Friedrich Dürrenmatt, « Réflexions sur la loi des grands nombres »
Un essai concernant l’avenir (fragment)
Traduit de l’allemand par Pierre Bühler. « Überlegungen zum Gesetz der grossen Zahl. Ein Versuch über die Zukunft (Fragment) » (1976/1977 [mai 1977]), in : Friedrich Dürrenmatt, Werkausgabe in siebenunddreissig Bänden, tome 33 : Philosophie und Naturwissenschaft. Essays, Gedichte und Reden, Zurich, Diogenes Verlag, 1998, p. 108-124 ; © 1986 Diogenes Verlag AG Zürich.
La loi des grands nombres : en thermodynamique, certaines lois n’apparaissent que lorsqu’un « très grand nombre » de molécules est impliqué (constante de Loschmidt1 : à 0 ° Celsius et 1 atmosphère de pression, 22,415 cm3 d’un gaz idéal contiennent 6,023 × 1023 molécules) – tandis que les mouvements des molécules restent soumis au hasard. De même, certaines lois n’interviennent qu’avec un « très grand nombre » d’êtres humains (population mondiale de 4 milliards)2, par exemple la loi de la primauté de la justice sur la liberté.
La circulation en est un exemple particulièrement parlant3. L’invention des chemins de fer est raisonnable, car ils sont d’abord soumis à la justice et ensuite seulement à la liberté. Ils servent au transport des masses. On tient compte de la liberté dans la mesure où celui qui paie plus voyage plus confortablement. Si nous avions continué d’exploiter les possibilités que nous offre cette invention, nos trains seraient aujourd’hui surpeuplés, mais aussi techniquement mieux développés et moins chers. En revanche, l’invention de l’automobile est placée sous le signe de la primauté de la liberté. Elle sert au transport de l’individu. L’automobile fut d’abord construite comme véhicule pour les riches, puis pour la classe moyenne et finalement pour être utilisée dans l’économie. Pour l’ouvrier, il y a la bicyclette, elle aussi initialement un article de sport pour les nantis. (Aujourd’hui, le directeur général l’enfourche à nouveau, craignant l’infarctus.) La justice n’intervint que plus tard : chacun revendiquait à juste titre le droit d’avoir sa propre voiture. Mais le faux principe de la primauté de la liberté sur la justice, qui a conduit à l’invention de l’automobile, a d’autant plus d’effets néfastes que, paradoxalement, plus de justice s’ajoute après coup : la voiture populaire4, la voiture d’occasion, la voiture payée par acomptes, etc. Le nombre de voitures croît constamment. La loi des grands nombres agit. Des voies de circulation toujours meilleures deviennent indispensables. Alors en découlent également le massacre et les mutilations de masse sur les routes, la pollution de l’air, le bruit, la consommation d’énergie insensée au vu de la pénurie croissante d’énergie.
Mais la loi des grands nombres se manifeste aussi ailleurs, en ce qu’elle conduit à l’absurde la primauté de la liberté dans presque tous les domaines : dans notre économie, dans notre système financier, sur lequel se fonde cette dernière, avec l’anarchie inquiétante qui le domine et qui permet des transactions d’une telle démesure que plus personne ne s’y connaît sur ce terrain de chasse où chacun tente sa chance, avec plus ou moins de succès. Ne parlons même pas du droit du sol : la primauté de la liberté ne conduisit pas seulement à des spéculations aventureuses, mais influença également l’architecture. Le sol a pu être augmenté en hauteur. Si, dans ma jeunesse, les zones résidentielles étaient constituées par des maisons familiales, elles sont faites aujourd’hui d’un agencement insensé de grands immeubles locatifs, de véritables « machines à habiter », imposées par les prix du sol. Il est grotesque que les habitations à loyer modéré participent à ce non-sens. On reconnaît aussi la loi des grands nombres au fait que les pannes ont des effets toujours plus désastreux. Je parle beaucoup du hasard, et ce n’est pas qu’une astuce dramaturgique, une affection dont je serais malheureusement atteint5. Je ne fais que rendre justice à la loi des grands nombres. Sous un angle poétique, le destin serait bien plus profitable, mais ce n’est pas avec lui, mais avec le hasard qu’il nous faut compter. En tant que déclencheur de catastrophes toujours plus grandes, il relève du calcul des probabilités. Ce qui se passe sur les routes se passe aussi ailleurs, mais à plus grande échelle. Comme le hasard sous la forme de pannes constitue une réalité statistique, d’autres catastrophes, comparables à celles de Ténérife ou de la mer du Nord récemment6, sont prévisibles, mais aussi des accidents incommensurables dans le domaine nucléaire, etc. Le monde moderne est de plus en plus exposé aux catastrophes, un effet de son économie et de sa politique.
