8 Avec Deguchi, Ueshiba définit le « vrai bu » (shin no bu, 真の武) comme une pratique de l’« âme spirituelle » (kon, 魂)9 qui relève de la sphère du sacré et qui doit se faire en état de transe, à l’inverse du sport et du budō corporel qui sont des « jeux » du « corps 体 de chair 肉 » (nikutai, 肉体), des « divertissements » de l’« âme corporelle » (haku, 魄). « Le sport, c’est un jeu, un divertissement. C’est une activité sans l’âme spirituelle : c’est un exercice d’adresse de l’âme corporelle (le corps de chair) et non de l’âme spirituelle. »10 Pour Ueshiba, la transformation du budō en sport est le signe d’un renversement de la hiérarchie intérieure entre l’âme spirituelle et l’âme corporelle, hiérarchie qu’il faut rétablir grâce à la méthode de possession chinkon kishin no hō (鎮魂帰神の法, méthode) pour calmer l’âme et retourner au divin) mise au point par Onisaburō.

On se propose de montrer comment le budō de Ueshiba s’enracine dans l’Ōmoto-kyō, à travers notamment la pratique des transes de possession. Les expériences de possessions constituent chez lui une « histoire hiérophanique », selon l’expression d’Henry Corbin, dont nous donnerons un aperçu à travers trois étapes majeures. Dans le cadre de cet article, nous privilégierons cet itinéraire mystique au contexte historique que nous aborderons succinctement, itinéraire dont les événements se déroulent selon Ueshiba au confluent de la terre et du ciel, du monde matériel et du monde spirituel, de l’imperceptible et du perceptible, monde de l’entre deux qu’il nomme « le Pont flottant du ciel » (天の浮橋, Ame-no-uki-hashi).

1. L’Ōmoto-kyō, possession et renouvellement du monde

1.1. Les nouvelles religions japonaises

Mouvement religieux syncrétique11 et millénariste, l’Ōmoto-kyō fait partie de ce qu’on appelle les « nouvelles religions » (shin-shūkyō, 新宗教) japonaises. À partir du milieu du XIXe siècle, elles bouleversent le paysage des religions japonaises mis en place par les réformateurs de l’époque Meïji – à savoir deux grandes religions instituées, le bouddhisme et le shintoïsme, et deux courants minoritaires, les sectes du shintō et le christianisme. Elles s’appuient sur une base populaire qui voient en elles des religions thérapeutiques ainsi que des religions de salut12. Les nouvelles religions se caractérisent notamment par leur message de protestation contre l’ordre établit et l’espoir d’un renouvellement du monde par les kami ou les bouddha, accordant une place essentielle à l’expérience religieuse de la possession. La quasi-totalité d’entre elles sont créées à la suite d’une expérience de possession (kamigakari 神懸り, litt. « accroché » 懸り par un kami 神) de leur fondateur13, à l’exemple de l’école shintō Kurozumi-Kyō que Kurozumi Munetada fonda en 1876 après avoir été possédé par la déesse du soleil Amaterasu (天照). De même, l’Ōmoto-kyō est établie par Nao Deguchi, à la suite de sa possession par Ushitora-no-Konjin (丑寅の金神), avec Ueda Kisaburō – qui prendra le nom d’Onisaburō Deguchi, après s’être marié avec Sumi, l’une des filles de Nao.

1.2. Possession et nature

Au Japon, les phénomènes de possession ne sont pas propres aux nouvelles religions. Ils s’enracinent dans des pratiques populaires anciennes et représentent l’un des modes de relation de l’individu avec la nature et le monde céleste. À travers la possession, les kami peuvent entrer en dialogue avec les hommes. La croyance dans les possessions par les renards est parmi les plus répandues et anciennes. Ainsi trouve-t-on rapportés des faits de possession par les renards, de la même façon au XIIIe siècle et au XXe siècle. Par exemple, le Kokon Chomonjû (« Recueil des traditions de jadis et de naguère ») relate le cas de la possession d’un jeune homme par un esprit renard :

La première année de l’ère Kanki (1229) le fils de Kuninari, Responsable du Département des Rites [...] tomba dans l’égarement... Il faisait des bonds en l’air en dansant, mettait la tête en bas, cognait avec forces ses épaules sur le plancher... [...] Il mangea du riz cru, en le faisant croquer clair sous ses dents, dévora facilement en une ou deux bouchées un ormeau séché et cela d’une manière qui n’était pas celle dont on mange habituellement [...] puis il but deux grandes coupes de sake, lui qui d’ordinaire n’en buvait pas une... Or, comme à la vue d’un chien il baissa les épaules, changea de couleur et se mit à trembler de peur, Hôshin comprit que c’était là le fait du dieu Fuku Tenjin (le renard)14.

Dans les mêmes termes, Shigenon, dai15 à Osaka témoigne de cette croyance au XXe siècle :

Je me demandais alors « mais ne serais-je pas en train de me faire duper par les kitsune – renards – ou les tanuki – chiens vivériens (petits blaireaux) ? » On dit qu’ils font des mauvais tours aux gens qui sont dans des endroits écartés. Vous faisant croire qu’eux-mêmes sont des kami ou quelque autre noble existence et que, vous, vous avez atteint l’accomplissement que vous cherchiez, ils se jouent de vous, vous font faire des choses insensées et finissent par vous laisser tout ébahi et crotté dans une lande au milieu des feuilles mortes et des ordures16.

Le questionnement de Shigeno sur l’authenticité de la possession s’explique tout d’abord par le fait que certaines possessions sont feintes. Elle donne plusieurs critères pour juger de l’authenticité de la possession, comme des capacités physiques extraordinaires, ou du moins des actions que le sujet ne peut accomplir de lui-même dans son état de conscience ordinaire, ou encore des amnésies à la sortie de la transe. Ensuite, du fait qu’il existe plusieurs types d’esprits possesseurs dont certains sont trompeurs. Comme le montre l’extrait ci-dessus, les entités inférieures, comme les tanuki (タヌキ [狸], chien viverrin), sont, en effet, réputés trompeurs et avilissant, conduisant les hommes à régresser ; tandis que la possession par un kami supérieur constitue au contraire un dépassement de soi, un accomplissement spirituel. La possession est ainsi perçue comme une transformation de l’individu, transformation qui peut prendre la forme d’une involution ou d’une évolution selon la nature des entités. C’est pourquoi, outre les possessions spontanées, des techniques de mise en transe de possession se sont développées comme pratique ascétique afin d’atteindre l’éveil spirituel, mais aussi d’acquérir des capacités physiques et psychiques supérieures. À l’instar du Shugendō dont les adeptes, les yamabushi 山伏 « ceux qui couchent dans la montagne », pratiquent des rituels de possession médiatisée yorigito 憑祈祷.

