Des Œuvres complètes de Dürrenmatt en français ?
En anglais, nous disposons d’une édition en trois tomes d’œuvres choisies de Dürrenmatt, toutes traduites par un seul et même traducteur, Joel Agee : un tome de pièces de théâtre, un tome de fictions et un tome d’essais1. Il n’y a malheureusement rien de comparable en français. Ce sont toujours des œuvres isolées, traduites par divers traducteurs et traductrices et publiées dans différentes maisons d’édition. Ces traductions s’étalent également sur plusieurs décennies, entre les toutes premières, des années 1950 et 1960, et les récentes, de ces dernières années. C’est dire aussi qu’en fonction des traducteurs et traductrices et des maisons d’édition, ces traductions sont de qualités très variées, chacun ou chacune maîtrisant plus ou moins bien les difficultés de l’allemand de Dürrenmatt, le style concis de ses pièces de théâtre et de ses narrations, les longues phrases de ses essais, les variations de son vocabulaire, ses helvétismes récurrents2, etc.
Au vu de cette situation, les amateurs et amatrices francophones de Dürrenmatt ont pu se réjouir en découvrant au début de 2021, pour le centenaire de sa naissance, un gros volume paru chez Albin Michel et intitulé : Friedrich Dürrenmatt, Œuvres complètes. Tome 13. Enfin un grand projet d’harmonisation des traductions françaises, et même le projet réjouissant d’une traduction française de l’ensemble de l’œuvre dürrenmattienne ? Mais une étude plus détaillée de l’ouvrage réserve quelques grosses surprises.
Avant de préciser ces surprises, soulignons tout de même l’avantage de ce livre : il offre en un seul volume quatre romans décisifs de Dürrenmatt des années 1950, dont certains étaient épuisés depuis longtemps et donc difficilement trouvables. Cet accès renouvelé permettra de (re)découvrir un pan important de la créativité de l’auteur bernois, notamment ses trois romans policiers, mais aussi La Panne, l’un de ses romans les plus significatifs4.
Venons-en maintenant aux surprises. Il y a tout d’abord celle du titre choisi. En parlant d’œuvres complètes, on suggère un projet très ambitieux, quand on sait que l’édition complète allemande comporte trente-sept volumes, certes parfois moins volumineux, mais tout de même très nombreux, alors qu’Albin Michel n’a publié jusqu’ici que huit œuvres isolées5. Il y a donc de quoi faire tout au plus un second tome du même format, et on peut donc se demander s’il n’eût pas été plus réaliste – et moins trompeur – d’annoncer, comme dans l’édition anglaise, des « œuvres choisies ».
La seconde surprise est celle de la préface. Évidemment, pour des raisons commerciales, on est allé chercher l’une des romancières les plus célèbres de France. Mais on dira pour le moins qu’elle ne s’est pas beaucoup fatiguée : la préface fait vingt-trois lignes en tout. Mais encore plus que les dimensions, c’est le contenu qui surprend. Dans ses dernières lignes, Amélie Nothomb souligne que, comme chez Corneille le triomphe du Cid a conduit à ce qu’on ignore ses autres pièces, le succès de La Visite de la vieille dame a, lui aussi, fait beaucoup d’ombre aux autres œuvres de Dürrenmatt. Elle espère que cette nouvelle édition leur rendra justice, mais paradoxalement, sa préface fait exactement ce qu’elle critique : dans les dix-neuf premières lignes de sa préface, elle ne parle que de La Visite de la vieille dame. C’est à se demander si elle connaît autre chose de l’œuvre de Dürrenmatt. Mais on regrettera surtout que la préface ne propose aucune mise en perspective des quatre romans : elle aurait pu évoquer ce que furent les années 1950 pour Dürrenmatt avant le grand succès de La Visite de la vieille dame, présenter la manière dont il travaille dans ses romans policiers tout en explorant les limites de ce genre littéraire, expliciter comment il peut faire de la même histoire de La Panne un roman, une pièce radiophonique et une comédie, en variant les dénouements, etc. Étonnamment, la vingtaine de lignes de la page 4 de couverture en dit même un peu plus que la préface...