Considérons notre cas, plus précisément : notre cas en tant que Suisses. (Je précise que je ne souffre pas d’être un Suisse, qui serait habité par le malaise d’un petit État ; je suis volontiers suisse, mais je ne vois pas pourquoi nous ne devrions pas, comme d’autres, pouvoir être cités en exemple pour des difficultés avec lesquelles tous doivent lutter de par le monde, la Suisse ne représentant pas un cas particulier de notre temps, sauf peut-être qu’elle a sa propre manière de ne pas parvenir à assumer notre temps.) On ne peut ignorer que, depuis que nous sommes un petit État devenu trop grand, beaucoup de nos problèmes ont pris une allure tragicomique, par exemple notre défense nationale : « tragique », parce que ceux qui n’en voient plus le sens sont condamnés à des peines de prison insensées7 ; « comique », parce que, par ailleurs, on crée une Suisse qu’il est de plus en plus difficile de défendre.
Il suffit de quelques terroristes et de quelques fondés de pouvoir pour nous démontrer, à nous qui sommes devenus la huitième des nations industrielles du monde, la faiblesse inhérente à notre système technique et économique. Un petit fonctionnaire recalé suffit déjà pour mettre en panne le réseau téléphonique de tout un quartier de métropole. Il est préférable de ne pas discuter de ce qui arriverait si l’on bombardait notre paysage industriel, avec nos barrages, nos centrales nucléaires, etc. Ainsi, en cas de guerre, nous sommes devenus plus vulnérables que jamais, sous un angle technique, et le deviendrons encore plus à l’avenir. Cela rend notre armée toujours moins crédible. Elle ressemble à une troupe de protection qui doit veiller sur une fabrique de poudre à canon où des expériences de plus en plus dangereuses sont menées, alors même que l’interdiction de fumer n’est pas respectée. Elle se trouve en position de grand écart entre la volonté de défense et la capacité de défense, jusqu’à ce qu’enfin, prenant notre situation au sérieux, nous puissions renoncer à elle, dans un proche avenir ou même maintenant déjà, parce que sa tâche en soi est devenue impossible.
Mais voilà une pensée qu’un Suisse n’a pas le droit de penser. Sur ce sujet, chacun devient idéologique. L’armée suisse doit exister. Bien. Quant à moi, je suis contre l’armée. Dans sa conception actuelle, elle est un non-sens pour moi, une relique du passé. L’axiome de la défense nationale – autrefois historiquement justifié –, celui de la neutralité armée : plus aucun politicien ne me convainc à cet égard. Un petit État industrialisé de part en part ne peut pas se défendre seul sans se détruire. On évitera d’évoquer ici le Vietnam ou Israël ; ce serait une tromperie consciemment voulue. On ne prétendra pas non plus que la Tchécoslovaquie aurait dû se défendre8. Aucun gouvernement n’a le droit d’exiger un suicide de sa population. Mais si la Suisse veut encore voir un sens à son armée, elle devrait au moins être honnête : qu’elle lui donne un sens nouveau, renonce à sa neutralité et adhère à l’OTAN. C’est de toute façon ce qu’elle devra faire en cas de guerre. Si la Suisse ne veut pas faire ce pas, si elle veut rester neutre, qu’elle avoue alors ce qu’est son armée : un folklore diablement coûteux. Il faut pouvoir se la payer.
