Conversation entre deux promeneurs solitaires
La présente traduction a été revue par l’auteur. Elle intègre des suggestions faites par Pierre Bühler, Roland Kehr et Alain Perrinjaquet, que nous remercions pour leur relecture attentive.
(Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Schneider)
À la mémoire de Charlotte Kerr-Dürrenmatt
La scène se passe dans les environs de Môtiers, petit village du canton de Neuchâtel, où Rousseau a vécu du 10 juillet 1762 au 8 septembre 1765.
Rousseau. — D’où venez-vous, Herr Dürrenmatt ?
Dürrenmatt. — Vous me connaissez, Monsieur Rousseau ?
R. — Vous semblez me connaître aussi.
D. — Rien de sorcier à cela. On peut toujours reconnaître Rousseau à son cafetan et sa toque de fourrure. Mais, vous, d’où me connaissez-vous ? Vous êtes mort bien avant ma naissance.
R. — J’ai lu tous vos ouvrages. Là-haut, nous avons une excellente bibliothèque. Sinon, on s’ennuierait à mourir !
D. — On ne reconnaît pas le visage d’un auteur à ses œuvres.
R. — Aux vôtres, si. Elles fleurent la bonne chère, sont pleines de malice et de sous-entendus, tout comme votre visage.
Dürrenmatt éclate d’un rire incoercible.
R. — Trouvez-vous mon caftan si ridicule ?
D. — Non, non, je ris de moi-même.
R. — Avez-vous glissé à nouveau deux fois sur la même crotte de chien ?
D. — Cette fois c’est moins drôle. J’ai raté mon train pour la deuxième fois.
R. — Comment cela ?
D. — Eh bien, quand j’avais raté mon train la première fois, je suis allé boire un coup pour faire passer le temps. Là je suis tombé sur un type qui m’a raconté que sa femme l’avait quitté pour son meilleur ami. Quand j’ai fini de le consoler mon train était parti.
R. — C’est la loi du temps. Quand on pense en avoir beaucoup, on ne remarque pas combien vite il passe. C’est pourquoi tout d’un coup on se retrouve vieux.
D. — Laissons cela. Comment se fait-il que vous traîniez encore dans les parages ?
R. — Je ne peux me résoudre à quitter les lieux de mes plus belles heures.
D. — Alors, toujours promeneur solitaire ?
R. — Je n’ai effectivement jamais cessé de me promener en solitaire.
D. — Vous êtes donc le fantôme qui vit dans la bruyante cascade.
R. — Bruyante ? Une cascade asséchée est-elle encore une cascade ?
D. — Elle reste éternellement telle que vous l’avez décrite : bruyante.
R. — Malheureusement, on cherche en vain ici une telle cascade.
D. — Il est pourtant facile de la trouver en suivant les citations gravées sur des galets de bronze scellés à même le sol.
R. — Je trouve terrible qu’on arrache des pensées à mes livres pour les fixer dans le sol.
D. — C’est là qu’elles doivent être. Chacun peut ainsi les piétiner à sa guise !
R. — Tout comme vous piétinez mon héritage !
D. — Comment cela ?
R. — N’avez-vous pas osé défigurer tout récemment ma formule la plus belle et la plus profonde ?
D. — Défigurer ?
R. — N’avez-vous pas écrit : « Le Suisse est né libre et il entre ensuite dans le monde des affaires » ?
D. — Ah oui ! C’est effectivement ce que j’ai dit. On peut bien encore rire des Suisses.
R. — Mais pas de la liberté ! Qu’avez-vous contre les Suisses ?
D. — Ils sont tellement épris de paix et soucieux de leur tranquillité qu’ils ont exporté non seulement leurs soldats, mais aussi leurs révolutionnaires, pour qu’ils puissent faire la guerre ailleurs, au service de maîtres étrangers, et fomenter des révolutions à l’extérieur ; mais surtout que tout reste bien tranquille chez eux !
