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Un essai sur La Panne de Friedrich Dürrenmatt

Thierry SCHEURER

En lisant la présentation de l’œuvre de Dürrenmatt par Ulrich Weber1, on découvre qu’un de ses thèmes dominants est le fantastique, l’extrême, l’exubérance presque rabelaisienne. Ainsi, dans La Visite de la vieille dame, le personnage clé est une multimilliardaire à la jambe de bois avec huit maris déjà, et deux esclaves auxquels elle a fait crever les yeux. C’est toute une ville qu’elle ruine et force ensuite à satisfaire sa vengeance contre l’homme qui l’avait trahie, en exigeant la mort de ce dernier. Elle apparaît plus comme une déesse vengeresse qu’un être humain réel. L’histoire en devient invraisemblable. C’est un mythe.

La même observation peut être faite concernant la pièce Les Physiciens, qui se passe dans un asile d’aliénés où les trois fous qui y jouent sont des scientifiques entièrement sains d’esprit, alors que c’est la directrice de l’asile qui se révèle finalement atteinte d’une folie monstrueuse. On peut encore citer la nouvelle Le Tunnel, où un train se précipite dans un tunnel infini ; ou les deux personnages principaux du roman Le Juge et son bourreau, deux êtres qui ont dédié toute leur vie à deux absolus contraires, l’un aux pires crimes possibles parce que totalement aléatoires, et l’autre à la punition à tout prix du premier, même, pour finir, par le moyen le plus machiavélique qui soit.

Dans chaque cas, c’est à dessein que le fantastique l’emporte sur le vraisemblable. Dürrenmatt ne veut pas être réaliste. Ce qu’il vise est la représentation des thèmes humains fondamentaux au moyen du fantastique, de la parabole, du mythe, à la manière de la tragédie grecque antique en particulier.

C’est justement cette dominante de l’œuvre de Dürrenmatt qui donne à sa nouvelle La Panne2 un de ses aspects les plus intéressants. En apparence, La Panne n’a rien du fantastique des autres écrits fictifs. L’histoire n’est pas commune, mais elle est parfaitement plausible et en fait très simple. Cela n’empêche pas le récit d’être aussi profond et original que les textes les plus célèbres de l’auteur. Finalement c’est ce contraste même entre les deux genres qui est le plus remarquable, cette capacité de Dürrenmatt à varier son approche pour atteindre les mêmes buts.

1. L’histoire en bref

À la suite d’une panne de voiture dans un petit village, un voyageur de commerce, Alfredo Traps, est invité à passer la nuit dans la villa d’un vieux retraité. Le soir, ce dernier reçoit trois amis, aussi retraités et très âgés. Les quatre drôles, dont trois sont juristes, invitent Traps à participer à leur jeu habituel : faire un procès, si possible avec la participation de l’invité du jour en qualité d’accusé. Les trois juristes seront le juge, le procureur et l’avocat de la défense. Le quatrième, un certain Pilet, semble être là en spectateur.

Traps accepte avec enthousiasme. Il se promet bien de dire toute la vérité sur sa vie, car dans son esprit, il n’a jamais commis d’acte contraire à la loi et ne risque donc rien. Mais il n’admettra rien que la stricte vérité. Il est curieux de voir comment son accusateur, le procureur, arrivera à ses fins.

Le texte est en deux parties. La première est une introduction courte mais très dense et philosophique sur le thème : « Reste-t-il encore des histoires possibles à l’écrivain ? »3. Aujourd’hui, la science et la technique ont supplanté les croyances classiques en des Dieux, en un Destin, en une Justice immanente, en un Universel dans nos préoccupations fondamentales. Mais la science et la technique sont sujettes à des accidents de toutes sortes, dont les conséquences peuvent parfois être aussi profondes et dramatiques que celles de nos croyances anciennes. Dans ces cas rares, la malchance aveugle, la panne, a remplacé le destin comme source de nos préoccupations fondamentales. Ces cas sont exceptionnels, mais ils offrent encore quelques sujets dignes d’intérêt pour l’écrivain.