Pourtant je ne suis de loin pas un défaitiste. De toute façon, dans l’hypothèse d’une guerre, la Suisse a depuis longtemps déjà renoncé à une neutralité que l’Est n’accepterait pas non plus de considérer comme crédible. Et, bien que la fierté lui fasse défaut d’avouer son manque de crédibilité et de renoncer à jouer avec des cartes pipées, je tiens les peuples pour des entités plus aptes à vivre que ne le pensent nos militaires, et surtout les petits peuples. Indépendamment de leur nature institutionnelle, à laquelle il faut travailler, les peuples sont des idées, et en tant qu’idées, ils sont invulnérables.
Les grands empires disparaissent. Qu’est devenue Rome ? Qui parle encore de Byzance ? Le Saint Empire romain germanique est une légende, et il n’a pas non plus suffi à l’Allemagne impériale qui pensait l’avoir « atteint ». Le règne de mille ans n’est plus qu’un fantôme. Les empires français, austro-hongrois, anglais sont des souvenirs nostalgiques, des matériaux pour des séries télévisées. Mais quiconque connaît l’Est un tant soit peu sait que les anciens peuples sont encore vivaces sous la couverture rouge. Ils ne furent jamais de grands empires, ou s’ils le furent jadis, comme la Pologne ou la Lituanie, c’était seulement pour un court laps de temps.
Il en va de même en Europe. Le Danemark a survécu sans armée. Les peuples sont des idées très solides de communauté de destin. La pensée suisse s’agrippe trop à la conviction que la Suisse sombrerait avec son armée si celle-ci devait être vaincue. Cela est d’autant plus étonnant que la Suisse moderne est née d’une défaite totale. Un peuple peut s’immerger, même si je suis sceptique à l’égard de ce concept de peuple, plutôt émotionnel et souvent utilisé à tort. Mais il est l’indice de quelque chose d’individuel, de concret, d’existentiel, qui se meut sous la répression, qui peut devenir la source de la résistance – aussi contre les formations étatiques actuelles, empreintes d’idéologie. Non sans raison, ces dernières prétendent représenter le peuple. Par crainte probablement que le peuple ne découvre la supercherie que ceux qui agissent en son nom le font dans leur propre intérêt. La réalité, inquiétante et compliquée, impose même à un empire aussi obstinément idéologique que l’Union soviétique le conflit entre l’idéologie et la raison.
Or, le « raisonnable », au sens de la recherche de la vérité, de la justice, de la liberté, ne signifie pas qu’on ignore ce qui serait vrai, juste, libre dans l’abstrait, sur le plan fictif. Le « raisonnable », c’est que nous ne pouvons pas partir de la vérité, de la justice, de la liberté du point de vue de l’idéal, mais seulement sous l’angle du concret. Que, dans le registre scientifique, nous devons nous approcher de la vérité, que, dans le registre politique, nous devons nous approcher de la justice et de la liberté. Mais la primauté de la recherche de la justice sur celle de la liberté a pour effet que la liberté encore possible ne peut être trouvée que sur le chemin de la justice possible.
J’ai conscience de formuler de manière risquée, en passant à un cheveu de Marx, l’erreur fondamentale du marxisme étant de croire (encore un héritage hégélien) que la liberté s’installe d’elle-même dès qu’on a aménagé la justice. Elle ne s’est installée nulle part dans les pays marxistes (parce qu’on s’était imaginé avoir trouvé la justice, au lieu de la chercher). Et là où elle s’est manifestée, elle fut réprimée (au nom de la justice trouvée). Le résultat paradoxal fut que le marxisme créa un État constitué de classes, celle des administrateurs et celle des administrés, pour le dire de manière mesurée. Entre les administrateurs (qui se réduisirent à une oligarchie) et les administrés (représentant presque toute la population) se développèrent d’autres classes, chacune avec ses privilèges propres, une classe d’administrateurs administrés, qui administrent d’autres administrateurs, qui forment à leur tour une classe, etc. (Non sans raison Kafka, qui est pourtant un auteur religieux, est compris à l’Est sous l’angle de la critique sociale, comme lecteur critique d’un ordre social qui n’a assurément rien de capitaliste.) En revanche, dans les États modernes de l’Ouest, les classes sont beaucoup plus fictives. Il en résulte la tâche encore plus paradoxale de développer un État marxiste sans Marx, de prendre celui-ci au sérieux, mais sans dogmatique, de le dépasser enfin au lieu de le réinterpréter sans cesse : il nous faut à nouveau nous séparer d’un Moyen Âge.