R. — Même des révolutionnaires ?
D. — Oui. Par exemple, l’un de vos plus fidèles disciples, Marat. S’il était resté un peu plus longtemps à Neuchâtel, vous l’auriez rencontré vivant et pas seulement post mortem.
R. — Post mortem ?
D. — Au Panthéon, où vous avez été élevé « à l’honneur des autels » moins d’un mois après lui.
R. — Ah oui, les imbéciles ! Ils ont inscrit une fausse date de mort sur mon sarcophage !
D. — Vous connaissez la date de votre mort ? Vous n’y avez pas assisté...
R. — Vous avez raison, je connais la date de la mort de Jean-Jacques Rousseau, mais pas la mienne.
D. — Mais même avec une fausse date, c’est un honneur.
R. — Vous savez, cela ne m’a pas du tout plu.
D. — Pas du tout ? Mais oui, vous avez raison. Un philosophe ne doit pas apprécier ce genre de chose, s’il veut rester philosophe.
R. — Si l’on veut demeurer philosophe, on doit – c’est bien connu – se taire absolument.
D. — Il y a encore autre chose qui me chiffonne à propos des Suisses. Par peur de perdre leur liberté, ils ont librement construit une prison pour s’y installer douillettement.
R. — Pourtant cela ne marche pas du tout. Je l’ai prouvé une fois pour toutes contre Grotius. Personne ne peut se faire esclave de son propre gré, je veux dire par contrat. Soit le contrat est nul dès le départ – et l’on ne peut être lié par lui –, soit il est valable. Dans ce cas, celui qui, en le concluant, renonce à tous ses droits ne peut avoir ni droits ni devoirs. Il n’a donc non plus l’obligation de respecter le contrat.
D. — C’est peut-être vrai en théorie, mais en pratique les Suisses y ont quand même réussi. Pour cela ils ont trouvé une astuce : la Suisse est une vaste prison... Mais les Suisses doivent démontrer qu’ils sont malgré tout libres. À cette fin, ils utilisent une sorte de dialectique : chaque prisonnier démontre sa liberté par le fait qu’il est en même temps son propre gardien. Les Suisses sont à la fois prisonniers et gardiens de leur prison.
R. — Vous parlez des Suisses, je parle de l’Homme.
D. — Tout le monde parle de ce qu’il connaît le mieux.
R. — Laissons là la polémique. Pourtant, vous devez, vous aussi, avoir pensé à l’Homme. Après tout, les Suisses sont aussi des êtres humains...
D. — Ils sont même trop humains. Ils prétendent combattre les fascistes et se révèlent souvent eux-mêmes les pires.
R. — J’associe le concept de fascisme aux « fasci » de la Rome antique, qui étaient le symbole de l’autorité suprême de la loi. Quel mal y a-t-il à cela ?
D. — Le fascisme est, comme je l’ai dit un jour, le jeu de loups mené à son ultime conséquence. Le « Nous » devient la patrie absolue : das « Uns » zur Herrenrasse, le « Nous » de la race des Seigneurs, à laquelle chaque élément de ce « Nous » peut s’identifier. L’Autre devient l’ennemi absolu : le juif, le bolchevik, le sous-homme...
R. — Vous suivez donc Hobbes, homo homini lupus, et pensez que l’homme est un loup pour l’homme.
D. — Envers les autres hommes, il est tantôt loup, tantôt agneau, ou les deux à la fois. Mais envers les autres vivants, il se comporte comme un prédateur sans pitié. La planète ne pourra être sauvée que lorsque le singe prédateur, l’homme, aura finalement disparu. Alors, l’homme aura été quelque chose de vraiment monstrueux.
R. — Je pense que l’homme est naturellement bon. C’est la société qui le corrompt.
D. — Et par nature l’homme vit en société ; il est donc par nature mauvais.
R. — Vous déformez encore mes formules. J’entends bien sûr par là une certaine forme de société.
D. — Alors, dites-le clairement !
R. — Je l’ai dit de manière claire et nette. À l’école, le petit Fritz aurait dû être plus attentif. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à moi et trouva des gens assez simples pour le croire fut le fondateur de la société civile. » Celui-là a sur la conscience la responsabilité du malheur de l’homme.
