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Ulrich Weber, Friedrich Dürrenmatt. Eine Biographie

Zürich, Diogenes Verlag, 2020, 713 p. (Compte rendu de publications récentes sur Dürrenmatt)

Anton NÄF

La voici ! Juste à temps pour le centenaire de la naissance de Friedrich Dürrenmatt, la première présentation complète de la vie et de l’œuvre du grand écrivain suisse alémanique vient de sortir. Décédé en 1990 peu avant son septantième anniversaire, Dürrenmatt a marqué non seulement le monde littéraire, mais également le climat culturel et politique de la Suisse d’après-guerre.

La nouvelle biographie se présente sous la forme d’un volume imposant de 713 pages, illustré par 39 photos bien choisies. Nous la devons à l’un des meilleurs connaisseurs de l’auteur : Ulrich Weber est conservateur du fonds Dürrenmatt aux Archives littéraires suisses à Berne – une institution créée à l’initiative du « Grand Friedrich ».

Contrairement à Peter Rüedi – auteur d’une biographie, parue en 2011, qui couvre la première moitié de la vie de Dürrenmatt – Weber appartient à une génération qui n’a plus connu personnellement ce « prince poète baroque qui tenait généreusement cour dans sa demeure au-dessus de Neuchâtel » (p. 15). En revanche, pour reconstruire le parcours de vie de son homme, il a pu et su exploiter un nombre important de documents et sources accessibles pour la première fois. Parmi les sources inédites, les lettres de Dürrenmatt à sa femme Lotti sont sans doute parmi les plus touchantes. Ces missives, qu’on croyait détruites, montrent à quel point Lotti, mère de trois enfants, est restée pour Dürrenmatt la première relectrice et une interlocutrice précieuse, même pendant les années où les problèmes conjugaux se sont multipliés et malgré les graves crises de dépression dont cette femme souffrait.

La mort de Lotti en 1983 créait chez Dürrenmatt, incapable de vivre seul, un immense vide : « Je suis une locomotive jetée hors des rails, qui continue à rouler inutilement et qui a perdu le sens » (p. 489). Toutefois, le biographe s’efforce également de rendre justice à la seconde épouse de Dürrenmatt tant décriée : l’actrice et cinéaste Charlotte Kerr, réalisatrice d’un fameux documentaire sur le dramaturge. Dans ce couple tardif se sont conjugués et heurtés deux tempéraments et deux styles de vie très différents : d’un côté le Bernois posé, bien en chair et lourdaud, s’exprimant dans un hochdeutsch fortement teinté de dialecte bernois ; de l’autre la femme allemande à l’air jeune, remuante, foisonnant de projets. La rencontre de ces deux personnalités fortes était le début d’un processus d’apprentissage mutuel, souvent heureux, parfois difficile et par moments tumultueux. C’est à juste titre que Weber donne à son sixième et dernière chapitre, relatant les années passées avec Charlotte Kerr (1983-1990), le titre « la deuxième vie ».

Pour anticiper sur notre appréciation globale de cet opus magnum : avec cette biographie, Weber nous offre un modèle du genre. Le livre repose sur l’exploitation d’un grand nombre de sources, souvent inédites ; il est subdivisé en chapitres bien proportionnés, portant des intitulés aussi pertinents que concis et, enfin et surtout, il est rédigé dans un style à la fois sobre et élégant.

Les sources écrites et orales permettant de reconstituer le Dürrenmatt historique sont très variées et comprennent, outre les œuvres littéraires : des lettres, des agendas, des entretiens, des récits personnels de membres de sa famille, des films, des photos et des dessins. L’auteur de cette biographie raconte, à l’intention notamment de la jeune génération et en suivant le fil chronologique, les triomphes, mais également les nombreux échecs et défaites de ce monument de la littérature allemande. Il le fait d’une façon captivante et dans un langage clair et direct, sans détours et sans prétention, qui évite les circonvolutions et fioritures du jargon académique. Pour employer un terme franglais, ce livre est un page-turner, qui procure un réel plaisir et n’a rien à envier à la prose des romans policiers du maître du Vallon de l’Ermitage. Ajoutons que Weber construit sa biographie de telle manière que même les personnes qui ne connaissent pas ou qui connaissent peu les œuvres de Dürrenmatt y trouvent leur compte – ce qui n’est pas courant dans les biographies d’écrivains et mérite donc d’être relevé.