Mais les pas en avant de l’histoire retardent souvent d’un siècle. Les Lumières tombèrent à l’époque de l’absolutisme. C’est Kant qui les paracheva. La Révolution française introduisit le romantisme, dont les philosophes furent les idéalistes allemands Fichte, Schelling, Hegel et Marx. L’idée réactionnaire de Marx de transformer la philosophie en idéologie et, avec elle, de changer le monde au lieu de l’interpréter9, était une idée romantique, car il dut fonder une nouvelle foi et une nouvelle Église. Il réalisa le romantisme en instaurant un nouveau Moyen Âge – la nostalgie du romantisme –, tandis que depuis longtemps déjà, la science changeait le monde en interprétant la nature de manière nouvelle. Ainsi, la révolution d’octobre, lancée en son nom et mise en scène par un régisseur rusé de son idéologie, fut l’apogée du romantisme, qui tomba en plein milieu de l’époque scientifique. Il en fut de même pour les nazis, eux aussi des romantiques, à la différence près qu’un autre idéal du romantisme les animait, celui du Reich. Ainsi, une fois de plus avec un retard fantomatique, le pape et l’empereur se retrouvaient face à face ; et une fois de plus, c’est l’Église, le parti communiste qui s’affirmait. Mais sa foi s’est tarie avec sa victoire10. (Pas dans le Tiers-monde, toutefois, où le marxisme demeure toujours une espérance, et autrement encore en Chine, où il représente une hypothèse de travail manifestement nécessaire.)
Dans les nations industrialisées, on ne trouve plus guère la foi vivante dans les Églises officielles, mais plutôt dans les sectes (de manière, certes, fantomatique). De même, les débats de foi politique ne se déroulent de manière intense que dans des factions idéologiques. C’est là qu’elle a gardé sa force explosive : elle a besoin de la chaleur du cocon de la Commune, de la camaraderie de groupe, du copinage de la fronde. Mais cela risque de conduire à un no man’s land irrationnel, où on ne peut plus du tout savoir s’il s’agit d’idéologues devenus criminels ou de criminels qui jouent aux idéologues. À l’arrière-plan, on trouve l’élan intellectuel insouciant d’étudiants irrités, et parfois aussi la mauvaise conscience de gens de lettres, parce qu’ils ne font qu’écrire au lieu d’agir ; tous étant mis au défi d’États qui, avec des moyens constitutionnels, conduisent leurs constitutions à l’absurde.
