Ulrich Weber, Andreas Mauz et Martin Stingelin (éds), Dürrenmatt Handbuch, Leben – Werk – Wirkung
Berlin, J. B. Metzler (Springer) Verlag, 2020, 435 p. (Compte rendu de publications récentes sur Dürrenmatt)
Vous trouverez dans cet ouvrage tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la vie, l’influence et surtout l’œuvre de Dürrenmatt. Si l’ouvrage se présente sous une forme austère et parfois scolaire – il s’agit après tout d’un Handbuch, d’un manuel, ce qui entraîne parfois quelques inévitables répétitions d’une notice à l’autre – une lecture attentive des contributions des 65 auteurs et autrices permet de se faire une idée nuancée d’une œuvre certes connue, mais souvent réduite, du moins en Suisse romande, au rôle d’un « classique scolaire », dont on ne retient que les pièces de théâtre les plus célèbres et parfois les romans policiers, alors qu’elle mériterait une lecture plus approfondie, tant elle s’avère d’une richesse et d’une complexité remarquables. Dürrenmatt s’y révèle un grand écrivain, qui a souvent des intuitions prémonitoires, ayant construit une œuvre littéraire, mais également plastique, considérables, et ayant réfléchi sur nombre de questions scientifiques, culturelles, économiques, politiques, encore très actuelles, élaborées à travers un monde personnel de figures, de personnages, de paraboles (Gleichnisse) qui frappent par leur force imaginative. Dans ses essais théoriques sur le théâtre et la mise en scène on le voit se confronter à Brecht, qu’il a rencontré et avec lequel il a discuté : ainsi Dürrenmatt est-il convaincu que l’écrivain « devrait renoncer à vouloir sauver le monde » (p. 188). Il est également l’auteur de 50 discours dans lesquels il aborde souvent des thèmes liés à la politique suisse (ce « pays dans lequel l’autosatisfaction est érigée en culte politique », cité p. 182), notamment le fameux « La Suisse – Une prison », prononcé à l’occasion de la remise du prix Duttweiler (le fondateur des supermarchés « Migros ») à Václav Havel le 22 novembre 1990, qui a provoqué un gros scandale (p. 183 et ch. 57). Dans un autre discours, prononcé quelques semaines avant sa mort, la laudatio de Mikhaïl Gorbatchev, il affirme : « Je suis un homme qui vit dans la solitude. Et je me lance dans le travail avec une logique folle. Je reconnais que l’humanité court à sa perte, une catastrophe va arriver. Et mon destin est d’être celui qui analyse cette catastrophe » (cité p. 183). Outre ses qualités de polémiste, Dürrenmatt s’avère un ironiste souvent féroce et un styliste maniant les formules percutantes. C’est également un inventeur d’images, de paraboles, attaché à des représentations symboliques comme le labyrinthe, figure essentielle de l’œuvre littéraire comme de l’œuvre graphique ; il réinterprète des mythes (Œdipe) ou des figures mythologiques (Héraclès, Thésée, le Minotaure) et s’est préoccupé de questions religieuses (foi, croyance, autorité) ; et même si ce fils de pasteur a perdu la foi assez tôt, il se confronte sa vie durant aux penseurs dialectiques que sont Kierkegaard et Karl Barth. – L’ouvrage se subdivise en six parties d’inégales longueurs. Après une assez brève partie biographique, la deuxième (p. 35-220), la plus étoffée, est consacrée à l’œuvre littéraire, subdivisée en genres (prose, théâtre, romans policiers, essais, etc.) et présentée dans sa continuité chronologique, de la prose des débuts aux « Matériaux » (Stoffe). Chaque étude particulière est construite sur le même canevas, évoquant successivement les conditions et le contexte de la production, l’analyse du contenu, l’interprétation et l’état de la recherche académique. La troisième partie évoque, dans une approche à la fois chronologique et thématique, l’œuvre plastique (picturale et graphique avant tout). Les trois dernières parties sont consacrées à l’analyse et à l’interprétation de l’œuvre : la quatrième est consacrée à la description des « motifs et discours » (Astronomie, Grâce, Philosophie, Politique, Hasard, etc.), et suit l’ordre alphabétique ; la cinquième répertorie les questions d’esthétique et de poétique (la question du dialecte, la pensée dramaturgique, l’idée inspirée (Einfall), le Gleichnis (cf. p. 333), etc.) ; la sixième, enfin, rend compte de la réception de l’œuvre dans les différents pays ainsi que de sa reprise dans la bande dessinée ou les films. Un des moteurs de la création, pour Dürrenmatt, consiste dans le fait que, « le monde étant devenu si embrouillé (unübersichtlich) » (p. 70), il n’est plus possible de raconter quoi que ce soit de manière linéaire et que la scène théâtrale sera désormais le dernier