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Présentation du projet des Stoffe

Pierre BÜHLER

Friedrich Dürrenmatt, Das Stoffe-Projekt. Textgenetische Edition in fünf Bänden. Verbunden mit einer erweiterten Online-Version. Aus dem Nachlass herausgegeben von Ulrich Weber und Rudolf Probst, Zurich, Diogenes, 5 tomes, 2021, 2 339 p. (avec une introduction de Daniel Kehlmann).

« Une histoire de mon activité d’écrivain » (Geschichte meiner Schriftstellerei) : l’esquisse d’un tel projet apparaît déjà vers la fin des années 1950. À cette époque, Dürrenmatt est en train de vivre le succès mondial de sa pièce La Visite de la vieille dame (1956), qui sera encore amplifié par celui non moins mondial de la pièce Les Physiciens, quelques années plus tard (1962). Néanmoins, dans des moments de répit, l’auteur réfléchit à la possibilité de reprendre d’anciens matériaux littéraires (d’où le titre Stoffe) qu’il n’a pas réussi à écrire au fil des ans et qui pourtant continuent de l’habiter. En même temps se développe l’idée d’une sorte d’autobiographie indirecte, une présentation de sa vie telle qu’elle se reflète dans ces matériaux à écrire ou réécrire.

Ce projet gagnera en signification et prendra de l’ampleur dans les années 1960 et surtout 1970, Dürrenmatt ayant de plus en plus l’impression qu’il ne parvient plus à atteindre le public des théâtres avec ses pièces. C’est surtout l’échec cuisant de la pièce Le Collaborateur, de 19731, qui accélérera le repli sur le projet des Stoffe2. Mais Dürrenmatt ne savait pas alors que ce projet allait l’occuper jusqu’à la fin de sa vie.

Un premier tome des Stoffe a paru en 1981, sous le titre Stoffe I-III3, réédité en 1990 avec un nouveau titre principal, Labyrinth. Stoffe I-III. Comme le titre devenu ensuite sous-titre l’indique, ce volume contenait trois matériaux anciens : La Guerre dans l’hiver tibétain, Éclipse de lune et Le Rebelle. Dürrenmatt y développe un style propre : des souvenirs autobiographiques alternent avec des considérations philosophiques et d’anciens matériaux littéraires, réécrits et évalués du point de vue de leur signification pour sa propre carrière, mais aussi dans leur teneur existentielle et humaine.

Un second tome, réunissant une nouvelle série d’anciens matériaux, a paru près de dix ans plus tard, en décembre 1990, quelques jours seulement avant le décès de l’auteur, sous le titre Turmbau. Stoffe IV-IX4.

On pouvait estimer qu’avec ce second tome, le travail de plus de vingt ans avait trouvé son achèvement in extremis. Mais c’était sans savoir que dans les documents légués aux Archives littéraires suisses, nouvellement instituées à la Bibliothèque nationale sous l’impulsion de Dürrenmatt, il y avait plus de 30 000 pages manuscrites ou dactylographiées reflétant les travaux rédactionnels de l’écrivain au fil des ans : premières esquisses, premières versions, révisions, révisions des révisions, réagencements de l’ensemble, etc. On y découvrait également que diverses publications des années 1970-1980 étaient issues des Stoffe et avaient été extraites pour être publiées séparément5. Cela avait évidemment pour effet qu’il fallait à chaque fois réaménager le plan initial et rétablir l’unité du tout. Work in progress incessant : l’effort de réécrire d’anciens fragments suscitait de nouveaux fragments, faisant surgir de nouveaux pans de la mémoire, conduisant à réécrire les réécritures. Daniel Kehlmann termine son introduction en disant qu’il s’agit de « l’expérience sans compromis d’un écrivain qui était suffisamment âgé pour écrire de manière aussi jeune et ingénue qu’il a finalement accompli tout ce qu’il n’avait pas réussi à accomplir jadis, sous la forme d’un livre impossible. » (I, p. 14)

Peut-on, en partant des 30 000 pages léguées, reconstruire sous un angle génétique l’évolution de ce « livre impossible » ? C’est à cette tâche que se sont attelés Ulrich Weber et Rudolf Probst, deux collaborateurs scientifiques des Archives littéraires suisses. Ils ignoraient probablement, au départ, que cela allait leur prendre presque autant de temps qu’à Dürrenmatt pour écrire les 30 000 pages. Les cinq tomes présentés ici sont le fruit de leurs efforts de longue haleine.