Une soirée avec des étudiants bâlois, la salle est pleine à craquer. Konrad Farner11 avait parlé de manière entêtée, soulignant que Dubček n’était pas une solution, vraiment pas, et encore moins le communisme soviétique, qui n’est qu’une farce, que le seul communisme véritable qu’il avait trouvé en Tchécoslovaquie était un petit groupe d’anabaptistes, que le communisme exige la transformation du système social par l’homme transformé. Les étudiants écoutaient pleins de respect, mais sans comprendre. Que voulait cet homme, jadis idéologue du « Parti du travail », qui avait encore soutenu la répression en Hongrie et qui avait dû le payer cher, tout un chacun ayant été emporté par la vague élémentaire de la colère populaire ? Il faut dire qu’en ce temps-là, la Suisse se permettait une résistance intellectuelle qui ne lui coûtait rien, puisque, Dieu soit loué, l’Autriche se trouvait entre deux. Que fallait-il faire de ce communisme qu’il prêchait, qui n’était ni une conception du monde, ni une idéologie, mais une nécessité économique à laquelle un chrétien, un juif, un musulman ou un bouddhiste pouvait adhérer sans cesser d’être un chrétien, un juif, un musulman ou un bouddhiste ? Puis ce fut à mon tour de parler, de manière improvisée, et donc probablement de manière confuse, n’étant qu’un piètre improvisateur dans mon travail d’écrivain. Que l’idée marxiste était belle et bonne, mais qu’elle avait besoin de temps, de beaucoup de temps pour se réaliser, et que j’avais uniquement peur que l’humanité, qui ne disposait plus tellement de temps, ne s’en aille au diable avant. Rejet bienveillant – on ne conteste pas non plus le retour du Christ dans une assemblée des témoins de Jéhovah. Un jeune étudiant nous balaya tous deux de la place, pas de manière impolie, une crinière blonde, une barbe blonde, un jeune Wotan. Mais, soulageant l’assistance, il souligna qu’on ne peut rien faire sans la pureté de la doctrine. Tonnerres d’applaudissements dans la salle. Les tempêtes hivernales du doute cédèrent la place à l’embellie lunaire de l’idéologie. Wotan prit de l’envergure, devint coupant. Attention, écoutons bien. De ses broussailles blondes jaillissaient des éclairs bleus : pourquoi les choses n’ont jamais réussi jusqu’ici dans le communisme, c’est précisément ce qu’avaient découvert Dubček et les camarades pragois, point tel et tel de leur programme, etc. Enthousiasme ; une fois de plus, la solution était là où elle n’avait encore jamais, et pourtant presque, été réalisée ; une fois encore, les marxistes avaient raison, mais jouaient de malchance. Il ne manquait plus qu’un pas, une correction minime, et le tout serait achevé, était en somme déjà achevé, il manquait juste la réalisation. Un détail, en somme, une question de semaines, de mois, quelques années dérisoires, quelques décennies. De toute façon, comme la muraille autour de Jéricho, le capitalisme tardif était en train de s’effondrer.
En contraste, au Kremlin, à l’occasion d’un congrès d’écrivains12 : le cynisme avec lequel on célébrait l’idéologie, dissimulée sous l’apparence d’un événement politique de premier rang, les comptes rendus dévots, entérinés par le Politburo au complet, Brejnev, Kossyguine, Souslov, etc., assis derrière une longue table, inamovibles, de marbre, monuments d’une idéologie gelée, devant une tête géante de Lénine en profil. Plus tard, les séances interminables, stériles, monotones, interrompues une fois par une camarade de Leningrad qui protesta que la censure avait de nouveau augmenté et qu’on usait du contingentement du papier comme d’un moyen politique, et que Soljenitsyne était un grand écrivain. Applaudissements timides. Puis le président demanda à tous de se lever en l’honneur de la délégation vietcong. Tonnerres d’applaudissements, les milliers de personnes se levèrent (où ailleurs dans le monde y a-t-il autant d’écrivains ?). La protestation resta sans réponse. Puis un compositeur de paroles de chansons se plaignit : ce groupe d’artistes n’était pas pris suffisamment au sérieux, alors que leur art était pourtant proche du peuple, même s’il était également menacé par la décadence occidentale – récemment, l’un d’entre eux venait de ridiculiser les cosmonautes dans une chanson. La traîtrise de masse qui se manifestait dans ce congrès était déprimante.
Par comparaison, nos fêtes étatiques ont un côté comique, aussi nos cortèges du premier mai. Je reconnais avec gratitude qu’excepté dans les sociétés d’officiers et de sous-officiers, les Suisses ne sont patriotiques qu’en matière de football (de manière un peu désillusionnée) et de sports d’hiver. Nos orateurs de fête parlent de la liberté de manière tellement vague qu’on a l’impression qu’ils ne croient qu’avec peine à leurs propres paroles. Notre idéologie nous a, nous aussi, mis en échec. Nous aussi, nous sommes une Église morte. La loi des grands nombres exige l’État social. Il est inévitable chez nous aussi. Une croissance de la population sans croissance simultanée et analogue de l’économie conduit à une misère de masse, au problème du Tiers-Monde (la Chine a prouvé qu’une croissance économique ne signifiait pas forcément une industrialisation). À l’inverse, l’expansion de l’industrie par le libre marché a pour effet que l’exigence de trouver une solution socialement juste devient de plus en plus urgente.