Le prototype de la possession se trouve dans le mythe de la porte de la Céleste Caverne du Roc17 (天の石屋戸, Ame-no-iwayado) du Kojiki (720). Selon ce mythe, sur la Haute plaine céleste, à la suite des avanies de son frère, la divinité solaire, Amaterasu se confina dans une grotte. Ce qui eut pour effet de plonger le monde dans les ténèbres. Dès lors les huit cents myriades de dieux s’assemblèrent sur le Céleste-Mont-Kagu, pour convenir d’un stratagème destiné à faire sortir la déesse de son antre et ainsi redonner lumière et vitalité au monde – simultanément au monde des dieux, la Plaine des Hauts Cieux, et au monde des hommes, le Pays Central des Plaines de Roseaux. Ils décidèrent de lui offrir le spectacle d’une danse kagura – exécutée en état de possession. Ils élaborèrent à cette fin un rituel et désignèrent la divinité Ame-no-Uzume-no-mikoto (天宇受売命) pour exécuter la danse inspirée :

Et, posant à l’envers un seau devant la porte de la Céleste Caverne de Roc, elle le martela des pieds et, entrant en état de possession divine, elle découvrit sa poitrine et baissa le cordon de sa jupe jusqu’à son sexe. De ce fait, la Plaine des Hauts Cieux résonna alors que les huit cents myriades de dieux se mirent subitement à rire tous ensemble. Alors, trouvant cela étrange, Amaterasu-ô-mi-kami entrebâilla la porte de la Céleste Caverne de Roc... Ainsi, Amaterasu-ô-mi-kami étant sortie, le Soleil brilla naturellement sur la Plaine des Hauts Cieux et le Pays Central des Plaines de Roseaux, qui devinrent lumineux18.

Comme nous allons le voir, pour Onisaburō et Ueshiba, la danse qu’exécute Ame-no-Uzume-no-mikoto en état de possession est le modèle de la transe de possession kishin (帰神) « retour au divin », qui doit renouveler le monde à tous ses niveaux. Le thème du rétablissement et de la reconstruction du monde par le moyen de la possession est présent dès la création de l’Ōmoto-kyō jusque dans les derniers écrits de Ueshiba.

1.3. Les possessions de Nao Deguchi et la naissance de l’Ōmoto-kyō

L’Ōmoto-kyō trouve son origine dans la possession de Nao Deguchi par Ushitora-no-Konjin19, divinité redoutée par la croyance populaire20. On peut noter qu’avant elle, en 1890 (Meji 23), sa troisième fille, Hisa, avait été possédée par un renard jusqu’à la folie avant d’être rétablie par un exorciste du Konkō-kyō (金光教). Les possessions de Nao évoluent peu à peu, passant par plusieurs stades caractérisés par différentes expressions corporelles, pour aboutir à union harmonieuse, type d’union qui deviendra pour Onisaburō le modèle de l’« unité entre l’être humain et la divinité » (神人合一, shinjin gōitsu).

Nao est possédée pour la première fois par Ushitora-no-konjin le 5 janvier 1892 : « Nao eut le sentiment que quelque chose était entré en elle. Son corps devient lourd, elle se mit à trembler violemment, un “être vivant” (生き物, ikimono) se fit entendre à l’intérieur de son ventre, lui ordonnant de s’asperger d’eau. C’est près du puits, dans le jardin de derrière la maison, que ses enfants la trouvèrent à leur retour. »21 La crise se réitère les jours suivants, et s’engage alors un dialogue avec l’ikimono lors duquel il se présente comme étant Ushitora-no-Konjin.

Ikimono : « Je suis Ushitora-no-Konjin. »

Nao : « En disant cela, n’es-tu pas en train de me tromper ? [...] Tu n’es pas un renard ou un blaireau qui me trompe ? »22

L’on retrouve chez Nao le même questionnement sur l’authenticité de la possession que nous avons rencontré chez Shigeno. Pendant ce dialogue, qui dure pendant treize jours par intermittence, « la gorge de Nao était employée différemment selon qu’il s’agissait de sa voix ou de celle de l’être vivant (entré dans son ventre) »23. Quelques mois plus tard, Nao fait une nouvelle crise de possession qui se répète pendant environ dix jours ; puis, une troisième en février 1893 lors de laquelle Ushitora lui dicte des ordres et la fait prophétiser. Nao est alors jugée folle et enfermée par les autorités pendant quarante jours, dans l’une des pièces de sa maison. Pendant son enfermement, elle se met à écrire sous l’emprise de la divinité un texte qu’elle poursuivra jusqu’à sa mort en 1918, l’Ofudesaki, お筆先 – littéralement Écrits au fil du pinceau divin. Les possessions de Nao évoluent donc, tout d’abord chaotiques et violentes (tremblements du corps, évanouissements, crises soudaines), elles deviennent plus calmes et stables, et organisent la motricité au point où l’écriture devient possible de longues heures durant. L’une « des particularités des nouvelles religions à tendance chamanique, précise Berthon, telles qu’en a connu le Japon tout au long de son histoire, est la propension à mettre par écrit une révélation divine délivrée à celui ou à celle dont le corps devient, à un moment, réceptacle d’une divinité. »24 Dans le cas de Nao, cette mise en mot est une étape essentielle de l’évolution de sa transe de possession : au fur et à mesure de l’exercice d’écriture qui exige à la fois une posture stable et une gestuelle fine, Nao et la créature s’accordent ; d’une certaine manière, Nao apprend à maitriser son état de possession, à mettre son corps à disposition de cet autre qui l’habite. Du point de vue extérieur, l’état de possession s’efface ou devient discret. Par ailleurs, cette union est conforme à l’objet même de l’Ofudesaki qui prophétise la rénovation prochaine du monde et sa mise en ordre par la réunion du plan terrestre et du plan céleste, par l’union harmonieuse des kami et de l’homme.

Préparez-vous ! Ce monde sera changé entièrement en un monde neuf. Il y aura un grand nettoyage, une grande lessive des trois mille mondes. Ushitora no Konjin régnera sur tout l’univers. Alors s’établira le royaume des esprits qui durera éternellement25.

Le gouvernement intérieur de Ushitora, où le corps est vécu comme un lieu pacifié, sert de modèle au gouvernement annoncé du pays et du monde par les kami. Cette correspondance entre le gouvernement du monde intérieur et du corps, d’une part, et le gouvernement du pays par les dieux, d’autre part, sera théorisée par Onisaburō qui prend rênes de l’Ōmoto-kyō à partir de 1908 (Meiji 41). On la retrouvera également chez Ueshiba Morihei qui donnera pour finalité à son budō, fondé sur l’expérience de la transe, la rénovation du monde par le gouvernement des kami26.