La deuxième partie est l’histoire proprement dite. À son tour, elle est organisée en deux phases distinctes. Celles-ci sont implicites mais leur distinction est importante : c’est le pivot de tout le roman.

a) Pendant la première phase, dans un contexte de bombance et de libations nombreuses, ponctué d’éclats de rire allant en crescendo au fil des révélations, le procureur pose une série de questions anodines sur la vie de Traps. Ces échanges sont entrecoupés de deux apartés exclusifs entre Traps et son défenseur, lors desquels ce dernier conseille à Traps de penser tactique, d’admettre d’emblée un méfait plausible qui sera facile à défendre. À chaque fois, fidèle à ses principes, Traps s’y refuse catégoriquement.

Parti d’une enfance difficile, privé d’éducation secondaire, il a commencé comme simple colporteur en textiles, pour s’élever par un travail acharné à sa situation actuelle de représentant général pour plusieurs pays. Cela n’a pas été facile. Le plus gros obstacle a été de prendre la place de son chef, cet horrible Gygax, qui l’exploitait sans vergogne.

Le procureur : « Monsieur Gygax se porte bien, très cher ?

— Il est décédé il y a une année [...]

— Après que vous aviez pris sa place ?

— Juste avant. »4

À ces mots, le procureur a son homme : il ne lui en faut pas plus. Il y a un mort, c’est l’essentiel.

C’est peu après qu’a lieu le deuxième aparté entre Traps et l’avocat. Ce dernier avait déjà averti son client de ne pas trop en dire. Cette déclaration de la mort de Gygax, sans aucune nécessité, crée un péril grave. Il connaît le procureur, celui-ci va certainement chercher à lui mettre cette mort sur le dos.

En effet, une fois les deux hommes de retour auprès des autres, le procureur lance à Traps :

« Bien sûr, vous avez empoisonné Gygax ?

— Non, rien de tel !

— Alors disons, abattu ?

— Non plus !

— Provoqué un joli accident de voiture ? »5

Tout le monde rit, mais Traps est sûr d’avoir le dernier mot :

« Malchance, Monsieur le Procureur, malchance complète ! Gygax est mort d’une crise cardiaque. Ce n’était pas la première, il souffrait de sa maladie depuis longtemps. Une nouvelle crise était à craindre à la moindre agitation, je le sais parfaitement !

— Eh bien, mais de qui l’avez-vous appris ?

— De sa femme elle-même, Monsieur le Procureur.

— Comment, de sa femme ? »6

Et à ce point, Traps va faire sa première et unique confession (à ses yeux). Oui, il avait été l’amant de Madame Gygax. Il fallait bien la consoler, son gangster de mari la négligeait tellement, tout en étant certain de son entière fidélité.

S’ensuit un débat très animé entre les trois juristes, dont Traps ne comprend rien, jusqu’au moment où le procureur pose la question suprême : « Monsieur Traps, voyez-vous encore Madame Gygax ? »7 Traps répond fièrement qu’il a cessé de la voir. « Pour ne pas nuire à sa réputation. » En fait, c’est l’aveu décisif.

La première phase a atteint sa conclusion. Traps a causé la mort de Gygax, et cela dans l’esprit des quatre autres par préméditation, puisque sa liaison avec la femme n’a pas eu d’autre raison d’être. On était arrivé au dernier plat, le fromage. « Mangez, dit son avocat, il ne reste plus rien d’autre ! »8 En fait, il ne reste plus rien d’autre à dire.

b) Vient la seconde phase. La culpabilité de Traps est certaine, mais il faut encore la prouver absolument. Le procureur commence par déclarer, pour la première fois explicitement, que Traps a commis un meurtre, mais un crime si parfait et si élégant qu’il échappe à la justice publique. C’est seulement par rapport à une justice supérieure que Traps peut être reconnu coupable, la justice, toute théorique, de ce tribunal privé. Et ce meurtre est si élégant qu’il mérite d’être reconnu comme l’un des accomplissements les plus admirables des annales criminelles.

Abasourdi, Traps se révolte d’abord, mais se laisse peu à peu convaincre. Il a commis quelque chose d’extraordinaire, d’héroïque, il se sent grandi et honoré par ces érudits, ces êtres supérieurs qui maintenant le traitent comme un des leurs. D’habitude ennemi juré de l’accusé, le procureur devient ici son ami le plus cher, et c’est avec impatience que Traps attend de lui la démonstration de son haut fait.

