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Avant-propos

Pierre BÜHLER

Jean-Pierre SCHNEIDER

« Il y a certaines choses que je ne peux que dessiner, et il y en a d’autres que je ne peux qu’écrire. Mais on dessine et écrit à partir du même arrière-plan. Cet arrière-plan, c’est la réflexion, la réflexion sur le monde. »1 Par cette citation, Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) souligne l’importance de la réflexion pour son œuvre artistique. Écrivain, dramaturge, essayiste, peintre, dessinateur et caricaturiste, il se comprend en même temps comme penseur, même si c’est un aspect qu’il a toujours évoqué avec modestie. Il n’estime pas être un philosophe au sens académique du terme2, malgré ses études de philosophie (et un peu de théologie) entreprises dans la première moitié des années 1940, qui furent relativement nébuleuses, de son propre aveu, et interrompues pour devenir écrivain. Il aimait parfois se caractériser comme un « serrurier et constructeur de pensées »3.

Néanmoins, l’interaction constante entre la réflexion, qu’on peut appeler philosophique, au sens où elle se confronte à des questions universelles comme celles de la vie et de la mort, de la justice et de l’égalité, et le travail artistique qui anime l’œuvre tout entière de Dürrenmatt mérite à son tour réflexion ; c’est pourquoi, le Comité de rédaction de la Revue a décidé de consacrer à cet aspect de l’œuvre un dossier « Dürrenmatt et la philosophie » à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, le 5 janvier 1921. Ce dossier propose diverses approches de Dürrenmatt en tant que penseur.

En ouverture, il propose une conversation fictive, imaginée avec humour, sur un mode dürrenmattien, par Gerhard Seel, entre « deux promeneurs solitaires », Rousseau et Dürrenmatt, susceptibles de se rencontrer par-delà les siècles, puisque tous deux ont habité dans la région neuchâteloise, Rousseau plus brièvement, Dürrenmatt pendant trente-huit ans.

Le dossier se poursuit par un ensemble de trois articles. Peter Gasser présente de manière globale la place de l’expérience philosophique dans l’œuvre de Dürrenmatt, à l’aide de quelques-uns des essais philosophiques de l’auteur bernois. Les deux autres articles se consacrent plus précisément à l’interprétation de deux romans : Étienne Barilier montre comment Georges Simenon, pour la forme, et Søren Kierkegaard, pour le fond, ont pu inspirer La Promesse, et Thierry Scheurer propose une relecture de la trame et des personnages de La Panne.

Ce sont ensuite deux traductions françaises inédites qui permettent de découvrir ce que Dürrenmatt appelle « la réflexion sur le monde ». Le petit texte de 1961 sur l’herbier de Rosalie de Constant contient non seulement un passage sur l’importance de Rousseau, mais aussi une réflexion sur les ambivalences de l’époque des Lumières. En 1977, Dürrenmatt développe une réflexion sur la loi des grands nombres, qui lui permet de développer les enjeux philosophiques des problèmes politiques, sociaux, économiques et écologiques du XXe siècle, en particulier sous l’angle de l’exigence de justice, fondamentale dans son œuvre.

Deux études critiques complètent ce dossier. Dans la première, il s’agit de présenter une édition récente des Stoffe, un projet auquel Dürrenmatt a travaillé durant les vingt dernières années de sa vie et auquel il accordait une importance capitale, dont le but était de faire une « histoire de son activité d’écrivain » par le biais d’anciens matériaux littéraires qu’il reprend afin d’en montrer les enjeux pour sa vie et pour son œuvre. La seconde évalue de manière critique une réédition récente d’anciennes traductions françaises de romans de Dürrenmatt sous le titre fallacieux : Œuvres complètes tome 1.

Enfin, dans la section « Bibliographie », on trouvera la présentation et l’évaluation de quelques publications récentes importantes consacrées à l’œuvre de Dürrenmatt à l’occasion du centenaire de sa naissance, en particulier la monumentale Biographie d’Ulrich Weber (par Anton Näf), ainsi que le Dürrenmatt Handbuch et les deux premiers des trois volumes richement illustrés sur L’Œuvre picturale et littéraire en dialogue (par Stefan Imhoof).

Nous remercions le Centre Dürrenmatt Neuchâtel d’avoir généreusement mis à notre disposition une huile et gouache de Dürrenmatt de 1966, au symbolisme particulièrement riche, intitulée La Catastrophe.

Nous espérons ainsi que la rencontre avec le « serrurier et constructeur de pensées » suisse alémanique s’avérera fructueuse et stimulante4.

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1Entretien avec Erwin Leiser (1978), in : Friedrich Dürrenmatt, Gespräche 1961-1990 in vier Bänden, Heinz Ludwig Arnold (éd.), Zurich, Diogenes, 1996, tome 2, p. 258.

2Invité dans l’émission littéraire Hôtel de la télévision suisse romande (TSR) quelques mois avant sa mort, Dürrenmatt affirmera toutefois (1er février 1990) : « J’ai écrit aussi beaucoup de prose et de philosophie (viel Philosophisches). »

3Friedrich Dürrenmatt, La Mise en œuvres, trad. de l’allemand par Étienne Barilier, Paris/Lausanne, Juillard/L’Âge d’Homme, 1985, p. 14 (traduction modifiée).

4On signalera que, par le passé, la Revue de Théologie et de Philosophie a publié à deux reprises des textes en lien avec Dürrenmatt : une traduction française par Pierre Bühler, de son discours de 1977 Sur la tolérance (RThPh 122/4 (1990), p. 449-465) et un article consacré à son rapport à Kierkegaard : Pierre Bühler, « Friedrich Dürrenmatt : un écrivain s’inspire de Kierkegaard », RThPh 145/3-4 (2013), p. 325-335. Ces deux textes peuvent être consultés sur www.e-periodica.ch.