Madeleine Betschart et Pierre Bühler (éds), Parcours et détours / Wege und Umwege avec / mit Friedrich Dürrenmatt. L’œuvre picturale et littéraire en dialogue / Das bildnerische und literarische Werk im Dialog
Göttingen, Zürich, Neuchâtel, Steidl, Diogenes, Centre Dürrenmatt Neuchâtel, 2021, vol. I, 319 p. ; vol. II, 344 p. (sous presse) ; vol. III (à paraître). (Compte rendu de publications récentes sur Dürrenmatt)
Cet ensemble de trois volumes, remarquablement édités, permet au lecteur et à l’amateur d’art de se faire une idée précise et très complète de l’œuvre picturale de Dürrenmatt, déposée en grande partie au Centre Dürrenmatt de Neuchâtel (cdn), ainsi que dans quelques collections privées, dont la plus importante était celle de Hans Liechti, restaurateur et ami d’enfance de Dürrenmatt, qu’il a exposée dans son restaurant à plusieurs reprises, et qui est maintenant entre les mains de sa fille. Il ne s’agissait cependant pas, dans ce triptyque, « de présenter dans son intégralité la collection du cdn », mais plutôt de mettre en relation l’œuvre picturale « avec l’œuvre littéraire, sous l’angle de certains éléments d’analyse : sujets représentatifs, diversité de motifs et de facettes, différentes perspectives théoriques » (p. 10). Si Dürrenmatt a hésité entre les deux vocations de peintre et d’écrivain, il explique dans une lettre, écrite à son père, datée du 27 septembre 1941, qu’il se sent « appelé par les deux » (cité p. 9) et « qu’il avance “à la limite entre écriture et peinture” » (p. 249). Plus tard, il précisera : « Mes dessins ne sont pas un travail annexe, mais les champs de bataille, faits de traits et de couleurs, où se jouent mes combats, mes aventures, mes expériences et mes défaites d’écrivain » (p. 9). Autodidacte en peinture, Dürrenmatt affirme : « Je ne suis pas un peintre. Techniquement, je peins comme un enfant ; mais je ne pense pas comme un enfant. Je peins pour la même raison que j’écris : parce que je pense » (p. 10). Sa production d’images s’inscrit dans une recherche formelle de sens, le sens étant, chez lui, souvent extra-pictural et en lien étroit avec son écriture, dont il n’est pourtant pas la simple illustration. Dans leurs différentes présentations d’un thème de l’œuvre plastique, les auteurs s’efforcent de mettre en lien, de façon souvent convaincante, l’œuvre plastique et l’œuvre littéraire, dépassant la notion de simple juxtaposition, en insistant sur les chevauchements, les intrications, mais aussi les spécificités de l’écriture et de la peinture. Le style pictural de Dürrenmatt s’inscrit dans une lignée qui va de Jérôme Bosch à Picasso, Klee, George Grosz et Otto Dix, en passant par Grünewald, Michel-Ange, Rembrandt, Piranèse, Goya, Daumier (cf. Dürrenmatt Handbuch, p. 227). La figure humaine – et ses avatars mythologiques – est omniprésente, représentée souvent de façon caricaturale, dans une veine à la fois réaliste, fantastique et souvent grotesque ; l’influence dominante reste, à mon sens, celle de l’expressionisme allemand. Même si Dürrenmatt affirme peindre « comme un enfant », sa peinture ne peut être rangée dans les catégories ni de l’art brut ni de la peinture naïve, ni de celle « du dimanche ». Il précise d’ailleurs : « Je ne suis pas un peintre du dimanche, je suis un peintre de la nuit ; tous mes tableaux ont été peints de nuit, et non de jour. [...] La série des “Minotaures”, par exemple, ce sont des lavis qui ont tous été créés tard dans la nuit : vite encore une image après le travail d’écriture » (p. 247). Dans ses réflexions, il insiste sur l’aspect personnel de sa création picturale, sur son refus d’être rattaché à un courant ou une école : « Les associations qui sont à l’origine de mes peintures sont le fruit de mon aventure de pensée personnelle, non d’une méthode de pensée générale. Je ne peins pas des images surréalistes – le surréalisme est une idéologie –, je peins des images qui sont compréhensibles pour moi : je peins pour moi » (p. 253). – Énumérons les différentes thématiques retenues par les auteurs. Dans le volume I, on en trouve cinq : les « visions théâtrales » ; le thème de la croix ; le thème de l’astronomie et des constellations ; les