Venons-en aux quatre romans eux-mêmes. Si l’on ne prête pas attention à la page des copyrights, on ne réalise même pas qu’il s’agit d’une pure réédition de traductions parues à la fin des années 1950 et au début des années 19606. Ces traductions datent donc toutes d’environ soixante ans et sont publiées sans aucune révision de fond7. On ne comprend pas non plus l’ordre dans lequel les quatre textes sont placés, qui semble arbitraire ou en tout cas inexpliqué : il ne correspond ni à la chronologie des premières parutions en allemand, ni à celle des premières parutions en français.
Le fait que les quatre romans soient traduits par un seul et même traducteur, Armel Guerne (1911-1980), donne au volume une unité de style. Mais sa manière de traduire comporte malheureusement bien des problèmes. Il y a tout d’abord le fait qu’elle est de tendance fortement amplifiante : en traduisant, Armel Guerne commente, explicite le texte original, si bien que le style très concis et souvent même légèrement lapidaire de Dürrenmatt se perd et devient quelque peu bavard. Une petite estimation du nombre de caractères m’a permis d’établir que les quatre traductions rallongent chacune le texte d’environ 35 % à 40 %, ce qui est très inhabituel au passage de l’allemand vers le français.
Il s’ajoute ensuite que sa traduction contient souvent des approximations et imprécisions : ainsi, « vérité » et « réalité » sont souvent confondues, ou l’expression « die Welt bestehen », qui veut dire « affronter l’épreuve du monde, en assumer les défis », est simplement traduite par « survivre ».
Pour donner un exemple de ces faiblesses constitutives, je propose un passage du Soupçon dans la traduction d’Armel Guerne qu’on pourra comparer à une traduction plus fidèle à l’original.
Je n’ai fait que prouver la vraisemblance de ma thèse, et ce qui est probable n’est pas encore ce qui est vrai. Si j’avance qu’il pleuvra probablement demain, il peut quand même ne pas pleuvoir. Pensée et réalité, en ce bas monde, sont malheureusement loin de s’identifier ; ce serait trop facile ! Il y a toujours place entre les deux, entre le monde de la pensée et le monde de la réalité vraie, oui, il y a toujours place pour l’aventure de l’existence, avec laquelle il nous faut compter, Samuel : et de cette aventure, il nous faut encore nous tirer aussi bien que possible, avec l’aide de Dieu8.
Voici l’original allemand :
Ich habe dir nur die Wahrscheinlichkeit meiner Thesen bewiesen. Aber das Wahrscheinliche ist noch nicht das Wirkliche. Wenn ich sage, dass es morgen wahrscheinlich regnet, braucht es morgen doch nicht zu regnen. In dieser Welt ist der Gedanke mit der Wahrheit nicht identisch. Wir hätten es sonst in vielem leichter, Samuel. Zwischen dem Gedanken und der Wirklichkeit steht immer noch das Abenteuer dieses Daseins, und das wollen wir nun denn in Gottes Namen bestehen9.
Et voici ma traduction :
Je t’ai seulement prouvé la probabilité de mes thèses. Mais ce qui est probable n’est pas encore ce qui est réel. Si je dis qu’il pleuvra probablement demain, il n’est pourtant pas nécessaire qu’il pleuve demain. Dans ce monde, la pensée n’est pas identique à la vérité. Sinon beaucoup de choses nous seraient plus faciles, Samuel. Entre la pensée et la réalité, il y a toujours l’aventure de cette existence, et nous voulons maintenant l’assumer, au nom de Dieu10.
Une troisième difficulté est que la traduction contourne la difficulté de références culturelles allemandes en les remplaçant allègrement par des références françaises, mais qui font perdre le sens voulu par l’auteur. Un exemple tiré de la Promesse illustrera ce point. Anne-Marie, la petite fille qui sert d’appât pour attirer le meurtrier, chante à plusieurs reprises, lorsqu’elle l’attend dans la clairière, une chanson allemande intitulée « Maria sass auf einem Stein... »11. Cette chanson enfantine est en lien direct avec la trame du roman, puisqu’elle raconte l’histoire d’une fille qui attend un méchant chevalier qui doit lui transpercer le cœur avec un poignard. Au lieu de maintenir ce lien et donc de l’expliquer dans une note de bas de page par exemple, le traducteur remplace simplement la chanson allemande par la chanson française « À la claire fontaine, m’en allant promener... »12, qui n’a plus rien à voir avec la scène, puisqu’il s’agit d’un jeune homme qui a perdu sa bien-aimée à cause d’un baiser.