En Suisse aussi, cette exigence s’impose de manière de plus en plus urgente. Chez nous également, une solution socialement plus juste est loin d’avoir été trouvée. Que la Suisse n’est plus ce qu’elle imaginait être jadis et n’est de loin pas encore ce qu’elle devrait être : voilà un autre manque de crédibilité de notre pays qui, espérons-le, nous fait tous souffrir. La Suisse aussi n’est ni lard ni cochon. Du point de vue de l’économie, elle a perdu son latin, elle commence à espérer en un miracle, pire : en un nouveau boom coréen13. Que d’autres mènent leurs guerres ! Toi, Suisse bienheureuse, tu fais tes affaires. Mais les leçons de morale ne servent à rien, si la dimension paradoxale de la situation n’est pas prise en considération. C’est pourquoi maintes exigences politiques sont des platitudes. Ainsi le droit au travail est insensé s’il ne contient pas le droit à un travail sensé.
L’observation insistante du président des sociaux-démocrates suisses, dans un débat télévisé récent, que nous devrions enfin décider du type d’État que nous voulons, est justifiée14. Si j’ai tout de même voté « non » sur l’objet en question, c’est uniquement parce que le gouvernement et la majorité du parlement ne veulent pas de l’État que la social-démocratie souhaite. Tout ce qu’ils veulent, c’est plus d’argent, qu’ils se procurent de toute façon, pour continuer de toute façon avec l’État que nous avons. « Et si tu n’obtempères pas, j’utilise la force. »15 Face à cette alternative, le « non » devient une protestation. Mais cela ne réfute pas l’observation que nous devons nous décider pour un nouvel État, parce que l’ancien a cessé de fonctionner. Seule demeure ouverte la question de savoir ce que sera cet État, car l’appellation d’une firme ne dit encore rien de celle-ci.
C’est bien là le dilemme de la social-démocratie : elle offre l’État social, mais celui-ci signifie « plus d’État ». C’est ce qu’offre également l’État bourgeois, et lui aussi doit composer avec un « plus d’État ». La loi des grands nombres impose l’État social à tous. La coalition des sociaux-démocrates avec les partis bourgeois est logique : ils ne veulent pas la même chose, mais ils doivent faire la même chose. C’est aussi le cas lorsque l’un ou l’autre, tantôt l’un, tantôt l’autre, est dans l’opposition. Chacun doit, lorsqu’il a le pouvoir, ajouter un « plus » à l’État. Certes, la crainte de part et d’autre est différente, quand bien même beaucoup de démagogie entre en jeu. Les « bourgeois » craignent la démocratie populaire, les sociaux-démocrates, la dictature.
Pourtant, le dilemme dans lequel se trouvent les partis est dû à la loi des grands nombres. La primauté de la recherche de la justice sur la recherche de la liberté que cette loi implique exige a priori « plus d’État », d’une part, mais aussi a priori plus de démocratie, d’autre part. Car cette primauté signifie que le sens de la liberté aurait dû jadis se trouver dans la justice. Mais cette chance – comme la solution marxiste – a été manquée. Par conséquent, la réponse à la question de savoir ce que sera le nouvel État ne peut être que la suivante : à chaque « plus d’État » doit correspondre un « plus de démocratie ». Cela signifie une démocratisation de l’administration, des entreprises, des écoles, de la police, etc. Au lieu d’être convoqué au service militaire, le citoyen devrait être appelé au service de fonctionnaire. Le nouvel État n’est pas un État démocratique, mais un État démocratisé – une différence qu’impose la loi des grands nombres. Mais dans une seule direction : comme elle favorise le « plus d’État », la tendance démocratisante constitue un contre-mouvement indispensable. Celle-ci indique l’orientation que doit prendre la politique, en direction de la liberté. De la liberté encore possible. Car la loi des grands nombres nous impose la primauté de la justice, mais, aveugle comme toutes les lois, elle va au-delà : elle nous contraint à la dictature de l’État, si nous n’accomplissons pas le contre-mouvement. Ainsi, si nous restons spectateurs, nous finirons sous la dictature d’un quelconque collectif, et comme tous les collectifs sont empêtrés dans des conflits internes de pouvoir, il ne s’en dégagera que trop facilement un « Führer ». C’est le « plus d’État » non assumé qui fait que nous vivons encore à l’époque des grandes, moyennes et petites dictatures.