2. Le corps de possession selon Deguchi Onisaburō et Ueshiba Morihei

2.1. Étude de la transe de possession

Durant l’été 1898, Deguchi Hisa, la fille Nao, fait la connaissance d’Onisaburō (Ueda Kisaburō) qui exerce alors comme exorciste. En lui montrant un extrait de l’Ofudesaki, elle lui demande de rendre visite à sa mère afin d’identifier l’esprit possesseur et de certifier qu’il s’agit bien d’Ushitora-no-Konjin. La certification concerne tout d’abord la véracité de la transe. Il s’agit de savoir si la transe est réelle ou si elle est feinte. L’exorciste examine pour cela l’état de conscience du sujet. Elle concerne ensuite l’authenticité de la parole de l’entité. Il s’agit cette fois de savoir si elle est bien ce qu’elle prétend être, et de déterminer sa nature. Pour cela, l’exorciste observe le comportement du possédé et dialogue avec lui, l’interrogeant sur les réalités du monde des esprits. Après avoir rencontré Nao et interrogé l’esprit possesseur, Onisaburō confirme qu’il s’agit bien de Ushitora-no-Konjin. Après une deuxième rencontre avec Nao en 1899, il s’allie avec elle pour développer la communauté qui avait commencé à se constituer autour d’elle, à cette fin il fonde l’association Kinmei Reigakukai (金明霊学会, « Association métal étincelant de l’étude des esprits »). Il se charge de l’organisation des rituels et de retranscrire en japonais standard les écrits de Nao (qu’elle avait rédigés uniquement en hiragana) en y incluant les kanji27 – ce qui implique nécessairement un travail sur le sens. La collaboration de Nao et d’Onisaburō correspond au modèle d’« anciennes pratiques populaires composées de femmes médiums et d’hommes chamans/interprètes ; dérivées d’un ancien idéal de direction par systèmes de “dualité sexuelle”. »28

2.2. Méthodes et formes de la possession

Avant de rencontrer Nao, Onisaburō avait appris la méthode de possession, chinkon kishin auprès de Nagasawa Katsutoshi29. Il installe cette méthode au sein de l’Ōmoto-kyō comme pratique quotidienne. Chinkon kishin no hō peut se traduire par « méthode d’apaisement de l’âme et de retour au divin ». Elle se compose de deux parties : le chinkon qui a pour but d’apaiser et de fixer l’âme ; et le kishin qui est chez Onisaburō la forme supérieure de kamigakari : l’unité avec Ame-no-Minakanushi (天之御中主神, « divinité de l’Auguste Centre du Ciel »), première divinité, apparue depuis le néant, selon le Kojiki30. Onisaburō lui confère un rang supérieur à toutes les autres divinités : elle est selon lui sans commencement ni fin (mushi-mushū, 無始無終), absolument infinie (mugen zettai, 無限絶対), absolument Un (zettai ichigen, 絶対一元). Dans son système métaphysique, elle dépasse toute forme de dualité : racine commune de l’esprit et de la matière, origine unique et commune de chaque esprit individuel, elle est le lien qui fait de l’univers une totalité indivisible.

Onisaburō distingue trois formes de possession selon la manière avec laquelle elle se produit31 : elle peut se produire spontanément, c’est-à-dire qu’elle est provoquée par la divinité elle-même – on parle alors de méthode (de possession) inspirée par le kami (神感法, shinkanhō) tel que le kamigakari de Nao ; elle peut résulter d’une ascèse, on parle alors de méthode [de possession] inspirée par soi-même (自感法, jikanhō) ; ou elle peut être provoquée par un autre être humain, par l’entremise d’une technique ou d’un rituel – il s’agit alors d’une méthode (de possession) inspirée par un tiers ou médiatisée (他感法, takanhō). C’est cette dernière forme de possession qu’Onisaburō pratique chaque jour, prenant lui-même le rôle du médiateur (審神者, saniwa) qui induit la transe en faisant descendre le kami dans le corps du médium (神主, kannushi). De ce point de vue, la pratique d’Onisaburō a été comparée avec l’hypnose par Nakamura Kokyō (1881-1952), missionné par le gouvernement japonais pour enquêter sur les pratiques de transes de l’Ōmoto.

Si la méthode chinkon kishin vise la possession supérieure kishin (帰神), celle-ci ne s’obtient que difficilement et rarement. Le plus souvent, ce sont des possessions inférieures qui se produisent, du type shinpyō (神憑) et parfois du type shinken (神懸) – la possession obtenue dépendant de l’état d’esprit à la fois du kannushi et du saniwa. Selon la classification32 qu’en fait Onisaburō, chacun de ces trois types de possession correspond à une classe de kami et à une forme de pénétration ou de saisie. À la transe shinpyō correspondent les kamis inférieurs qui pénètrent dans le corps du médium pour en prendre possession, en provenant du milieu extérieur. À celle shinken correspondent les kami célestes et les anges (エンゼル, enzeru)33 qui pénètrent dans l’esprit du kannushi en provenant de milieu intérieur. Et à la transe kishin correspondent, comme on l’a dit, le grand dieu originel (大元神), Ame-no-Minakanushi, qui saisit le kannushi immédiatement par un « flux intérieur direct », à la fois dans le corps et l’esprit. Selon Onisaburō, la possession shinpyō est à rejeter, la seconde peut être utile, notamment pour recevoir des indications du plan céleste, mais seule la possession kishin est à rechercher car elle seule est libératrice. En effet, puisque la divinité de l’Auguste Centre du Ciel Ame-no-Minakanushi est l’origine unique des dix mille choses, mais aussi la racine de l’esprit de chaque individu, la possession kishin représente pour l’individu une forme d’unification avec sa propre origine, une refondation et une libération par rapport aux autres esprits et divinités – conformément à l’étymologie de kishin qui se compose de 神 et de 帰 dont la forme verbale 帰る (kaeru) veut premièrement dire rentrer (chez soi). « Le kishin, cela signifie le fait de s’unir avec l’essence divine du grand dieu qui est la source de notre esprit. »34 La méthode chinkon kishin, dans sa forme médiatisée, constitue ainsi une forme d’ascèse devant permettre à l’individu de se connaître, de se parachever lui-même en rejoignant sa propre origine, méthode dont paradoxalement le résultat dépend, comme on l’a dit, de l’état d’esprit des deux protagonistes, du saniwa et du kannushi. La méthode répond à la nature du centre originel (Ame-no-Minakanushi) qui est à la fois la racine commune de chaque individu et du collectif : de telle sorte que, pour Onisaburō, retrouver sa propre origine, c’est aussi refonder le collectif, « établir le pays ».