D. — Tiens ! Il sait réciter par cœur ses propres œuvres !
R. — Comme Homère...
D. — Avez-vous également les œuvres de Karl Marx dans votre bibliothèque ?
R. — Oui. Jésus lui-même en a chaudement recommandé la lecture.
D. — Alors, vous devez avoir saisi pourquoi il y a toujours un déficit de justice.
R. — La propriété en est responsable. Cette idée, Marx la tient de moi.
D. — Oui, oui, la mélodie est connue. Mais, selon Marx, ce n’est pas n’importe quelle propriété qui produit l’injustice : c’est la propriété des moyens de production et, en conséquence, ce sont les rapports de production.
R. — Comme vous voulez ! Mais en fin de compte tout irait bien, si l’on pouvait abolir la propriété et revenir à l’état de nature.
D. — Justement pas ! Parce qu’alors – comme le dit Marx – après quelque temps « toute la vieille merde » recommencerait. Il faut d’abord développer les forces de production de manière à ce que l’exploitation de l’homme par l’homme ne puisse plus être rentable.
R. — Et quand cela sera ?
D. — Ce ne sera pas si long.
R. — N’y aurait-il pas déjà beaucoup de gagné si chaque citoyen pouvait librement accepter la contrainte que l’État exerce sur lui, doit exercer sur lui ?
D. — Oui, mais le peut-il ?
R. — Il ne le peut que si c’est lui-même – en tant que souverain – qui exerce en fin de compte cette contrainte sur lui-même – en tant que sujet.
D. — Vous êtes donc d’accord avec moi. Il est en même temps prisonnier et gardien.
R. — Ce n’est pas la même chose. On ne peut pas être prisonnier et gardien en même temps, mais on peut très bien être membre du souverain et sujet à la foi.
D. — C’est là le discours de l’idéologue en chef des libéraux ! Pensez-vous sérieusement que celui qui est matraqué par la police puisse croire que c’est lui-même qui exerce cette violence sur lui-même ?
R. — En tant que sujet, il ne le croit certainement pas, mais, en tant que citoyen libre, il fait lui-même les lois qui sont utilisées contre lui en tant que sujet. Il exerce donc bien une contrainte sur lui-même.
D. — Tout comme vos partisans qui se sont entretués pendant la Terreur et ont justifié cela par la défense de la liberté.
R. — Ne me rendez pas responsable de ce que mes partisans ont fait.
D. — Une pensée qui mène à la terreur est elle-même terrible.
R. — Cela ne s’applique-t-il pas aussi à Marx ?
D. — Son erreur fondamentale était de croire que la liberté se ferait d’elle-même, une fois la justice installée.
R. — Précisément, c’est l’inverse. La justice se fait d’elle-même, une fois la liberté installée.
D. — Rien ne coûte plus cher à l’humanité qu’une liberté à bon marché.
R. — La liberté n’est jamais bon marché. C’est le premier et le plus grand bien de l’homme.
D. — Et ce plus grand bien – selon vous – ne peut être garanti que par l’État.
R. — Par la « volonté générale ».
D. — Vous prêchez donc une dictature d’État.
R. — Si la volonté de tous se retourne contre ce qui est juste, alors la « volonté générale » doit, ma foi, être appliquée par la force.
D. — Et ensuite les Jacobins déterminent ce qu’est la volonté générale...
R. — Si nous introduisons une procédure dans laquelle les positions extrêmes s’annulent mutuellement et qu’ainsi le milieu s’impose, la volonté générale n’implique pas la dictature.
D. — Je crains que l’accroissement monstrueux de l’humanité, dont vous n’aviez bien sûr pas idée à l’époque, et les problèmes sociaux qui l’accompagnent nous contraignent à avoir de plus en plus d’État.