Ainsi donc, la démocratisation de l’État est la seule tâche politique authentique qui nous reste. Ce pas nous pèse, car qui pourrait bien aimer sortir des légendes et des mythes que nous avons tissés autour de nous pour nous mettre en chemin vers l’incertain, munis seulement du savoir que les utopies ne nous aident plus, mais seulement des expériences. Et en étant conscients qu’au moment même où nous nous rapprochons enfin de la justice possible, nous sommes en danger de perdre la liberté encore possible – et nous allons la perdre si elle ne nous accompagne pas dès le début dans la recherche de la justice possible ; tout aurait alors été insensé.
Des conseils bien intentionnés, je sais, rien de plus. C’est comme si une personne gravement malade recevait du médecin la recommandation de vivre sainement. J’ai tenté un diagnostic ; les pronostics ne sont permis qu’avec prudence. Ce que l’avenir nous réserve est incertain. Mais je ne suis pas absolument convaincu qu’au vu du pillage de la nature et de son empoisonnement simultané, le vieux Malthus soit malgré tout réfuté, lui qui, déjà avant l’industrialisation et l’explosion démographique, signalait, soucieux, le décalage croissant entre l’augmentation de la population et la capacité de nutrition et en déduisait sa fameuse loi. Nous avons toutes les raisons d’être encore plus soucieux, et je suis étonné qu’on parle partout d’une crise de l’énergie, mais qu’on n’entreprend rien sérieusement pour la combattre. Bien au contraire, tout un chacun souhaite le retour de la haute conjoncture qui en fut la cause. Nous remettons nos problèmes aux petits-enfants à naître et oublions qu’ils sont déjà nés depuis longtemps.
La loi des grands nombres augmente la criminalité, rend l’être humain plus agressif. Le besoin de sécurité vaincra. Les lois deviendront plus rigoureuses. L’opinion publique imposera la peine de mort. Les mœurs aussi deviendront plus conservatrices, le mariage redeviendra plus important. Le socialisme sera plus sévère – même en conservant la démocratie et différents partis qui ne se distingueront de lui que par des nuances idéelles. Nous deviendrons de plus en plus pauvres.
Mais l’individu, auquel l’institution imposera ses limites, se tournera, espérons-le du moins, vers soi-même, vivra intensivement plutôt qu’extensivement. Nous allons vers des temps difficiles, à supposer que nous échappions au pire. Mais les temps seront peut-être meilleurs, plus favorables aux êtres humains. Pourtant il pourrait aussi nous arriver qu’une quelconque idéologie rigoureuse s’impose. Toutefois, il est aussi possible d’y survivre, comme nos ancêtres en des temps immémoriaux ont survécu à la glaciation, avec des sacrifices terrifiants peut-être. La lumière qui nous réchauffe naît à l’intérieur du soleil. Selon le calcul des scientifiques, il faut 25 000 ans jusqu’à ce qu’elle nous atteigne, traversant avec peine la masse de la boule de gaz monstrueuse autour de laquelle nous tournons. De manière comparable, l’esprit humain va peut-être se retirer à l’intérieur de l’homme pour y accomplir ses processus nucléaires créatifs. Hypothèses. À la fin, c’est toujours le naufrage de l’humanité qui nous menace. Ce n’est plus une simple hypothèse, il est devenu techniquement possible. Pour nous la pire tournure16, mais pour la vie et pour cette planète, peut-être la meilleure. Peut-être bien avons-nous manqué trop de chances pour faire aboutir le cours de l’histoire vers ce qui serait raisonnable. Les dinosaures ont dû abdiquer après soixante millions d’années de suprématie. Les deux millions d’années depuis la première apparition de notre espèce suffisent probablement déjà. Un court intermède, et peut-être même moins : nous nous sommes présentés devant le monde et nous fûmes recalés.