On se demandera en conclusion comment l’entreprise d’œuvres soi-disant complètes pourrait se poursuivre. La mention d’un tome 1 rend plausible qu’il devrait y avoir au moins un tome 2, avec les textes mentionnés ci-dessus. Du point de vue de la traduction, ce second tome serait globalement moins problématique, car les traductions de Walter Weideli, des années 1970, sont de bonnes traductions. Mais ce n’est malheureusement pas le cas de celle de Grec cherche Grecque par Denise Van Moppès. Chez cette traductrice, « zweiundsiebzigster Psalm » devient « le vingt-septième psaume » ; elle ne connaît pas le registre religieux des concepts « Gnade » et « begnadet », si bien qu’elle traduit toujours par « faveur » et « favorisé » ; et elle semble ignorer que le chef d’entreprise « Petit-Paysan » (en français chez Dürrenmatt !) a quelque chose à voir avec la grande fabrique Bührle de Zurich. Ce beau roman mériterait vraiment que cette vieille traduction soit sérieusement révisée.
Dans la perspective d’œuvres soi-disant complètes, il serait également regrettable qu’on réédite simplement l’essai Sur Israël sans tenir compte du fait qu’en 1980, Dürrenmatt a écrit un grand post-scriptum à cet essai13. De même, il serait souhaitable que les proses de jeunesse soient complétées par d’autres nouvelles qui n’étaient pas contenues dans l’ancien recueil La Ville, comme par exemple Le Fils ou La Saucisse14, des mêmes années.
Bref, on ne peut qu’appeler une maison d’édition comme Albin Michel à prendre plus au sérieux ses tâches de transmission interculturelle. Il est certes louable qu’elle se soit préoccupée très tôt de rendre accessibles aux lectrices et lecteurs francophones les œuvres de Dürrenmatt. Mais il n’est guère acceptable de les rééditer telles quelles quelque soixante ans plus tard.
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1Friedrich Dürrenmatt, Selected Writings, trad. Joel Agee, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2006 ; Volume 1 : Plays ; Volume 2 : Fictions ; Volume 3 : Essays.
2Cf. Pierre Bühler, « “... sagte dann, ich sei ein ‹ Stürmi ›...” Von der Schwierigkeit, Helvetismen zu übersetzen », Sprachspiegel 75/2 (2019), p. 43-45 (au sujet d’helvétismes mal traduits dans les traductions françaises de Dürrenmatt).
3Friedrich Dürrenmatt, Œuvres complètes. Tome 1, préface d’Amélie Nothomb. La Promesse. La Panne. Le Juge et son bourreau. Le Soupçon, traduits de l’allemand par Armel Guerne, Paris, Albin Michel, 2021, 475 p.
4Cf., dans le présent cahier, l’article de Thierry Scheurer, consacré à ce roman.
5À côté des quatre textes du tome 1, il y a encore : les nouvelles de La Ville et autres proses de jeunesse, le roman La Chute d’A. et l’essai Sur Israël, traduits par Walter Weideli, et le roman Grec cherche Grecque, traduit par Denise Van Moppès, ce qui ferait un volume assez peu homogène.
6Albin Michel en avait déjà réédité trois (La Panne, Le Juge et son bourreau, Le soupçon) en 1980 sous le titre Romans.
7Les retouches ne sont que formelles (par exemple l’ajout d’accents sur les voyelles majuscules).
8œuvres complètes, op. cit., p. 398.
9Friedrich Dürrenmatt, Der Verdacht, in : Werkausgabe in siebenunddreissig Bänden, Zurich, Diogenes, 1998, tome 20, p. 176 s.
10La traduction de Guerne fait 599 signes, tandis que le texte original en fait 467, et ma traduction 462.
11Das Versprechen, in : Werkausgabe, op. cit., tome 23, par exemple p. 124 ou p. 128.
12œuvres complètes, op. cit., p. 123 ou p. 129.
13Cf. Friedrich Dürrenmatt, Essai sur Israël. Post-scriptum. Liberté, égalité, fraternité dans le judaïsme, le christianisme, l’islam, le marxisme et sur deux anciens mythes, trad. de l’allemand par Étienne Barilier, in : Cahier du Centre Dürrenmatt Neuchâtel N° 5, Neuchâtel, 2002.
14Cf. Friedrich Dürrenmatt, Mister X prend des vacances, précédé de : Le Fils, La Saucisse, trad. de l’allemand par J.-L. Babel, Croix-de-Rozon, Collection Luigi Luccheni, 1978.