Les deux volumes publiés par Dürrenmatt de son vivant, Labyrinth et Turmbau, sont intégrés au contexte global de ses travaux successifs s’étalant de 1957 à 1990. Cela explique le plan des cinq volumes. Le premier fait l’archéologie du projet, en se concentrant sur les premières notes et esquisses de la fin des années 1950 et durant les années 19606, puis en présente les versions successives jusqu’à la parution des Stoffe I-III (Labyrinth) en 1981. Le deuxième reproduit l’ouvrage de 1981, en l’accompagnant de deux grandes annexes consacrées, d’une part, aux traces des anciens matériaux « non écrits et maintenant réécrits » et, d’autre part, à des documents biographiques et artistiques complémentaires. Dans le troisième volume, on peut suivre les étapes du projet durant les près de dix ans qui séparent Labyrinth de Turmbau (1981-1990), période marquée par de multiples réélaborations et réaménagements. Le quatrième tome reproduit le texte de Turmbau, assorti comme Labyrinth dans le deuxième tome de deux annexes complémentaires. Le cinquième volume est un tome de commentaires. Il contient : les tentatives des deux éditeurs de dégager la cohésion d’ensemble de ce vaste corpus ; une chronologie détaillée des étapes d’élaboration ; une présentation des sources ; les principes éditoriaux ; une synopse des différents segments du corpus ; un index de noms et une bibliographie.

Ces cinq volumes sont accompagnés d’une édition en ligne, d’accès libre, des quelque 30 000 pages du corpus (adresse : fd-stoffe-online.ch), ce qui permet aux lectrices et lecteurs de « naviguer » sur cet océan complexe...

Quel est l’intérêt de ce travail magistral d’édition ? Même si la langue constituera un obstacle non négligeable pour des lectrices et lecteurs francophones, quelles sont les bonnes raisons de ne pas se contenter de lire les deux tomes publiés par Dürrenmatt lui-même et traduits en français, mais de faire l’effort de se confronter à l’ensemble de la démarche ?

Cette édition donne l’occasion de « pénétrer » dans le bureau de l’écrivain, de découvrir la façon dont celui-ci travaille et d’assister à l’élaboration progressive d’une œuvre qui n’a guère d’équivalent dans l’histoire de la littérature, par son savant alliage de narrations, de souvenirs autobiographiques et de réflexions critiques. À plusieurs reprises, Dürrenmatt a souligné l’importance pour lui de ce travail de mémoire sur son œuvre, comme le montre une remarque tirée d’une interview de 1984 : « Je travaille aussi à ce que je crois être mon livre le plus important, bien qu’il sera sans doute le moins lu. J’y fais de la philosophie, j’y mets mes réflexions et j’y raconte les sujets que je n’ai pas écrits. Il s’appelle Die Stoffe (les Éléments) et le premier volume est déjà paru en allemand. »7

Dürrenmatt est conscient de l’impossibilité de l’autobiographie, dès la première phrase de La Mise en œuvres8 : « Raconter sa propre vie : entreprise universellement tentée, toujours recommencée. Entreprise à mes yeux compréhensible, mais irréalisable. » Il est donc particulièrement intéressant de voir l’auteur tenter tout de même cette entreprise impossible, tout en en sondant les limites. À quelles conditions un auteur peut-il devenir son propre matériau littéraire ? Est-il possible d’objectiver par l’écriture sa propre subjectivité ? Comment peut-on reconstruire l’expérience vécue et les impressions qui l’accompagnent ? Quelle est la place de l’imaginaire dans la constitution d’une identité devenue histoire et reracontée dans le présent ? Ces questions reviennent souvent au fil des pages. Dürrenmatt procède par le biais de narrations reprises, de fictions réécrites, ce qui lui permet d’accepter qu’il y a dans toute autobiographie une part importante d’autofiction.

Les cinq tomes des Stoffe offrent aux lectrices et lecteurs la possibilité de découvrir Dürrenmatt dans ses rencontres multiples, avec des contemporains comme Eugène Ionesco, Samuel Beckett ou Paul Celan, ses rapports complexes avec son collègue suisse alémanique Max Frisch. Mais on y trouve en même temps un Dürrenmatt partant à la rencontre de partenaires de dialogue dans d’autres siècles, Socrate, Platon, ou Kant et Kierkegaard9, ou encore Kassner ou Popper.

Comme dans son œuvre picturale, dont l’ouvrage donne quelques reflets10, l’écrivain se consacre sans cesse à une réinterprétation des grands mythes, et donc diverses figures mythologiques habitent l’univers des Stoffe. Il est regrettable que les titres choisis pour les traductions françaises ne reflètent pas cette présence de la mythologie, tant grecque que biblique : Labyrinth, pour le labyrinthe du Minotaure, et Turmbau, pour la construction de la tour de Babel en Genèse 1111.