lieu possible de la représentation du monde. Stylistiquement il va donc recourir à la parabole, au récit symbolique, à l’image (p. 94), fonctionnant comme une possible exemplification de l’écheveau inextricable du réel, impossible à représenter comme tel. Pratiquement toutes ses créations littéraires sont marquées par l’absurde, rendu par un savant mélange de tragi-comique ou de « grotesque » (une catégorie esthétique fondamentale pour lui, cf. p. 353-358), reposant sur la conviction que « tout peut être transformé dans le monde, sauf l’homme » (p. 87). « Hanté par les images » (p. 90), Dürrenmatt va concrétiser ses visions abstraites, en des « histoires » ; il est convaincu (contre Brecht encore) que le théâtre ne doit pas représenter une thèse, mais raconter une histoire (p. 105) et il veut transformer la scène en lieu de création (p. 122) ou de pensée (p. 330), où le spectateur se voit confronté avec des personnages concrets, qui sont des incarnations de notions abstraites complexes. Ce qui l’intéresse c’est « le possible, le typique, l’abstraction » (p. 140). D’un côté, il constate le retour du même (l’homme ne change pas), incarné notamment par les figures mythologiques (p. 147) et de l’autre, c’est le hasard qui le fascine, plus exactement, l’instant où l’impossible possibilité devient réalité. Dans les Stoffe, cette œuvre-somme de la maturité, il tente une sorte de reprise biographique de toute son activité littéraire, en y intégrant des esquisses, des nouvelles, des réflexions plus théoriques, voire philosophiques, et réfléchit sur son parcours d’écrivain, en représentant les tâtonnements du début, « l’ascension fulgurante, l’exultation de la foule, la chute dans l’oubli » (p. 170). Cette œuvre monumentale encore trop ignorée des lecteurs, dont deux volumes, comprenant neuf parties, ont été publiés du vivant de l’auteur, mais qui compte plus de 30 000 pages manuscrites de variantes et de compléments publiées en cinq volumes à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’écrivain (voir ci-dessus la présentation de P. Bühler), conclut son parcours d’écrivain et occupe ses dix dernières années de création. Pour Rudolf Probst et Ulrich Weber, les auteurs de la notice sur les Stoffe, « il s’agit du projet total d’une vie d’écrivain qui ne trouvera son arrêt que par la mort de son auteur », et qui, par le caractère quasi infini de son processus créatif, serait à placer, à côté de la Recherche de Proust ou de L’homme sans Qualités de Musil (p. 173). – Dans les quatrième et cinquième parties, Motive und Diskurse et Ästhetik und Poetik, le lecteur trouvera un approfondissement critique des motifs évoqués dans les présentations des différentes œuvres (deuxième partie). On citera pêle-mêle l’intérêt de Dürrenmatt pour l’astronomie et les sciences en général, cette « forme actuelle de la philosophie » (p. 283). Sa conception de l’histoire est marquée par un pessimisme catastrophiste (ce que l’être humain laisse derrière lui ce sont des ruines, p. 256), lié essentiellement au manque de volonté d’agir en fonction de ce que l’on sait : « L’homme de l’âge scientifique ressemble à quelqu’un qui saurait tout sur le cancer, en l’ayant. [...] Il n’y a rien de plus difficile que d’intégrer notre savoir à notre existence » (cité p. 283). C’est bel et bien une forme de maladie que Dürrenmatt diagnostique dans le fait que l’humanité « n’est pas capable de vivre conformément à son savoir » (p. 309). Mais comme ce savoir est irreprésentable, reste l’image : « Ce que je cherchais dans mon écriture et ma peinture, ce sont les images et les paraboles (Gleichnisse) qui demeurent possibles à l’époque de la science » (p. 330). Ressortent de ces études la profonde originalité de l’approche littéraire de Dürrenmatt et sa conception souvent sarcastique de l’être humain, marqué par l’égoïsme, la cupidité et la violence. Le 11 janvier 1991, « jour de la cérémonie funèbre officielle à la cathédrale de Berne » (p. 367), eut également lieu l’ouverture des Archives littéraires suisses (als), fondées à l’initiative de Dürrenmatt, auxquelles il a légué toutes ses propres archives (dont environ 20 000 lettres, les manuscrits de ses textes, des carnets et une importante documentation de critiques, de recensions et d’interviews accompagnant les représentations de ses pièces), et qui héberge à ce jour les archives littéraires de plus de 400 autres écrivains helvétiques. L’œuvre picturale (qui compte près de 1 500 œuvres répertoriées), elle, est accessible au Centre Dürrenmatt Neuchâtel, dans un musée conçu par Mario Botta, à côté de la maison où l’écrivain a vécu.