3. Possession et mission chez Ueshiba comme origine de l’aikidō

3.1. La rencontre de Ueshiba Morihei et de Deguchi Onisaburō

En 1920, Ueshiba Morihei rend visite à Deguchi Onisaburō, attiré par sa réputation d’exorciste et de spécialiste de la relation aux esprits, au centre de l’Ōmoto-kyō, à Ayabe. Séduit par la personnalité de Onisaburō et convaincu par son enseignement spirituel, il s’installe quelques mois plus tard dans la communauté avec sa famille. Il pratique alors régulièrement le chinkon kishin35 et devient l’un des proches de Deguchi. Rapidement, les deux hommes décident de rapprocher leurs pratiques, le bun (la littérature) et le bu (art martial), qu’ils considèrent comme complémentaires, « comme les deux roues d’un carrosse »36. Par « littérature » (文, bun) Onisaburō désigne l’Ofudesaki (お筆先, Écrits au fil du pinceau divin) de Nao et ses propres écrits, notamment le Reikai monogatari (霊界物語, Contes du monde des esprits), comprenant quatre-vingt-un volumes, dans lequel il relate notamment son voyage dans le monde des esprits – expérience qu’il qualifie de kamikakushi (神隠し, « caché par une divinité »)37. Les deux hommes forment alors le projet de créer l’Association pour la promulgation du budō du grand Japon – toutefois, à cause de relations conflictuelles38 de l’Ōmoto avec le gouvernement japonais, la création de l’association ne verra le jour officiellement qu’en 1932.

L’un des moments clés de leur relation, et de leur pratique du chinkon kishin, est l’expédition qu’ils entreprennent en 1924, avec Mastumara Yasumi (diplômé de droit et prêtre qui secondait Onisaburō lors des rituels chinkon kishin), Nada Otokichi et Yano Yutaro (ancien militaire), dans le but d’unifier la Mongolie. En février, à la suite d’une inspiration divine, Onisaburō et ses compagnons quittent clandestinement le Japon, traversent la Corée, pour se rendre en Mongolie afin d’y établir un royaume de paix39. En effet, cette aventure messianique utopique doit, tout d’abord, se comprendre à partir de la doctrine d’Onisaburō selon laquelle le gouvernement intérieur du kami, lors de la possession, et le gouvernement du pays relèvent du même principe, mais à des niveaux de réalités différents. Par le terme kokka (国家, état), il désigne ainsi à la fois l’univers, le monde, le pays, ou encore l’individu. « J’appelle toujours État le fait de réaliser l’organisation de l’État idéal », c’est-à-dire le gouvernement (keirin 経綸) par les kami, dont le modèle initial est l’expérience intime de la possession kishin. Toutefois, saisir l’entreprise politique d’Onisaburō et Ueshiba en Mongolie sous cet angle ne doit pas occulter le contexte politique international dans lequel elle prend forme et qui en explique le développement complexe. Elle doit se comprendre également à partir de la politique expansionniste du Japon qui cherche à étendre son hégémonie vers l’est de l’Asie. Dans l’imaginaire japonais, la région Man-Mō40 représente alors une terre d’aventure et de conquête, un « Far West asiatique »41. Espace où se heurtent à la fois les intérêts chinois, russes et japonais, le Man-Mō est un territoire à reconstruire à la suite de la chute de la dynastie Qing. Onisaburō y voit l’opportunité d’y établir un pays religieux. Pour réaliser son ambition, il entre en relation avec Okazaki Tesshu, Sasaki Yaichi et Okura Goichi, ronins mandchous de la Chōkukai, groupe militaire d’extrême-droite, qui voyaient en lui un leader religieux charismatique capable d’emporter l’adhésion du peuple mongol, et ainsi de concrétiser leur espoir de créer un nouvel empire. Par l’entremise d’Okazaki, Onisaburō rencontre Lu Chan-K’uei, chef de file légendaire des « bandits à cheval », respecté par les familles royales de Mongolie. Ce dernier reconnaît en Onisaburō l’incarnation du Boddhisattva Kannon42, à travers certains signes corporels, et lui demande de prendre la direction de son armée pour libérer la Mongolie et ouvrir la voie vers l’unification de l’Asie43. Néanmoins, l’expédition tourne court : au bout de quatre mois, le petit groupe est fait prisonnier et condamné à mort par Zhan Zuolin, le gouverneur militaire. Ils sont sauvés in extremis grâce à l’intervention du consul du Japon qui demande leur rapatriement. Dans son numéro de décembre 1925, la revue Taiyō publie un article retraçant l’expédition tout à la fois spirituelle, militaire et politique, d’Onisaburō, sous le titre « L’illusoire royaume mongol » :

Le présent récit qui ressemble à s’y méprendre à une intrigue de roman policier est la stricte vérité. Il s’agit d’une tentative audacieuse de construction d’un nouveau royaume idéal sur le continent par des Japonais. C’est un projet qui remonte au début de la création. [...] C’était une fantaisie romantique et utopique44.

En 1932, Onisaburō et Ueshiba établissent officiellement l’Association pour la promulgation du budō du grand Japon. En quelques mois, l’association rassemble plusieurs milliers de pratiquants dans une centaine de dōjō répartis sur l’ensemble du territoire japonais, ce qui permet une nouvelle expansion nationale de l’Ōmoto-kyō. Lors du discours inaugural, Onisaburō présente la pratique de Ueshiba, « vrai budō », comme l’expression des kami, comme un art de construction du pays et non comme une voie de destruction basée sur la force et la technique, comme le sont les budō corporels qui se développent alors au Japon. Les membres des dojo affilés suivent un programme d’éducation réunissant l’enseignement d’Onisaburō et la pratique martiale de Ueshiba. Alors qu’elle se développe rapidement à travers le Japon, l’association est démantelée par le gouvernement en 1935, en même temps que l’Ōmoto-kyō.

Le 8 décembre 1935, le gouvernement emprisonne Onisaburō et sa femme, Sumi, ainsi que deux-cent-dix responsables de l’Ōmoto-kyō, pour crime de lèse-majesté. Les prisonniers sont torturés, les édifices religieux sont détruits, les statues des divinités vénérées sont décapitées et les arbres sacrés des temples sont abattus.

Cette férocité, sans précédent dans l’histoire religieuse du Japon contemporain, rappelle les répressions que subirent les adeptes du Christianisme sous le shogunat d’Edo par la pratique du « piétinement d’images religieuses » : à l’exemples de leurs compatriotes du XVIIIe siècle, mes fidèles d’Ōmoto furent obligés de marcher sur les objets du culte du mouvement45.