L’interrogatoire continue son cours avec la coopération entière de l’accusé. Peu à peu les faits manquants sont établis, pour l’essentiel devinés par le procureur. Par exemple, comment Gygax a-t-il appris la liaison de son subordonné avec sa femme ? Maintenant ce dernier se souvient : il avait invité un des amis de Gygax, et qui détestait Traps, à une rencontre privée, au cours de laquelle il avait révélé (en passant) sa liaison avec Mme Gygax. Comme il s’y attendait, l’autre alla directement rapporter la nouvelle au mari, et la crise cardiaque s’ensuivit avec sa conséquence fatale.

Mais l’intention de tuer est-elle claire ? Ici encore la mémoire revient à Traps.

« Sa liaison avec Mme Gygax n’avait eu d’autre but que de ruiner le vieux filou, et il se rappelle maintenant distinctement comment, dans le lit conjugal, dans les bras de la femme, il avait fixé la photographie de ce mari antipathique [...] et comment l’idée lui était venue, comme une joie sauvage, que ce qu’il faisait avec tant d’ardeur et de plaisir, c’était vraiment assassiner son chef, lui donner le coup de grâce, de sang-froid. »9

2. Traps

Le voyageur de commerce est évidemment le personnage central. Le fait le plus fondamental de l’histoire est la transformation progressive de Traps, d’un fait anodin, une panne de voiture, à la Panne finale qui va l’emporter. Il est d’une classe différente, sorti de rien. Son père, ouvrier prolétaire et amer, n’avait pas de temps pour son fils ; pas plus que sa mère, une lavandière fanée par le travail. Au contraire, les vieux messieurs sont essentiellement constants dans l’histoire. Ce qui change chez eux, c’est seulement la façon dont Traps – et le lecteur – les perçoit.

Sans éducation, sans ressources, le but de sa vie a d’abord été de survivre, puis d’avancer, de s’enrichir et de jouir des plaisirs primitifs de sa classe, par son travail acharné de commerçant. Il est honnête au sens strictement légal, mais sans scrupules dans son milieu d’affaires, où tous les coups sont permis. Au moment de l’histoire, il a atteint son but. Sa Studebaker (achetée il y a un an) et son compte en banque sont à la mesure de son succès. Mais ce qu’il n’a pas, ce sont les connaissances et la culture des vieux messieurs, qu’il voit d’abord avec un mélange de mépris (« Un juriste, que sait-il de la vie réelle ? ») et d’envie. Une manifestation de son complexe d’infériorité est sa façon de leur rendre leur pareil quand il se croit plus fort, par exemple avec son « Monsieur le Procureur » à la révélation de la maladie de Gygax, ou en montrant qu’il sait que « la peine de mort a été abolie, Monsieur l’Honoré Avocat ».

Son infériorité est aussi marquée par une grande naïveté – en soi un signe qu’il n’est pas un mauvais bougre. À plusieurs reprises, l’avocat répète qu’il doit absolument penser tactique, reconnaître les faits de son choix avant que le procureur n’en devine de plus graves. Mais Traps refuse obstinément de dire plus que la stricte vérité.

Puis, jusqu’à la révélation de la mort de Gygax, il ne réalise pas que les questions du procureur font office d’interrogatoire, malgré l’agitation croissante de son défenseur et ses avertissements répétés. Traps : « Quand l’interrogatoire commencera, je ne perdrai pas la tête ! »

Pour lui, chaque révélation est une preuve d’honnêteté, et dans la plupart des cas mérite d’être louée plutôt que blâmée. Même son adultère avec Madame Gygax, qu’il reconnaît comme une faute morale, était pour lui une action charitable – il fallait bien consoler la jolie femme. Et le fait d’avoir mis fin à cette liaison après la mort de Gygax avait pour but de protéger l’honneur de son épouse.

Aussi est-il toujours très étonné que chaque nouveau fait divulgué soit pour les autres un argument à charge supplémentaire, reçu par des rires de plus en plus tonitruants, durant lesquels Pilet ne se gêne pas de dire tout haut ce que les autres se retiennent d’exprimer ouvertement. Seul l’avocat manifeste sa pensée différemment, en se tapant la tête contre les murs de désespoir.