Bien au fait des théories récentes sur l’écriture biographique et autobiographique, Weber est conscient que sa biographie – une mosaïque composée d’une multitude de pierres – n’est en définitive qu’une construction narrative. Fort heureusement, il ne craint pas de temps en temps de porter un jugement sur le comportement de son protagoniste. Mais il le fait toujours avec tact, respect et empathie.

À plusieurs reprises, Dürrenmatt a dit : « Je n’ai pas de biographie ». En voilà une déclaration aussi pointue que lapidaire, et souvent citée. L’écrivain voulait dire qu’étant un homme solitaire et plutôt casanier, il vivait une vie bourgeoise en apparence tranquille, la plupart du temps assis à son bureau, écrivant et dessinant. Pourtant, le récit biographique de Weber contredit cette boutade. En le lisant, on réalise, non sans étonnement, la richesse de cette vie faite non seulement de travail solitaire, mais aussi d’innombrables voyages, conférences, séances de lecture et rencontres – avec des amis, des gens de théâtre, des éditeurs, etc.

Jusqu’à ce jour, on savait peu de choses sur le Dürrenmatt privé. Celui-ci préservait autant que possible sa vie privée, son couple et sa famille, tout comme son état de santé souvent précaire. Les confessions personnelles lui faisaient horreur, contrairement à son compagnon de route et rival Max Frisch, dont les écrits tournent souvent autour de questions privées, surtout ses relations avec les femmes. « Dürrenmatt n’écrit rien sur lui-même, Frisch n’écrit que sur lui-même » : cette saillie a un fond de vérité. D’ailleurs, les deux écrivains suisses les plus renommés du XXe siècle avaient été nommés, souvent en même temps, pour le prix Nobel de littérature. Jetant un regard rétrospectif sur leur ancienne amitié, Dürrenmatt parle de « mon opposé dialectique » (p. 539), tout en constatant, en utilisant un néologisme paradoxal (sich auseinander befreunden) : « Autrefois amis, nous nous sommes fortement éloignés l’un de l’autre » (p. 538). À un autre moment, Dürrenmatt compare la constellation qu’il forme avec Frisch à Castor et Pollux : « une étoile double dans le ciel des écrivains suisses » (p. 540). Tout au long de sa vie, le Bernois a puisé dans les mythes antiques et bibliques, qui ont stimulé son imagination depuis sa prime enfance. Mais il s’empresse d’ajouter que Castor et Pollux aussi ne sont doubles qu’en apparence.

Un autre aspect qui a son importance (elle n’échappait d’ailleurs pas à ses amis) : à ses débuts d’auteur indépendant, Dürrenmatt vivait dans des soucis d’argent permanents. Sa jeune famille, comprenant bientôt cinq personnes et établie à Gléresse au-dessus du lac de Bienne, vivait chichement, se maintenant à flot grâce aux avances des éditeurs et même à une campagne de soutien mise sur pied par le magazine Schweizerischer Beobachter. Pour pouvoir nourrir les siens, Dürrenmatt tenta sa chance avec un nouveau genre littéraire, le roman policier, tout en jouant avec les conventions de celui-ci. C’est ainsi qu’ont vu le jour les romans Le Juge et son bourreau (1950) et Le Soupçon (1951) qui paraissaient à partir de décembre 1950 comme roman-feuilleton dans le magazine mentionné.

Toutefois, ce fut le succès international de la pièce de théâtre La Visite de la vieille dame (1956) qui le mit à l’abri des difficultés financières. Avec celui des Physiciens (1962), ce succès lui apporta la prospérité, « qui l’a atteint comme un choc » (p. 222).

Les multiples conséquences de cette manne inattendue sur le train de vie des Dürrenmatt sont détaillées dans le troisième chapitre Les années grasses (1956-1966), et notamment dans le chapitre Argent et gloire : Le miracle économique privé de Dürrenmatt (p. 222-237). Des sous-titres concis, jouant avec les allitérations – comme Wagen und Weine (voitures et vins) ou Häuser und Hunde (maisons et chiens) – témoignent du soin stylistique de l’auteur.