R. — Vous voulez dire « d’un État de plus en plus totalitaire », comme l’a décrit Orwell.
D. — Oui, la seule véritable tâche politique est donc la démocratisation de l’État. À chaque « plus » d’État doit correspondre un « plus » de démocratie.
R. — Je pourrais certainement me satisfaire de cette formule. Dommage que cela ne m’ait pas traversé l’esprit à l’époque.
D. — Les pensées que l’on n’a pas pensées au bon moment ne peuvent être rattrapées...
R. — Autrefois, vous étiez moins tordu ; vous disiez alors que ce qui avait été pensé une fois ne peut plus être repris.
D. — Oui, et cela vaut également pour vos pensées.
R. — Quod scripsi, scripsi.
D. — Mais la situation actuelle est bien plus dramatique que celle de votre époque. Avec la surexploitation de la nature et les pollutions qui l’accompagnent, la loi du grand nombre, c’est-à-dire l’accroissement incontrôlé de la population mondiale, conduit inévitablement à des guerres pour la maîtrise des ressources rares.
R. — Pourquoi alors ne fait-on rien ?
D. — Nous reportons nos problèmes sur nos petits-enfants qui ne sont pas encore nés, et oublions qu’ils sont nés depuis longtemps.
R. — L’humanité y survivra-t-elle ?
D. — Le monde est une poudrière où il n’est pas interdit de fumer.
R. — Leibniz pensait qu’il serait malgré tout le meilleur des mondes possibles.
D. — De toute façon, l’histoire de l’humanité n’aura été qu’un bref intermède. Et encore ! Au théâtre du monde nous nous sommes proposés pour un rôle et n’avons pas été retenus.
R. — En vous entendant parler de la sorte, un étonnement vient à me saisir.
D. — L’étonnement est le pain des philosophes. Mais de quoi s’agit-il ?
R. — Pourquoi ce pays n’a-t-il plus produit de grand philosophe après moi ?
D. — Il y en a un devant vous.
R. — Vous êtes certes un philosophe et vous êtes aussi grand, mais vous n’êtes toutefois pas un grand philosophe.
D. — On dirait que vous êtes un précurseur de la philosophie analytique.
R. — Vous voulez dire l’un de ceux qui se sont engagés à ne rien dire... mais avec grande précision et acuité.
D. — Très drôle, mais aussi très injuste !
R. — Vous croyez ? J’en ai rencontré là-haut pour qui cela est tout à fait vrai. Comment décririez-vous alors les philosophes analytiques ?
D. — Le philosophe analytique boit du whisky, écoute du jazz et nie l’existence de Dieu.
R. — Alors vous êtes vous-même un philosophe analytique.
D. — Non, non ! je suis plutôt vin rouge et musique classique.
R. — J’ai la désagréable impression que les philosophes analytiques veulent nous prescrire comment parler et quand nous taire.
D. — Il est grand temps pour cela. Il faut en finir une fois pour toutes avec les phrases creuses, les principes inébranlables et les soliloques complaisants.
R. — Vous êtes injuste à mon égard !
D. — Comment cela ? Je ne parlais pas de vous.
R. — Mais secrètement, vous pensiez à moi.
D. — Vous savez – je dois l’avouer – moi aussi j’ai fini par me mettre malgré moi à l’autobiographie. En fin de compte, d’ailleurs, tout écrit est autobiographique.
R. — Bienvenue au club.
D. — Si les Suisses n’ont plus produit de grands philosophes, c’est probablement parce qu’ils ne supportent pas les hommes hors du commun.
R. — Oui, c’est exactement cela. J’en ai fait l’expérience à mes dépens.
D. — Vous et beaucoup d’autres. Regardez comment cela s’est passé avec Einstein à Berne.
R. — Au moins, les Bernois n’ont pas lancé les gendarmes à ses trousses.
D. — Comme pour vous à l’Île Saint-Pierre. Et pourtant, à cette époque, vous étiez un penseur inoffensif, tout occupé de plantes et de classifications.
