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Friedrich Dürrenmatt, « À propos de Rosalie de Constant »

Traduction par Pierre Bühler

Friedrich DÜRRENMATT

Traduit de l’allemand par Pierre Bühler. « Über Rosalie de Constant » (1961), in : Friedrich Dürrenmatt, Werkausgabe in siebenunddreissig Bänden, tome 32 : Literatur und Kunst. Essays, Gedichte und Reden, Zurich, Diogenes Verlag, 1998, p. 160-163 ; © 1986 Diogenes Verlag AG Zürich. – Pour faciliter la lecture, le traducteur a introduit des alinéas.

Rosalie de Constant1 était une petite femme bossue, qui avait déménagé avec sa famille de Genève à Lausanne, à la Chablière, et qui dirigeait le ménage. Elle jouait du clavecin et de la mandoline, composait même. Parallèlement, elle entretenait une correspondance intense avec Bernardin de Saint-Pierre, naturaliste et ami de Rousseau. Mais elle écrivait souvent aussi à la brebis galeuse de la famille, son frère Charles « le Chinois », un malchanceux qui avait connu bien des déboires dans les affaires et en Chine, jusqu’à ce qu’enfin, après un long procès avec l’amirauté anglaise, il épouse une fille de banquier genevois. Tout cela ne mériterait plus guère d’être mentionné. Mais en 1790, Rosalie de Constant commença le travail à son herbier. Naquirent alors les premières aquarelles d’une œuvre qui comportera finalement 1 251 planches dont elle collectionnait elle-même les modèles dans son environnement proche ou lointain.

Une année auparavant avait commencé la Révolution française, cette puissante tentative de transformer les relations entre les humains. Plus tard, tandis que la demoiselle dessinait et peignait, Robespierre faisait rouler des têtes, Napoléon chamboulait l’Europe, montait en gloire, puis s’effaçait à nouveau, et on essayait de restaurer et de rénover.

Entre les deux entreprises inégales, la paisible de la Romande et la sanglante de l’histoire mondiale, il semble ne pas y avoir de liens. À moins que l’on ne voie dans cette peinture passionnée des plantes une fuite hors du temps dans les régions pures et indolores de la flore. Possible. Mais toute fuite hors du temps est illusoire : nous ne tenons pas le temps, c’est lui qui nous tient. Quoi que nous entreprenions, le temps agit par nous, s’exprime à travers nous. Les voies sont diverses, mais les impulsions les mêmes. Chaque époque se développe à partir de son passé, progressivement et de manière imperceptible, traîne encore longtemps avec soi le poids du passé, les erreurs et préjugés des prédécesseurs, qu’elle mélange avec le nouveau.

L’humanité pense avec plusieurs têtes. Les résultats auxquels elle parvient ne sont jamais univoques, ni d’ailleurs uniformes, mais variés, contradictoires. Tout se tient. Aussi bien la Révolution française que l’herbier de la Genevoise ont leurs racines dans les Lumières. Pour les deux, Rousseau est important : il n’a pas seulement écrit le Contrat social, mais a lui-même herborisé, et ses Lettres originaires sur la botanique ont joué un rôle décisif pour Rosalie de Constant. Les Lumières ont conduit à la révolution et à l’évolution, à des mesures violentes et à des plans d’éducation, à Marat et à Pestalozzi. Chaque temps est paradoxal, engendre ses monstres et ses saints, fait croître des pousses sauvages et des floraisons secrètes, révèle de l’absurde et du gracieux.

Même si aujourd’hui nous voyons surtout dans cet herbier une œuvre esthétique touchante ou que nous tendions à considérer ces aquarelles comme des jeux de forme abstraits, il ne nous faut pas oublier que la Romande ne veut pas être jugée en tant que peintre, par exemple comme « peintre naïf »2. Chaque époque a sa science, son style scientifique, cherche à faire ressortir quelque chose de précis, manifeste sa propre curiosité. À ce tournant du siècle, l’étude de la nature consistait encore majoritairement en un effort de collectionner, de classer et d’intégrer dans un tout. Elle était encore soumise à la philosophie, quoique de manière pénible et artificielle. L’idéal de l’époque était la culture générale, et par conséquent tout un chacun était au courant de tout. Pour la simple raison qu’il était encore possible de « tout » savoir, parce que les connaissances pouvaient encore être maîtrisées par l’individu. Les spécialistes ne semblaient pas encore nécessaires, et quand ils faisaient leur apparition, ils suscitaient de la résistance. Les conflits intellectuels de l’époque le montrent, par exemple la lutte obstinée de Goethe contre l’optique de Newton. La théorie des couleurs de Goethe était une science au sens des Lumières, une description et une classification des phénomènes, mais pas une explication, tandis que l’optique du savant anglais est une science exacte au sens qui est le nôtre : ramenant les manifestations à des lois naturelles, les transposant sur le plan mathématique, elle est une physique pure et en tant que telle abstraite, et donc pleinement compréhensible seulement pour le physicien, le spécialiste.

Sur cette base, il faut reconnaître la valeur de cet herbier en tant qu’œuvre scientifique. Rosalie de Constant ne s’intéresse pas à la disposition des cellules, ni à la pression osmotique ou à la structure chimique de la chlorophylle, mais à la forme des plantes, et donc en somme à leur individualité. Elle fait des portraits des plantes. Celles-ci nous apparaissent comme des êtres vivants, des corps végétaux, détachés de leur emplacement, de leur terroir, de l’humus. Elles sont de purs objets, manifestations constamment nouvelles d’une même force de vie.

Mais la science – aussi la botanique – devait aller plus loin, dissoudre la forme, l’analyser. Elle pénétra dans le « non visible », plongea avec ses microscopes et microscopes électroniques dans l’infiniment petit. Son chemin conduisit de la forme, du produit final de la vie, vers ses conditions préalables, dans le domaine abstrait de l’atomique. Mais quand bien même la science s’aventure dans ce domaine fluctuant, elle ne doit jamais oublier son origine. Elle provient du désir de connaissance propre à l’être humain, de sa capacité d’observation. L’herbier de Rosalie de Constant est un produit universellement valable de l’observation de la nature, une œuvre classique et, en tant que telle, atemporelle, un témoignage durable de l’esprit humain, une aimable école du regard.

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1NdT : Rosalie de Constant (1758-1834) est une illustratrice et naturaliste d’origine genevoise, sœur de Charles de Constant et cousine de Benjamin de Constant.

2NdT : en français dans le texte.