Très tôt, Dürrenmatt a été confronté à de graves problèmes de santé. Son diabète, qui l’obligeait à suivre un régime alimentaire strict et à se faire des injections d’insuline parfois quotidiennes, aggravé par son surpoids, avait entraîné une fatigue constante. À l’âge de 48 ans, il subit son premier infarctus. Il n’est dès lors pas surprenant que les questions de la finitude de l’être humain et de la mort occupent une large place dans ses œuvres.

L’image d’un Dürrenmatt olympien trônant, au propre et au figuré, dans sa « station d’observation » surplombant la ville de Neuchâtel, bien au-dessus des soucis quotidiens des gens ordinaires, en prend un coup. Le lecteur de cette biographie, écrite avec toute la clarté nécessaire mais sans voyeurisme, découvre les multiples facettes d’un personnage profondément humain et attachant. Ayant dû affronter dans sa vie de nombreuses contrariétés, on comprend pourquoi Dürrenmatt est l’auteur d’intrigues et de tableaux souvent brutaux et angoissants (« je ne suis pas un écrivain, je suis un champ de bataille »).

Dans le cadre de ce compte rendu, il n’est pas possible d’aborder les nombreux aspects de la vie et de l’œuvre de Dürrenmatt éclairés, souvent sous un nouveau jour, dans l’ouvrage volumineux de Weber. Ainsi, il ne sera pas question ici de la vaste œuvre picturale (environ 700 pièces) de ce peintre autodidacte. Celui-ci ne l’a d’ailleurs pas considérée comme un travail annexe mais comme complément à sa production littéraire. Nous n’aborderons pas non plus sa passion pour l’astronomie, dont témoigne aujourd’hui encore le télescope trônant dans le bureau de cet « observateur de l’univers ». Nous nous concentrerons ici sur les opinions et prises de position de l’écrivain concernant les questions philosophiques et théologiques, ainsi que sur le développement de sa conception du monde depuis ses années d’études.

Né dans un « bled » perdu de l’Emmental – Dürrenmatt dixit –, le fils du pasteur Reinhold Dürrenmatt et de sa femme Hulda baignait dès son jeune âge dans un monde de foi inébranlable. Dans la bibliothèque de son père, il trouvait toutes sortes d’ouvrages théologiques et philosophiques, qui allaient marquer sa production poétique. En même temps, sa position de fils de pasteur faisait de lui un outsider dans le village : « Je suis devenu un solitaire et j’ai donc commencé à me rebeller contre celui qui avait fait de moi un solitaire, mon père » (p. 37). Outre l’église nationale protestante, il existait dans l’Emmental de nombreuses églises libres et de sectes (dont les adhérents se faisaient traiter, de manière péjorative, de « Stündeler », de mômiers). Il n’est guère surprenant que son œuvre fourmille de figures de croyants mais également d’hypocrites, d’ailleurs souvent ridiculisés. Le lecteur de Weber apprend que, contrairement aux notes autobiographiques rétrospectives de Dürrenmatt, sa rébellion contre la foi de ses parents – et finalement sa prise de distance par rapport à la religion institutionnalisée – a été un processus qui s’est étendu sur de nombreuses années. Dans une lettre de 1942 adressée à sa mère, l’étudiant de philosophie, qui avait entre-temps intégré l’Université de Zurich, écrit avec une pointe de regret : « Pourquoi je ne peux pas croire en Dieu comme toi ! [...] Bonne mère ! Je ne peux pas revenir en arrière, ce n’est tout simplement pas possible pour moi » (p. 65).

C’est surtout ses premières pièces de théâtres qui sont fortement empreintes de sa confrontation avec la religion, particulièrement le drame Les Fous de Dieu (Es steht geschrieben). En 1947, la première de cette pièce à Zurich a donné lieu à un scandale, en raison de la véhémence et de la cruauté des images et des sons. Sur les scènes suisses, on n’était pas préparé à une pièce qui aborde le sujet de l’hystérie religieuse collective d’une façon aussi crue, à l’exemple de la figure de Johann Bockelson, chef démagogique et fanatique des anabaptistes de Münster en Westphalie.

Dans une autre pièce intitulée L’Aveugle, représentée pour la première fois à Bâle en 1948, Dürrenmatt voulait remettre en question un autre type d’aveuglement : une foi immunisée contre toute critique, à l’image de celle de son père. Toutefois, en 1950 encore, on trouve chez lui des entrées de journal comme celle-ci : « Prière à table : Si je ne peux plus le faire devant des étrangers, alors je devrais honnêtement devenir athée », ou : « Que nos dimanches soient si profanes est un grand péché » (p. 108).