Selon Murakami Shigeyoshi (村上重良) qui étudie la formation du Shintō officiel, qu’il nomme « Shintō d’État », et sa confrontation avec les nouvelles religions, « la raison de cette répression fut la crainte ressentie par les autorités face à l’infiltration des religions populaires par une tradition anti-gouvernementale, à savoir, la demande d’une réforme du gouvernement et salut du peuple. [...] Le gouvernement ne pouvait tolérer l’existence d’Ōmoto, fondée sur des mythes différents »46. Mais plus fondamentalement, c’est la conception d’Onisaburō du corps de possession qui remettait en question la légitimité du pouvoir impérial reposant sur la qualité de divinité vivante de l’empereur, descendant d’Amaterasu, selon la mythologie officielle. Sa conception de la possession, du kishin particulièrement, et du pouvoir sacré qu’il s’attribuait constituaient un défi aux yeux des autorités47, et un danger autant que l’Ōmoto-kyō était fortement structuré et employait des moyens modernes de diffusion. Malgré la férocité de la répression, l’Ōmoto-kyō renaît peu à peu de ses cendres48, et Onisaburō, à sa sortie de prison, se consacre essentiellement à son activité artistique.

3.2. Devenir et manifesté le dieu originel unique

Si la pratique martiale de Ueshiba évolue naturellement au fil du temps, elle se constitue au sein de l’Association pour la promulgation du budō du grand Japon dans ses principes, ses méthodes et ses finalités comme expression corporelle de la métaphysique d’Onisaburō et comme contre-mesure du développement du budō moderne influencé par le modèle sportif. À partir de cette époque et jusqu’à la fin de sa vie, Ueshiba organise chacune de ses séances de budō – qu’il appellera « aikidō » – en commençant par le rituel de possession chinkon kishin, exécuté collectivement, comme une préparation indispensable à la pratique corporelle du « vrai budō ». L’une des parties du rituel qu’il pratique est le tama-furui (魂振るい, « remuement de l’âme ») pendant laquelle il psalmodie successivement les noms d’Amaterasu-ō-mi-kami (天照大御神) (déesse du Soleil), d’Ōharaido (大祓戸) (kami de la purification) et d’Ame-no-minaka-nushi-no-kami (天之御中主神). Conformément à l’enseignement d’Onisaburō, ce rituel est pour Ueshiba tout autant une ascèse pour se dégager des esprits inférieurs que pour s’enraciner dans l’origine première. Il rejette donc les transes animales qu’il considère dégradantes et désorganisatrices – « Notre corps de chair est le sanctuaire vivant de Dieu. Aussi, il n’est pas bon de s’agiter et de hurler sous l’emprise des esprits inférieurs du renard et de la nature. »49 Il vise la transe kishin qui doit réunifier l’esprit (l’âme spirituelle) et le corps (l’âme corporelle), en faisant un avec la divinité de l’Auguste Centre du Ciel – il faut « devenir tel Ame-no-Minakanushi ». Pour exprimer cette unité, Ueshiba convoque également une autre figure de la mythologie shintō, celle du Pont Flottant du Ciel, (Ame-no-uki-hashi, 天の浮橋) :

En aikidō, il faut absolument se tenir debout sur le Pont Flottant du Ciel. « Ame-no-uki-hashi ni tatashite ». Cela, en effet, est nécessaire pour retourner à l’unité avec les parents de l’origine première, l’esprit de la grade origine et le grand dieu. Si même, il n’y a rien d’autre, il faut tenir sur le pont flottant. On se conforme à la pratique du chinkon kishin, en faisant de soi-même un néant face au grand dieu50.

Dans le Kojiki, le Pont Flottant du Ciel relie le plan céleste et le plan terrestre, il représente donc, aux yeux de Ueshiba, le lien entre le monde matériel et le monde spirituel, comme Ame-no-Minakanushi. « Devenir Ame-no-Minakanushi » et « se tenir debout sur le Pont Flottant du Ciel » renvoie ainsi au même état de possession, état nécessaire pour que se produise les techniques. Ueshiba et Onisaburō51, pour expliquer l’origine du budō52 et le processus de création des techniques, font référence au mythe de la création de la terre par le couple de divinités Izanami (伊邪那美神) et Izanagi (伊邪那岐神). Selon le mythe, debout sur le Pont Flottant du Ciel, tenant ensemble une lance, les deux divinités (mari et femme) barattent une énergie primordiale pour créer la première terre, l’île d’Onogoro. « Ils plongèrent la hallebarde divine, l’agitèrent en cercle dans le sel marin et la retirèrent en faisant clapoter l’eau. À ce moment-là, les gouttes d’eau salées qui tombaient de la hallebarde se superposèrent et devinrent des îles. Ainsi naquit l’île d’Onogoro. »53 Pour Ueshiba, ce mythe est l’un des moments sur « la ligne de vie » qui se déploie depuis Ame-no-Minakanushi jusque dans le mouvement du corps – « Le travail subtil et complexe de la ligne de vie depuis le dieu de l’origine unique se produit dans l’être humain. »54 « L’aikidō a pour fondement et origine la création des îles et des dieux par les divinités Izanami et Izanagi. On la considère comme le début de l’aiki. »55 Les techniques qui ont pour origine le Pont Flottant du Ciel se caractérisent notamment par leur spontanéité (自然, shizen) : elles lui semblent jaillir d’elles-mêmes, indépendamment de sa volonté. « Je me demandais avec émerveillement comment il se faisait qu’une telle force pût apparaître et que les techniques puissent jaillir ainsi. »56 Depuis le plan originel de l’imperceptible de l’imperceptible, elles sourdent au sein du perceptible du perceptible, le monde des hommes.

On peut relever trois étapes essentielles du parcours ascétique de Ueshiba à travers les différentes formes de transes de possession. La première est celle d’une expérience de shinken, lors de laquelle il se fait posséder par un esprit nommé Murakumo qui lui donne pour mission de se parachever lui-même et de pacifier la terre ; la deuxième est l’expérience de type kishin où il a la sensation de rejoindre le centre de toute chose ; la troisième est celle de la danse Kagura Mai, danse spontanée, exécutée en état de possession, où le corps donne à voir l’origine unique à travers sa vitalité et sa gestuelle.

3.3. Le shinken de Ueshiba : la possession par le Roi Dragon Murakumo

Le 14 décembre 1940, Ueshiba fait spontanément un kamigakari de type shinken, lors duquel il est investi d’une mission (使命, shimei) par la divinité Murakumo-kukisamuhara : « la purification du monde ». Ce kamigakari lui permet de fonder son propre mouvement dans la continuité de l’Ōmoto-kyō.