R. — L’Île de Saint-Pierre m’est apparue comme le paradis sur terre.
D. — Savez-vous en fait que vous avez rapidement fait des disciples, en tant que botaniste ?
R. — Vraiment ?
D. — Oui, Rosalie de Constant a peint, dans votre esprit, tout un herbier.
R. — Les plantes, elles, ne se rebellent pas, quand on les divise en classes. Contrairement aux hommes.
D. — Et c’est pourquoi on a caillassé ici vos fenêtres, si je vois bien... Et puis vous avez quitté précipitamment cet endroit.
R. — Je n’avais pas le choix.
D. — On a toujours le choix.
R. — Le choix de se faire tuer au nom de Dieu !
D. — Qu’est-ce que les bons chrétiens vous ont reproché exactement ?
R. — Ce que les bons chrétiens ont en fait toujours reproché aux bons chrétiens : de n’être pas de bons chrétiens.
D. — Qu’est-ce qu’un bon chrétien ?
R. — Certainement pas celui qui rabâche les dogmes de l’Église, mais se soucie comme d’une guigne de ce que Jésus lui ordonne de faire.
D. — Vous avez raison. Je n’ai jamais compris que croire devait être une vertu, alors que la vraie vertu c’est le doute.
R. — Et voilà que vous parlez à nouveau comme un philosophe.
D. — Comme un philosophe raté.
R. — On m’a accusé aussi de ne pas croire aux miracles de la Bible.
D. — Cela va encore ! On aimerait tous croire aux miracles. Mais comment peut-on sérieusement attendre d’un homme simple qu’il comprenne ce que signifie la Trinité. Et s’il ne le comprend pas, comment peut-on exiger de lui de le professer publiquement ?
R. — Oui, la chute du christianisme a été sa mésalliance avec la philosophie.
D. — Exactement, la philosophie est devenue le Sancho Panza de la théologie.
R. — L’ancilla theologiae, comme disaient les Anciens.
D. — Exactement, et j’ai encore élargi le tableau et ajouté – sous la figure de Rossinante – la métaphysique. Monté sur elle, Don Quichotte théologien s’attaque désormais aux moulins à vent hérétiques.
R. — Quelle était précisément la métaphysique de Jésus ?
D. — Il n’en avait pas. Parce qu’il aurait dû étudier la philosophie grecque pour cela. Il a fallu attendre que les Pères de l’Église fassent le travail.
R. — Je pense qu’un bon chrétien est celui qui suit dans ses actions les paroles de l’Évangile.
D. — Vous êtes donc un bon chrétien... Mais vous avez placé vos enfants aux enfants trouvés.
R. — Vous parlez comme Voltaire.
D. — Je pensais que vous alliez dire pour votre défense que le panneau indicateur, lui non plus, ne suit le chemin qu’il indique.
R. — Et celui qui a planté le panneau, va-t-il suivre le chemin ?
D. — En définitive, ne plaçons-nous pas tous nos enfants à l’orphelinat ?
R. — Vous voulez dire, si nous mourons avant eux ?
D. — Si on les met au monde sans le leur demander.
R. — Exactement ! « Ma naissance fut le premier de mes malheurs. »
D. — Un malheur ne peut frapper que celui qui existe déjà.
R. — C’est précisément pour cela que naître est un malheur, ce qui rend tous les malheurs possibles.
D. — Soyez honnête. Vous n’avez pas eu que des malheurs dans votre vie.
R. — C’est vrai. Mais un bonheur passé ne peut compenser un malheur présent.
D. — Il y a un remède simple à cela... Pourquoi n’avez-vous pas aboli votre naissance ?
R. — Aboli ?
D. — Par le suicide.
R. — Le suicide met fin à la vie, certes, mais il ne fait pas que la naissance n’ait pas eu lieu.
D. — Vous avez raison. Nous ne choisissons pas de venir sur cette terre, mais nous pouvons choisir de la quitter.
R. — J’ai toujours défendu le droit de mettre un terme à notre vie « aussitôt qu’elle est un mal pour nous », et « en cela nous n’offensons ni Dieu, ni les hommes ».