L’impulsion la plus importante pour son éloignement de la foi des parents venait cependant, comme le fait ressortir de manière convaincante son biographe, de Karl Barth, représentant de la théologie dite dialectique. Celui-ci avait vu L’Aveugle et rencontré le jeune auteur pour une discussion. Plus tard, dans les années 1960, Dürrenmatt étudiera la monumentale Dogmatique du théologien suisse. Rétrospectivement, il a déclaré que c’était Barth qui avait fait de lui un athée. Dans son commentaire sur l’Épître aux Romains, Barth s’était affranchi du christianisme piétiste en rejetant strictement la capacité humaine à connaître Dieu.

Dans le but de maîtriser l’art du raisonnement, Dürrenmatt prit la décision d’étudier la philosophie. Plus tard, il aimait se définir comme « serrurier de pensées » (p. 385), et s’amusait à jongler avec des constellations théoriques et des modèles du monde. Étudiant à l’Université de Berne, il s’était intéressé à l’épistémologie de Kant qui postule une séparation stricte entre la connaissance et la foi. De plus, Dürrenmatt a été fortement influencé par l’existentialisme du Danois Sören Kierkegaard, sur lequel il prévoyait même d’écrire sa thèse. Toutefois, en 1945, il décidait d’abandonner ses études universitaires et de devenir écrivain. Mais rétrospectivement, il continuait de dire que « sans Kierkegaard, on ne peut pas me comprendre comme écrivain » (p. 379).

La question de Dieu, cependant, continuait de le hanter, sous l’emprise d’un autre philosophe : Friedrich Nietzsche. Dans sa piaule d’étudiant à Berne, il avait affiché un mot sur sa porte. Il indiquait, en plus de son nom, sa profession : « poète nihiliste » (p. 67). Mais si le monde est dépourvu de sens et que Dieu est une invention de l’homme, se pose la question de savoir comment on peut, dans un tel monde, vivre et agir de manière sensée, raisonnable ou même morale.

Si l’on considère que le monde repose sur le hasard et que l’homme n’est qu’une construction ratée, que reste-t-il ? L’écriture, par exemple, et l’art ! Dans ses pièces et romans, Dürrenmatt confronte la réalité à des possibilités que celle-ci n’a pas matérialisées. Pour avoir toute la liberté dont ce créateur libéré de tous les préjugés a besoin, il use de préférence du genre littéraire de la comédie. Dans les mondes fictifs inventés par ce penseur apocalyptique, c’est souvent la fameuse « pire tournure possible » qui est mise en scène. Ceci contrairement à sa vie privée, dans laquelle cet amateur de fins vins rouges et de cigares coûteux se révèle plutôt un épicurien.

Vers la fin de sa vie, Dürrenmatt a encore une fois eu l’occasion d’expliquer son attitude envers la foi, en la condensant, dans un essai intitulé « L’athée intellectuel » de 1988, une sorte de credo. Tout en continuant à rejeter l’existence d’un Dieu personnel, il explique comment Dieu est devenu pour lui une fiction – une fiction fascinante. Les institutions ecclésiastiques, elles, se font remettre en place : selon l’écrivain bernois, la culture chrétienne est fondée sur le crime d’avoir doublé la peur de la mort des êtres humains par l’invention de l’enfer. Et de postuler comme conclusion un devoir d’athéisme : « Il est grand temps de se revendiquer à nouveau de l’athéisme » (p. 558). Avec un cas comme celui de Dürrenmatt, il s’avère une fois de plus à quel point il est problématique et réducteur d’apposer des étiquettes simplistes à des grands penseurs. Si le libre penseur du Vallon de l’Ermitage était un athée, il fut pour ainsi dire un athée chrétien, ou peut-être même un chrétien athée. C’est d’ailleurs aussi la conclusion de son ami Hans Liechti, propriétaire d’un restaurant et galeriste, dont les discussions avec Dürrenmatt ne tournaient pas seulement autour de la nourriture, du vin et de l’art, mais assez souvent autour de la foi et du christianisme : « Pour moi, Dürrenmatt était l’être le plus croyant (pas le plus religieux) qu’il m’était donné de connaître. Il était l’éternel chercheur de Dieu ».