Vers deux heures, le matin du 14 décembre de Showa 15 [1940], [...] La grande divinité Roi Dragon du Ciel Murakumo-kukisamuhara (également nommée grande divinité Hayatakemusu) est descendue [en moi] et m’a dit « Je me suis introduit dans tes veines, Ueshiba ». Ensuite il m’a appris qu’il était la divinité protectrice de l’Aikidō. Puis il a ajouté : « Par l’Action des grandes divinités de la double origine de l’Action de la grande divinité Parente de l’origine unique du début du monde, c’est-à-dire par l’Action des fondateurs du ciel et fondateurs du pays, la terre – tout l’univers – est apparue, mais maintenant, voilà que tu te tiens [ici], par la voie d’Izunome deviens Izunome et effectue la purification de ce monde. »57

Le dragon est un animal fantastique qui peuple les imaginaires les plus anciennes en Inde, en Chine et au Japon. Dans le bouddhisme particulièrement, il a été adopté comme propagateur de la doctrine. Il symbolise la montée au ciel, l’assomption de l’adepte. Dans le cas de la possession de Ueshiba, le dieu dragon ne fait qu’annoncer lui-même une autre unité à réaliser, celle d’avec l’origine unique du début du monde, Ame-no-Minakanushi, c’est-à-dire la possession kishin.

3.4. Le kishin de Ueshiba : rejoindre l’origine unique du début du monde

L’expérience de kishin de Ueshiba prend la forme d’une transe qui se développe pendant plusieurs soirs. Dans Takemusu Aiki, il rend compte de son expérience en décrivant les contenus de sa conscience au fur et à mesure de l’approfondissement de la transe. À une étape décisive de celle-ci, il ne trouve plus son corps – « je n’avais aucune apparence. » L’apparence (姿, sugata) désigne à ce stade le corps de chair, et à sa place il ne reste qu’une « figure de lumière » (光の姿, hikari no sugata) qui est l’apparence de l’âme spirituelle.

À ce moment-là, quand je me suis regardé, je n’avais aucune apparence. Je pensais que c’était juste un corps spirituel : il y avait une figure de lumière. L’environnement était plein de nuages lumineux. Et pourtant, j’étais conscient de moi. [...] Il n’y avait qu’un seul souffle. [...] Quand encore après quelques jours je me suis tenu là, il n’y avait ni épée ni moi, ni nuages de lumière. J’ai eu l’impression de subsister dans tout l’univers. [...] il n’y avait pas non plus d’énergie de lumière blanche. L’univers était régi par ma propre respiration jusqu’aux extrémités. L’univers était entré dans mon ventre58.

Le déploiement de la transe comporte plusieurs stades (qui n’apparaissent pas dans l’extrait ci-dessus) pour aboutir à un niveau où Ueshiba a la sensation de rejoindre le centre de toutes choses, état d’existence paradoxal où moi et non moi coexistent. À ses yeux, il s’agit d’un vécu « du début du monde ». Pour rejoindre cette origine première, il lui fallut se défaire de son âme corporelle et de son corps de chair. Toutefois cette unité n’est elle-même qu’une étape, il lui faut ensuite, dans un mouvement inverse, redescendre de « l’absolument un » vers le multiple, afin de le manifester par le corps, de le rendre perceptible à travers les techniques du « vrai budō » et la gestuelle de la danse Kagura Mai.

3.5. La danse Kagura Mai pour exprimer le début du monde

À la fin de sa vie, Ueshiba pratique une danse qu’il appelle « Kagura Mai » (神楽舞), danse qu’il exécute en état de possession. On peut classer sa danse parmi les kagura (神楽) qui sont parmi les plus anciennes danses du Japon. Il existe différents types de kagura : les kagura de cour ou encore les kagura populaires, danses chorégraphiées exécutées par exemple lors des fêtes annuelles dans les communautés locales, par les membres de celles-ci. Mais à l’origine le terme kagura désignait les danses extatiques spontanées qui se faisaient sous « l’emprise du kami » dont le prototype, comme nous l’avons dit, est la danse d’Uzume devant la porte de la Céleste Caverne du Roc. L’origine du mot kagura est incertaine, elle a donné lieu à de nombreuses théories sur son étymologie et son sens originel. La plus probable, selon Ortolani, est la contraction euphonique de kami et kura, le siège de la divinité59. Outre le terme de kagura, le nom que Ueshiba donne à sa danse comporte également le terme mai (舞). Ce terme désigne lui-même une forme de danse traditionnelle dont la dynamique circulaire nous est donnée par l’étymologie même du mot. Mai est en effet le substantif du verbe mau (舞う) dont la traduction usuelle est « danser ». Étymologiquement, le terme mau provient du terme mawaru 回る signifiant « tourner autour de ». « Kagura Mai » peut ainsi être rendu par « danse inspirée et circulaire ». On peut noter ici que Ueshiba, dans ses écrits comme dans ses calligraphies, représente Ame-no-Minakanushi sous la forme d’un cercle avec son point central. Pour lui, la danse Kagura Mai est l’expression corporelle de la transe kishin.

Conclusion

Ueshiba concevait sa pratique du budō comme une ascèse permettant d’unifier l’âme corporelle et l’âme spirituelle. Le rituel de possession chinkon kishin qu’il exécutait systématiquement au début de chaque séance avait pour but de retourner le regard, de « regarder en arrière » (見返る, mikaeru) vers l’origine première, Ame-no-Minakanushi – racine commune de la matière et de l’esprit, et donc des deux âmes. « Jusqu’à maintenant, c’était le monde de l’âme corporelle, mais dorénavant l’âme corporelle et l’âme spirituelle devront devenir une. Entre le monde de la matière et le monde de l’esprit il ne doit pas y avoir de prédominance. » « On se met en ordre ». Le corps comme shintai devient alors le support de l’expression de l’âme, ce qui rend perceptible ses contenus : il est l’organe de la transe qui fait « émerger les dieux à la surface » et actualise les mythes. À la fin, de sa vie, dans Takemusu Aiki, Ueshiba reprend le message de Nao :

J’ai été profondément ému par les écrits du Grand Enseignement : « Voici l’avènement du monde de Ushitora no Konjin où s’ouvrent en une seule fois les fleurs des pruniers des dix mille mondes. » [...] Cela, rapporté au bu, c’est ce qu’on appelle « se tenir debout sur le Pont Flottant du Ciel ». [...] C’est-à-dire que le monde est devenu le monde de l’âme spirituelle, le monde de l’époque de dieux60.