Pour les lectrices et lecteurs de la RThPh, on soulignera enfin l’intérêt théologico-philosophique de l’ouvrage. Même s’il a entrepris des études de philosophie et suivi quelques cours de théologie durant la première moitié des années 1940, Dürrenmatt ne se considère pas comme un philosophe ou théologien de formation. D’ailleurs, ses études – relativement nébuleuses, de son propre aveu – seront interrompues en 1946 par la décision de devenir écrivain, tout en continuant la peinture et le dessin. Il aimait parfois se caractériser comme un « serrurier et constructeur de pensées » (Gedankenschlosser und -konstrukteur), pour marquer ainsi le côté artisanal de sa réflexion. Utilisant le modèle de la dramaturgie, celle-ci se concrétise dans divers domaines, abordant des questions comme les liens entre connaissance et imagination, les limites de la modélisation physique du monde, en référence à la théorie de la relativité d’Einstein, la question de l’objectivité ou de la subjectivité dans la notion de Dieu, le problème de la théodicée, en dialogue avec Karl Barth, ou encore l’avenir de notre planète, sous le signe des dangers qui la menacent, que ce soit l’énergie nucléaire, la surpopulation ou la destruction de l’environnement.

Nous disons notre reconnaissance à Ulrich Weber et Rudolf Probst pour leur immense travail d’édition qui nous permet d’avoir accès à ce vaste corpus de textes et de découvrir ainsi une facette moins connue du dramaturge bernois à son pupitre.

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1Dans un vaste essai, Dürrenmatt tentera de « digérer » cet échec, en rendant compte de ses intentions dramaturgiques et en réfléchissant aux raisons qui ont pu susciter le rejet du public. Cf., en traduction française : Le Collaborateur. Une comédie, trad. de l’all. par Patrick Vallon, suivi de : Réflexions et récits sur les personnages et le théâtre, trad. de l’all. par Étienne Barilier, Carouge-Genève, Zoé, 2014. Pour les liens entre la crise du Collaborateur et le projet des Stoffe, cf. l’étude détaillée d’Ulrich Weber, Dürrenmatts Spätwerk. Die Entstehung aus der « Mitmacher »-Krise. Eine textgenetische Untersuchung, Francfort a.M./Bâle, Stroemfild Verlag, 2007.

2S’ajoutent aussi diverses difficultés de santé.

3En traduction française : La Mise en œuvres, trad. de l’all. par Étienne Barilier, Paris/Lausanne, Julliard/L’Âge d’Homme, 1985 (réédité en 1989 en format de poche, dans la collection 10/18, avec une pagination légèrement différente).

4En traduction française : L’Édification, trad. de l’all. par Marko Despot et Patrick Vallon, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1999. Les six Stoffe de ce second tome sont : Rencontres, Traversée, Le Pont, La Maison, Vinter et Le Cerveau.

5C’est le cas notamment de son texte autobiographique Vallon de l’Ermitage (cfCahier du Centre Dürrenmatt Neuchâtel, no 19, Neuchâtel, 2018, trad. en français par Roland Kaehr et Pierre Bühler, p. 21-67, et texte allemand, p. 77-117) ou encore de son dernier roman Val Pagaille, trad. de l’all. par Étienne Barilier, Paris/Lausanne, de Fallois/L’Âge d’Homme, 1991.

6Pour ces tout premiers documents, cf., en traduction française, « Pour commencer par le début » (1957) et « Document » (1965), in : Friedrich Dürrenmatt, Écrits sur le théâtre, trad. de l’all. par Raymond Barthe et Philippe Pilliod, Paris, Gallimard, 1970, p. 7-9.

7Interview par Anca Visdei, dans : Avant-Scène Théâtre 757 (1984), p. 6.

8Cf. F. Dürrenmatt, La Mise en œuvres, op. cit., p. 13.

9Cf. F. Dürrenmatt, L’Édification, op. cit., p. 92 : « [S]ans Kierkegaard, on ne peut pas me comprendre comme écrivain. » Cf. sur ce point, dans le présent numéro, l’article d’Étienne Barilier, « Simenon et Kierkegaard, inspirateurs de La Promesse », et Pierre Bühler, « Friedrich Dürrenmatt : un écrivain s’inspire de Kierkegaard », RThPh 145/3-4 (2013), p. 325-335.

10Dans les annexes des tomes II et IV. – Pour plus de détails sur l’œuvre picturale, cf. Madeleine von Betschart et Pierre Bühler (éds), Parcours et détours avec Friedrich Dürrenmatt. Wege und Umwege mit Friedrich Dürrenmatt. L’œuvre picturale et littéraire en dialogue. Das bildnerische und literarische Werk im Dialog, Göttingen/Zurich/Neuchâtel, Steidl/Diogenes/Centre Dürrenmatt Neuchâtel, tome I, 2021 (tomes II et III à paraître en 2021-2022) (voir la recension de Stefan Imhoof dans le présent numéro).

11Dans les deux traductions, on mentionne un titre original Stoffe. L’édition originale en allemand du premier volume de 1981 comportait effectivement le seul titre Stoffe I-III. C’est la réédition de 1990 qui porte le titre Labyrinth, « Stoffe I-III » figurant en sous-titre. Le second volume publié en allemand en 1990 comporte, dès la première édition, le titre Turmbau. Stoffe IV-IX, imparfaitement traduit par L’Édification.