La renommée mondiale de Dürrenmatt repose essentiellement sur deux pièces de théâtre, La Visite de la vieille dame (1957) et Les Physiciens (1962), toutes les autres pièces ayant plus ou moins échoué auprès du public. Ces dernières années, cependant, c’est les fameux Stoffe (le premier volume en traduction française de 1985 porte le titre La Mise en œuvre) qui se révèlent de plus en plus être son œuvre principale. L’auteur qualifie les Stoffe d’« histoire de mon écriture » (p. 443), qui se sont développés, sur deux décennies, à partir de notes autobiographiques et de matériaux bruts rassemblés pour des œuvres non écrites, avec des récits internes intercalés. Les Stoffe se présentent, de manière souvent auto-ironique, « en même temps comme chantier et comme tas de gravats » (p. 591). Deux volumes ont été publiés aux Éditions Diogenes, en 1981 et – comme son dernier livre – en 1990. Le narrateur autobiographique cherche à dépeindre sa vie comme un drame existentiel en se fondant sur des scènes clés, avec une tendance prononcée à l’affûtage anecdotique. Ces miniatures magistrales sont un mélange bien balancé de fiction et de vérité, c’est-à-dire une autofiction avant la lettre. Grâce à des analyses méticuleuses, Weber parvient à montrer que ce récit est façonné par la perspective du grand âge, avec des erreurs de nature chronologique et factuelle. Dürrenmatt a constamment retravaillé ses Stoffe, comme le fait un sculpteur sur sa pierre. C’est d’ailleurs également vrai pour nombre de ses autres œuvres, ce qui explique pourquoi il existe, en particulier pour ses pièces de théâtre, plusieurs versions et variantes.

Protester et provoquer, c’est ce que Dürrenmatt a pratiqué, avec un plaisir non dissimulé, tout au long de sa vie, pour ne pas se laisser enfermer dans le rôle d’« écrivain national ». Au début, cela concernait surtout des questions de religion et de morale : « Je suis un protestant et je proteste ». Lors de sa dernière apparition publique, à l’occasion de la réception de Václav Havel, ancien écrivain dissident et président de la Tchécoslovaquie de l’époque, Dürrenmatt a une fois de plus poussé la provocation jusqu’à l’extrême, en critiquant de manière fondamentale le système politique suisse. Trois semaines avant sa mort, dans son fameux discours La Suisse, une prison, prononcé en éloge à Havel, il dépeint un portrait grotesque de la Suisse comme une prison qui n’aurait pas besoin de murs puisque ses habitants sont en même temps gardiens et prisonniers, en se surveillant eux-mêmes. Provocation manifestement réussie vu que plusieurs conseillers fédéraux refusèrent de lui serrer la main.

« Mais ce qui reste est fondé par les poètes », disait Friedrich Hölderlin. Que reste-t-il du penseur non-conformiste et rebelle Dürrenmatt ? Ses batailles sont-elles toujours d’actualité, ou aurait-il accédé – pour utiliser une formule de Max Frisch – à « l’inefficacité percutante d’un classique » ? Weber aborde ce sujet brièvement dans son épilogue.

Quelques années après sa mort, la maison d’édition Diogenes publie l’édition complète de ses œuvres en 37 volumes (1998). Jusqu’à aujourd’hui, ses livres connaissent des tirages élevés, notamment les cinq « long-sellers » La Visite de la vieille Dame, Les Physiciens, La Panne, La Promesse et Romulus le Grand. Ses pièces figurent toujours parmi les plus jouées sur les scènes germanophones. Par ailleurs, il y a quelques années, le film grand-écran Dürrenmatt : Une histoire d’amour (2014) de Sabine Gisiger a ravivé l’intérêt pour la personne de l’auteur et de son épouse. Nul doute que ce « solitaire et outsider de la scène culturelle » est devenu un « label à succès » (p. 590). Certains de ses ouvrages sont entrés dans le canon de lectures des écoles secondaires, aussi en Suisse romande.