Pour Ueshiba comme pour Deguchi, l’influence de l’Occident, particulièrement le modèle du corps sportif, entrainait la perte du corps de possession et ainsi la clôture des mondes : sans le shintai (le corps de possession), l’être humain se coupe de son origine, le monde humain se clôt sur lui-même : les animaux, les plantes et les pierres ne parlent plus, et les dieux sont muets. L’entreprise de Ueshiba était donc celle d’un renouvellement du monde – « la deuxième ouverture de la porte de la caverne ». Dans Takemusu Aiki, il se désigne lui-même comme un ubuya – « Je me tiendrai comme le premier ubuya pour cela. » Le sens premier du terme ubuya (産屋) est « maternité », c’est le lieu d’accouchement. À travers le corps de la possession, il s’agissait pour lui de faire naître à nouveau – de rendre manifeste – les divinités, et particulièrement le dieu de l’origine unique.

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1Pour les noms japonais, nous avons respecté l’usage qui consiste à écrire le nom de famille suivi du prénom.

2Deguchi Onisaburō est l’une des figures religieuses emblématiques de l’époque moderne. La revue Rekishi tokuhon (« Livre de lecture de l’Histoire ») de 1993, le mentionne parmi les deux cents personnages qui ont changé l’histoire du Japon. Ajoutons que Deguchi Onisaburō est également un artiste de renom dont l’œuvre protéiforme a fait l’objet d’expositions en Europe et en Amérique du Nord, au musée Cernuschi à Paris en 1972 notamment.

3Selon les archives de l’Ōmoto, le mouvement comptait quatre cents membres, en 1911 ; vingt-cinq mille en 1919 ; et trois-cent mille en 1921, dans des branches répartis sur l’ensemble du territoire japonais. Entre 1919 et 1949, plusieurs membres de l’Ōmoto ont créé leur propre mouvement spirituel. On peut ainsi compter dix nouvelles religions issues de l’Ōmoto dont Seichō no Ie. Voir à ce sujet l’étude de Jean-Pierre Berthon, Ōmoto, espérance millénariste d’une nouvelle religion japonaise, Paris, Atelier Alpha Bleue, 1985, p. 24.

4Pour éviter toute confusion entre Deguchi Nao et son gendre, Deguchi Onisaburō, nous les désignons à l’aide de leur prénom.

5Seconde cosmogonie shintō après le Kojiki (712).

6O. Rotermund, Religions, croyances et traditions populaires du Japon, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, p. 25.

7Onisaburō distingue deux régions, le monde de l’imperceptible et le monde du perceptible, eux-mêmes divisés en deux niveaux, ce qui donne quatre niveaux ontologiques. Le premier est l’imperceptible de l’imperceptible (Yū no yū, 幽之幽), où les dieux sont invisibles et inaccessibles à l’homme, niveau gouverné par Ame-no-Minaka-nushi. Le deuxième est le perceptible de l’imperceptible (Yū no ken, 幽之顕). Le troisième niveau de réalité est le monde des esprits (Yūkai, 幽界) ou le monde des kami terrestres (Chi no shinkai, 地の神界) qui est l’imperceptible du perceptible (Ken no yū, 顕之幽). Le quatrième et dernier niveau de son système est le monde humain (Ningen-kai, 人間界), qui est gouverné par l’empereur, le dernier niveau : le perceptible du perceptible (Ken no ken, 顕之顕). Voir J. Chassat, Transe et gouvernement de soi et du monde selon Deguchi Onisaburō, Avion, Cénacle de France, 2018, p. 78.

8M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 1, Avion, Cénacle de France, 2008, p. 52.

9L’idéogramme kon 魂 est généralement traduit par « âme », toutefois nous le rendons ici par « âme spirituelle » car, dans le système de Ueshiba, elle constitue avec l’âme corporelle (haku, 魄) un couple d’âmes qui sont deux façons pour l’individu de se rapporter au monde, de s’y inscrire, et particulièrement d’animer le corps de chair (nikutai, 肉体). Ueshiba fait correspondre ce couple d’âmes chez l’homme respectivement aux kami célestes et aux kami terrestres dont la mythologie nous relate l’opposition.

10M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 1, op. cit., p. 52.

11R. Sieffert, Les Religions du Japon, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 4. Le syncrétisme caractérise l’esprit religieux japonais dans son ensemble. Pour témoigner de l’importance du syncrétisme au Japon, René Sieffert remarque que l’addition du nombre des bouddhistes, des shintoïstes et des chrétiens dépasse de très loin le nombre d’habitants de l’archipel nippon. À partir du milieu du VIe siècle, le syncrétisme a façonné la culture religieuse de l’archipel, « même si, au fil des siècles, une différenciation fonctionnelle entre bouddhisme et shintō s’est mise en place : au premier, les cultes funéraires et la gestion des ancêtres ; au second, la naissance, la reproduction et la fertilité ». (J.-P. Berthon, N. Kashio, « Les nouvelles voies spirituelles au Japon : état des lieux et mutations de la religiosité », Archives de sciences sociales des religions 109 (2000), p. 67-85.) Dans cette élaboration progressive, on peut mentionner le syncrétisme du Shugendō fondé par le célèbre En-no-Gyōja (VIIe siècle). À partir du IXe siècle apparaît l’idée du Ryōbu-shintō, « shintō en partie double », doctrine selon laquelle kami et bouddhas ne sont que les deux formes d’une même réalité, créée par Kukai, fondateur du Shingon, l’une des deux branches du bouddhisme ésotérique japonais. Ainsi, par exemple, Amaterasu, la déesse solaire du shintō est identifiée à Dainichi le « Grand illuminateur », Bouddha primordial du Shingon.

12J.-P. Berthon et N. Kashio, art. cit.

13J.-P. Berthon, Ōmoto, op. cit., p. 39.

14A. Bouchy, Les oracles de Shirataka : ou la sibylle d’Ōsaka. Vie d’une femme spécialiste de la possession dans le Japon du XXe siècle. Arles, Piquier, 1992, p. 45.

15« Dai » désigne les femmes et les hommes qui vénèrent un dieu protecteur de la catégorie des kami Inari (renards) dans la région de Kyoto, Osaka et Nara. Ils transmettent des oracles en état de possession.

16A. Bouchy, op. cit., p. 48.

17J. Chassat, Kojiki, Mythes choisis, Avion, Cénacle de France, 2016, p. 49.

18Ibid., p. 65.

19J. Chassat, Transe et gouvernement, op. cit., p. 40.