Pourtant, où que nous dérivions, vers un rivage qui nous sauve ou vers une chute qui nous fracasse, à la fin de toute histoire, naturelle ou non, l’être humain aura été quelque chose d’unique, d’inquiétant et de merveilleux. Retournant ces pensées dans tous les sens, durant des jours et des jours, je racontai un soir ce que j’étais en train d’écrire à une jeune femme qui appartient déjà à la génération qui vient après moi et qui a donné naissance à deux enfants, qui succèderont à sa génération. Elle sourit pendant mon exposé, sublime dans sa jeunesse, fière d’être mère, puis elle rit : « Et maintenant ? À quoi te servent tes pensées ? » – alors je fus pris de tristesse.
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1NdT : Johann Josef Loschmidt (1821-1895) est un physicien et chimiste autrichien.
2NdT : En 2021, la population mondiale est estimée à 7,8 milliards d’individus.
3NdT : Pour une présentation plus détaillée de cet exemple de la circulation, cf. Friedrich Dürrenmatt, « États automobiles et ferroviaires », in : Id., L’Édification, trad. de l’allemand par Marko Despot et Patrick Vallon, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1999, p. 97-105.
4NdT : En allemand Volkswagen (la VW).
5NdT : La panne constitue un des motifs privilégiés de l’œuvre de Dürrenmatt et fait l’objet d’un roman, d’une pièce radiophonique et d’une pièce de théâtre. Cf. à cet égard l’article de Thierry Scheurer dans le présent numéro.
6NdT : Le 27 mars 1977, deux Boeing 747 entrent en collision sur une piste de l’aéroport de Ténérife, l’accident faisant 583 victimes ; le 22 avril 1977, une explosion sur la plateforme de forage norvégienne Ekofisk Bravo provoque durant toute une semaine une gigantesque pollution marine dans la mer du Nord.
7NdT : Dürrenmatt a régulièrement pris la défense des objecteurs de conscience et plaidé très tôt pour l’instauration d’un service civil.
8NdT : Lors de l’invasion par les troupes du Pacte de Varsovie en août 1968.
9NdT : Allusion à la onzième des Thèses sur Feuerbach (1846).
10NdT : Jeu de mots intraduisible entre versiegen (« se tarir ») et Sieg (« victoire »).
11NdT : Konrad Farner (1903-1974) est un historien de l’art et essayiste suisse alémanique, engagé dès les années 1920 dans le Parti communiste suisse (qui deviendra le Parti du Travail après la guerre). Après des études de philosophie et de théologie, il s’est intéressé aux liens entre christianisme et communisme.
12NdT : Dürrenmatt avait été invité au quatrième congrès soviétique des écrivains à Moscou en 1967.
13NdT : L’expression allemande « Korea-Boom » désigne une forte croissance économique en Europe dans les années 1950, suscitée par la guerre de Corée.
14NdT : Il s’agissait, à cette époque, de Helmut Hubacher (1926-2020), probablement dans un débat au sujet d’une votation fédérale de 1977 sur une réforme du système des impôts.
15NdT : Citation célèbre d’une ballade de Johann Wolfgang von Goethe, intitulée Erlkönig (1782).
16NdT : Cf. le troisième des « Vingt et un points au sujet des Physiciens », in : Cahier du Centre Dürrenmatt Neuchâtel no 4 : Friedrich Dürrenmatt. Échec et mat, Neuchâtel, 2003, p. 8 : « Une histoire est pensée jusqu’au bout lorsqu’elle a pris sa pire tournure possible. »