Mais une chose est sûre : la situation géopolitique a entre-temps fondamentalement changé. La division du monde en deux blocs – avec son corollaire, la guerre froide – est terminée, la crainte d’une troisième guerre mondiale et d’un recours aux armes nucléaires est passée à l’arrière-plan. Aujourd’hui les préoccupations des gens portent davantage sur des problèmes comme la raréfaction des matières premières, la destruction de la biodiversité, la cybercriminalité, les pandémies et – enfin et surtout – le réchauffement de la planète et le changement climatique, voire comme « pire tournure possible » un effondrement climatique. Il n’en reste pas moins que les grands thèmes philosophiques soulevés par le penseur et écrivain suisse – responsabilité, justice, culpabilité, hasard, foi, absurdité ou sens de la vie – n’ont rien perdu de leur actualité.

Si le mot d’esprit de Thomas Mann « Un écrivain est une personne pour qui écrire est plus difficile que pour n’importe qui d’autre » est vrai, il s’applique également à Dürrenmatt – et à lui encore dans un sens très particulier. Non seulement l’orthographe et la ponctuation, mais aussi certains points de grammaire donnaient du fil à retordre à cet écrivain profondément enraciné dans son parler bernois. Il incombait surtout à ses secrétaires de mettre ses textes en conformité avec les normes linguistiques. Après que des critiques littéraires lui eurent reproché des fautes de grammaire jusque dans les livres imprimés, il confia au journaliste et écrivain Heinz Ludwig Arnold la révision et relecture finale de ses œuvres.

« Un Bernois parmi les Romands » : voici le titre de la contribution de Manfred Gsteiger à l’Hommage à Friedrich Dürrenmatt de 1991. Bien qu’ayant vécu presque quarante ans en terre romande, il n’avait jamais vraiment adopté la langue de Molière. Continuant de baigner dans les cultures alémanique et germanique, les courants intellectuels et la production littéraire de France lui restaient largement étrangers. Établi dans sa demeure de Neuchâtel, avec vue panoramique sur les paysages de son enfance, il en avait fait une sorte d’« enclave bernoise ». L’amitié avec son ancien camarade d’école emmentalois Hans Liechti reposait tout particulièrement sur leur dialecte commun et un même genre d’humour, terrien et truculent.

Quand l’Université de Neuchâtel lui octroya, à l’occasion de son soixantième anniversaire, le titre de docteur honoris causa en 1981, il prononça son discours en allemand, tout en s’excusant de ce choix qui prit de court l’auditoire : « La gêne que vous éprouvez à m’entendre parler allemand, je la ressens également. » Mais ici comme ailleurs, il faut toujours compter chez lui avec une certaine posture et mise en scène de soi. Selon plusieurs interlocuteurs, son français était tout à fait acceptable, mais à certaines occasions, ce Bernois malicieux et facétieux poussait son accent alémanique à l’extrême. Ceci vaut surtout pour ses contacts avec les Allemands : il cultivait son image de Bernois lourd et lent, notamment en forçant son accent emmentalois, s’exprimant ainsi dans un parler pour lequel il inventa l’amusante appellation d’« allemand fédéral ».

Le volume de Weber, bien conçu et soigneusement aménagé, contient un très utile appendice d’une bonne centaine de pages, qui, outre les notes de fin de volume et une bibliographie, comprend également un arbre généalogique de la famille Dürrenmatt, une chronique de sa vie et de son œuvre ainsi qu’un index des noms propres.

Vingt ans après sa mort, l’écrivain suisse le plus lu et joué au niveau mondial, ce personnage d’une grande envergure et de renommée internationale a enfin obtenu une biographie qui lui rend pleinement justice. Traduits dans une quarantaine de langues, ses pièces de théâtre et ses récits allient ancrage local et ouverture sur le monde, suissitude et universalité. En dernier lieu, c’est sans doute ce mélange bien dosé qui a fait leur succès.

La biographie de Weber fait figure de référence et restera sans doute indispensable pour longtemps. Elle inscrit l’histoire et le destin d’un individu dans les circonstances et événements de l’époque. C’est pour cette raison qu’on peut également la lire comme une entrée dans la vie intellectuelle et le climat politique de la Suisse au XXe siècle.

En conclusion, il ne nous reste plus qu’à faire l’éloge, avec un enthousiasme presque inconvenant pour un critique, du travail de sélection, d’analyse, de synthèse et d’écriture du biographe. Déjà de son vivant, Dürrenmatt est devenu un monument que ses connaissances et lui-même ont contribué à construire. La biographie de Weber nous montre l’homme qui se cache derrière ce monument.