D. — Votre célèbre admiratrice aurait donc eu raison de penser que vous avez quitté la vie volontairement.
R. — Vous parlez de Madame de Staël ?
D. — Oui.
R. — En effet, j’y ai pensé, mais je n’en ai eu ni le courage ni la résolution.
D. — La question est de savoir si la vie est un plus grand mal que la mort.
R. — Oui, et cela nous ne pouvons le savoir, puisque nous ne pouvons comparer la vie et la mort.
D. — En effet, nous ne connaissons la mort que de l’extérieur, et c’est toujours la mort des autres. Même notre propre mort est la mort d’un autre. Nous-mêmes, nous ne la vivons pas.
R. — Mais nous faisons l’expérience de la maladie, du mourir lentement et péniblement.
D. — La vie tout entière est une mort lente et pénible – même sans maladie.
R. — J’aurais préféré une vie sans la terrible maladie dont j’ai souffert.
D. — On peut aussi mourir de santé.
R. — La mort n’est-elle pas un sage décret de la Nature ?
D. — Non, c’est là le pire crime de Dieu – enfin, s’il existe...
R. — Vous êtes sévère avec Dieu.
D. — C’est un sadique !
R. — Que voulez-vous dire ?
D. — En fait, il a créé un être qui – contrairement au chien – est doté d’un cerveau tel qu’il peut saisir le concept d’infini. Puis il a implanté dans cet être l’idée qu’il est orienté vers le futur, qu’il doit toujours aller au-delà de lui-même.
R. — À la différence du chien.
D. — Par conséquent, cet être pense son avenir comme infini.
R. — Encore à la différence du chien.
D. — Bien évidemment. Mais le Créateur a laissé cet être mourir.
R. — Tout comme le chien.
D. — Et bien souvent pire qu’un chien. Or ce ne serait pas plus mal si, en plus, il n’avait pas fait savoir à cet être qu’il devait mourir.
R. — Ce que, dans sa miséricorde, il n’a pas fait au chien.
D. — Exactement. C’est là le comble du sadisme, de rendre une créature consciente de sa perte inévitable. Et Dieu – s’il existe – devrait pour cela être sommé de rendre des comptes à chaque minute.
R. — J’ai plutôt l’impression que vous avez fourni là, sans le vouloir, une justification à la doctrine chrétienne de la résurrection.
D. — L’homme est un être tellement misérable que, pour supporter sa misère, il a inventé la religion et la vie éternelle. Et maintenant, il s’efforce désespérément, mais en vain, d’y croire.
R. — Vous voulez donc dire qu’il n’y a pas de vie après la mort ?
D. — La seule chose dont nous soyons vraiment sûrs, c’est qu’il y en a une avant la mort.
R. — Mais ne suis-je pas la preuve du contraire ?
D. — Vous êtes un fantôme qui hante ceux qui ont abusé de la fée verte.
R. — La fée verte ?
D. — C’est ici que nos chemins se séparent. Vous retournez à votre cascade et moi je vais prendre mon train. Je ne veux pas le rater une troisième fois !
R. — Y a-t-il un tunnel entre Môtiers et Neuchâtel ?
D. — Pourquoi cette question ?
R. — C’est qu’il y a des tunnels dans lesquels on entre, mais d’où l’on ne sort plus.
D. — Alors il faut tirer le frein d’urgence.
R. — Et le train reste bloqué dans le tunnel...
D. — Ainsi en va-t-il de nous. Le train n’a pas de conducteur, le wagon de fenêtre, le tunnel d’issue.
R. — C’est pourquoi une cascade sans eau c’est encore mieux.