20Ushitora-no-konjin est particulièrement redouté. Elle est considérée comme un esprit maléfique dont il faut absolument se prémunir, soit en évitant de faire certaines actions, soit en réalisant des actes de purification ou des cérémonies magiques. Konjin est une « divinité ambulante » ; à chaque étape de son parcours, l’endroit où elle s’arrête est déclaré tabou : il s’y attache alors un « interdit de direction » (J.-P. Berthon, Ōmoto, op. cit., p. 53), mais une direction reste néfaste en permanence : le nord-est (ushi-tora) appelé la « porte des démons ». Ces croyances se sont répandues notamment par les yamabushi du Shugendō, qui proposaient des rituels de protections pour se mettre à l’abri de Konjin. (J.-P. Berthon, Ōmoto, op. cit., p. 53). Toutefois, au fil de ces dialogues, Ushitora se présente comme un esprit bénéfique pour l’être humain et convainc Nao de porter son message pour la « rénovation et la pacification du monde », même si celle-ci doit passer par une destruction du monde actuel.

21J.-P. Berthon, Ōmoto, op. cit., p. 44.

22Ibid.

23J. Chassat, Transe et gouvernement, op. cit., p. 96.

24J.-P. Berthon, « Production et utilisation d’apocryphes à caractère religieux dans le Japon du XXe siècle », Extrême-Orient Extrême-Occident 32 (2010), p. 89-114.

25Nao Deguchi. J.-P. Berthon, Ōmoto, op. cit., p. 107.

26Cf. M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 1, op. cit.

27L’un des deux syllabaires japonais, avec les katakana. Le japonais standard comporte en plus des deux syllabaires des idéogrammes chinois (kanji).

28N. Stalker, Prophet Motive: Deguchi Onisaburō, Oomoto, and the Rise of New Religions in Imperial Japan, Honolulu, University of Hawaii Press, 2008, p. 38.

29Nagasawa Katsutoshi (1858-1940), responsable de l’association Inari et disciple de Honda Chikaatsu (1823-1889).

30Le Kojiki, datant de 712, considéré comme le premier livre japonais comporte, en première partie, une cosmogonie qui débute avec l’apparition de la divinité Ame-no-Minakanushi – tandis que le Nihonshoki ne la mentionne pas.

31Voir J. Chassat, Transe et gouvernement, op. cit., p. 111-115.

32Ibid., p. 124-129.

33Dans le système d’Onisaburō, l’ange est un être ayant atteint le monde spirituel en ayant lui-même été illuminé par Ame-no-Minakanushi, le Dieu de l’Origine unique. On peut noter qu’Onisaburō utilise ici des katakana, le syllabaire japonais employé pour retranscrire phonétiquement les termes d’origine étrangère.

34Deguchi Onisaburō Reikai monogatari 『霊界物語』 (Contes du monde des esprits) [en ligne], 81 vol., Japon, URL http://reikaimonogatari.net, vol. 48, chap. 1.

35E. L’Hérisson, L’expédition en Mongolie de Deguchi Onisaburo avec Ueshiba Morihei, Avion, Cénacle de France, 2017, p. 96.

36Deguchi O., 1932, discours inaugural de l’Association pour la promulgation du budō du Grand Japon.

37En 1898 (Meiji 31), Onisaburō se retire pendant huit jours dans une cavité au mont Takakuma (高熊山, Takakuma-yama). Pendant ce temps, il dit avoir été emmené par un esprit, un guide, qui lui fit visiter les mondes célestes. Ce type d’expérience est le pendant du kamigakari qui permet à une entité céleste de se manifester dans le monde aux hommes dans le monde terrestre.

38En 1921, le gouvernement accuse Onisaburō de crime de lèse-majesté. L’accusation porte notamment sur l’aspect de la tombe de Nao. Le siège principal de l’Ōmoto-kyō à Ayabe, les bâtiments religieux et la tombe de Nao sont détruits et Onisaburō ainsi que d’autres membres de la secte sont arrêtés. Onisaburō est condamné à cinq ans de prison. Il sera gracié lors d’une amnistie générale suite à la mort de l’empereur Taisho (J.-P. Berthon, Ōmoto, op. cit., p. 86-87).

39E. L’Hérisson, op. cit. p. 104.

40Terme qui désigne dans le discours japonais la Mongolie et la Mandchourie.

41E. L’Hérisson, op. cit., p. 31.

42Kannon ou Kanzeon-bosatsu est le bodhisattva Avalokiteśvara, personnage qui incarne, de la plus haute manière, l’idéal du bodhisattva selon le Grand Véhicule. Kanzeon signifie « celui qui prend en considération, qui écoute, les voix du monde ». Dans le bouddhisme, il incarne la compassion et la sapience.

43E. L’Hérisson, op. cit., p. 112.

44E. L’Hérisson, op. cit., p. 217.

45J.-P. Berthon, Ōmoto, op. cit., p. 97.

46S. Murakumi, Japanese Religion in the Modern Century, traduit par H. B. Earhart, Tokyo, University of Tokyo Press, 1980, p. 97.

47J.-P. Berthon, Ōmoto, op. cit., p. 100.

48En 1946, l’Ōmoto change de nom pour Aizen.en (« Jardin de l’amour et de la bonté »), avant de retrouver son ancienne appellation. Le mouvement devient précurseur au Japon de mouvements pour la paix, le désarment et porte des projets humanitaires, notamment sous l’impulsion de Sumi.

49M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 2, Avion, Cénacle de France, 2008.

50M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 2, op. cit., p. 140.

51Cf. Le discours inaugural d’Onisaburō pour l’Association pour la promulgation du budō du Grand Japon.

52Le terme budō se construit à l’aide de deux idéogrammes bu 武 et dō 道. Comme chacun le sait, l’idéogramme signifie « voie ». L’idéogramme bu quant à lui est sujet à interprétations. Les acceptions usuelles de ce terme sont « martial », « militaire », parfois « bravoure ». Toutefois, il est possible de pousser plus avant l’étude étymologique de ce caractère en examinant les parties qui le composent. Il est, en effet, constitué de deux parties : de 戈 hoko qui signifie « lance » ou « hallebarde » et de 止 shi, « arrêter ». Deux interprétations s’ensuivent : soit « arrêter par la lance », soit « arrêter la lance », qui évidemment orientent la pratique d’une manière différente. Ueshiba adhère à la seconde, mais va plus loin en considérant que Izanami et Izanagi sont les premiers porteurs de lance, et que leur mission de création et de mise en ordre du monde, sur le Pont Flottant du Ciel, est celle du budō. « C’est cela l’objectif de l’Aikidō. C’est le grand esprit de la construction de l’univers. » (M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 2, op. cit.)

53J. Chassat, Kojiki, Mythes choisis, op. cit., p. 25.

54M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 1, op. cit., p. 60.

55M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 2, op. cit., p. 69.

56M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 1, op. cit., p. 67.

57M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 3, Lille, Cénacle de France, 2011, p. 84.

58M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 3, op. cit., p. 91.

59B. Ortolani, The Japanese Theatre, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 15.

60M. Ueshiba, Takemusu Aiki, vol. 3, op. cit., p. 109.