figures mythiques d’Atlas et Sisyphe ; la figure du Minotaure, comme représentation de la condition humaine. Dans le volume II, les six thèmes présentés sont : les images de Dieu et des dieux ; mammouths, papes et dinosaures ; « le grand festin » : festins, saintes cènes et grands crus ; le Labyrinthe et la Tour de Babel ; l’art apocalyptique ; les rebelles. On retrouve dans ces grandes divisions les thèmes essentiels de Dürrenmatt, bien entendu présents également dans l’œuvre littéraire à laquelle ils sont liés. Chaque section se compose d’une vingtaine à une cinquantaine d’illustrations éditées en pleine page, précédées d’une notice spécifique, rédigée par un spécialiste, replaçant le thème abordé dans l’ensemble de l’œuvre et décrivant le contenu des illustrations, en en révélant les liens internes ainsi que les liens avec l’œuvre dramatique. Tant dans son écriture que dans sa peinture, Dürrenmatt a repris et retravaillé ses thèmes de prédilection, souvent durant des décennies et, comme pour l’œuvre écrite, où chaque pièce existe dans de multiples versions, les thèmes principaux de l’œuvre picturale ont également fait l’objet de multiples réinterprétations. Julia Rötiger note : « Comme dans une partie de ping-pong, un thème l’amenait au suivant, l’image au texte, le fragment au drame, le drame aux illustrations, les illustrations à la mise en scène, jusqu’au remaniement entier de la pièce » (p. 20). Le « regardeur » peut ainsi suivre sur papier les étapes du processus créatif, correspondant à une espèce de protocole : « Tout au long de l’élaboration de ses drames, Dürrenmatt devait s’en faire une idée visuelle, mais cette idée pouvait changer et l’amener à réécrire l’ébauche du texte » (p. 26). C’est donc une véritable « pensée visuelle » qui est ici à l’œuvre, se manifestant dans des allers-retours entre la peinture et l’écriture, l’une nourrissant l’autre. Dans son texte, Pierre Bühler décrit l’importance du thème de la croix (le deuxième thème biblique central, à côté de celui de Babel), de la crucifixion (qui peut être étendu à d’autres figures, comme Prométhée, p. 115), mais il insiste également sur l’omniprésence chez Dürrenmatt de l’humour, à côté du recours, parfois, au blasphème : l’écrivain remarque que l’humour est chez lui le facteur « principal » qui « ne doit jamais être sous-estimé » et qui joue « partout son rôle » (p. 113). Dans la section sur l’astronomie (Rudolf Käser), marquée par sa passion pour la « cosmologie évolutionnaire », on trouve des liens avec la thématique apocalyptique, mais « les météores ne sont toutefois pas seulement des agents de destruction » (p. 161). Dans une représentation de la Tour de Babel de 1976 on trouve ainsi « l’image de l’ensemencement panspermique d’une planète dévastée que viennent reféconder des germes organiques transportés à travers l’univers dans la chevelure d’une comète » (p. 166). Après la destruction vient la recréation. Parmi les nombreuses figures mythologiques reprises par Dürrenmatt, Régine Bonnefoit montre comment celles d’Atlas et de Sisyphe deviennent des figures allégoriques de l’être humain (p. 201), avec lesquelles il arrive à l’auteur de s’identifier, comme dans le dessin Atlas portant l’édifice du monde, conçu « dès la première nuit de son séjour » (p. 207) à l’hôpital de Berne où il avait été admis le 12 octobre 1975 pour des problèmes cardiaques. Quant au Minotaure, Peter Gasser rappelle qu’il « est une figure omniprésente dans l’œuvre du dessinateur, du peintre et de l’écrivain » (p. 243). Il arrive à Dürrenmatt dans la ballade intitulée Minotaure, publiée en 1985 et accompagnée de dessins à l’encre, parmi les plus remarquables qu’il ait créés, d’adopter « la perspective peu courante de la victime, celle du Minotaure, et non le point de vue de l’architecte Dédale ou du héros Thésée » (p. 250). Renversant le mythe, « il fait valoir la monstruosité humaine contre l’humanité animale » (p. 252), faisant du monstre anthropophage une victime de la méchanceté des hommes. Ainsi, par un jeu sur et avec les figures mythologiques, souvent réinterprétées de façon allégorique, Dürrenmatt en fait des représentations universelles de la condition humaine.