C’est dans la seconde phase que l’attitude de Traps va basculer : il va s’agir d’une sorte d’initiation à un monde nouveau, supérieur et mystérieux. Il est choqué d’abord par l’accusation du procureur, mais celui-ci lui fait comprendre que ce n’est pas le blâme, mais l’admiration qu’il mérite. Ce qui fonde ce monde supérieur, ce sont des notions fondamentales telles qu’Héroïsme, Beauté et Justice.

Pour ce qui est de la Justice, celle-ci n’est pas la loi des tribunaux de la société civile, vulgaire, pompeuse et boiteuse. C’est une Justice pure, une valeur absolue. Et cette Justice ne saurait être sans la commission du Crime et du Châtiment. Justice, Crime et Châtiment forment un tout indissoluble, et plus grave et élégant sera le Crime, plus élevée sera la Justice. L’acte de Traps remplit ces deux critères à la perfection, ce qui fait de lui un être unique, un Héros digne d’être reçu avec enthousiasme au sein du cercle mystérieux.

Le défenseur ne voit pas les choses de la même manière. Si la thèse du procureur l’emporte, le châtiment sera inévitable : la peine de mort. Car l’avocat avait averti son client que pour rendre le jeu plus passionnant, la peine capitale avait été conservée. Pour sauver Traps à tout prix, l’avocat s’emploiera donc à nier le meurtre. Les conditions légales de ce crime ne sont en rien remplies. Traps n’a pas commis un acte ayant directement et nécessairement causé la mort de Gygax, il n’a pas vraiment eu l’intention de tuer, il n’était simplement pas capable d’une action si machiavélique ! Si le procureur, d’ennemi, est devenu l’ami de Traps, il se produit l’évolution opposée concernant l’avocat, et Traps ne cache pas sa déception à l’encontre de son défenseur.

Après le réquisitoire du procureur et la plaidoirie de la défense vient la décision du juge. Celui-ci donne raison sur plusieurs points tant au procureur qu’à l’avocat. Finalement, le facteur décisif sera le fait que l’accusé lui-même admet sa culpabilité, et pour cette raison, le juge prononce la peine de mort – bien sûr en toute théorie, puisqu’il s’agit seulement d’un jeu.

Mais Traps est lié définitivement à ce monde supérieur de la Justice absolue. C’est la Panne. Il est maintenant prisonnier de cette nouvelle logique, si éblouissante et enivrante. Et comme il a saisi que Justice, Crime et Châtiment sont indissolublement liés, et liés à lui-même, c’est cette totalité qui doit s’accomplir. La punition a été prononcée, elle doit donc être exécutée. Il se suicide.

3. Les quatre drôles

Visiblement Dürrenmatt adore les incongruités. Ainsi, au premier abord, les quatre vieux messieurs se distinguent tant par leur physique que par leur comportement excentrique. L’hôte est un nain. C’est le juge à la retraite. Il est soigné, courtois, cultivé et quelque peu pince-sans-rire. Les deux autres juristes sont de véritables clowns. L’avocat Kummer (M. Chagrin), énorme, bouffi de graisse, le visage cramoisi, un énorme nez de poivrot, porte encore par distraction une chemise de nuit sous sa redingote et ses poches sont bourrées de journaux et de papiers. Quant au procureur Zorn (M. Fureur), long et maigre, un monocle à l’œil gauche, le visage couvert de balafres, une crinière de lion blanc neige, il a mal boutonné son gilet et porte deux chaussettes disparates.

À l’inverse des autres, le quatrième, M. Pilet, est tiré à quatre épingles, un œillet à la boutonnière, une moustache teinte en noir, le maintien rigide à l’extrême. Perché sur un tabouret des plus inconfortables, il caresse sans cesse son ornement pileux. Qu’était-il ? Un ancien bedeau ayant acquis du bien par chance, un ramoneur, un conducteur de locomotive ? Son rôle ne deviendra clair que plus tard.

Mais l’éclairage sur ces quatre vieillards change progressivement. D’abord, par leur profession, les trois juristes sont des érudits, des gens cultivés, d’une classe supérieure à celle de Traps, ce qu’il ressent avec envie. Pilet n’a pas la science juridique des autres, aussi se tait-il la plupart du temps. Mais il est du même bord. Au moment des révélations les plus critiques, il exprime naïvement les vérités cinglantes que les autres se retiennent de dire, à la manière d’un fou du roi, et son rôle principal, quand il apparaîtra, sera tout aussi crucial.

Et cette supériorité des quatre drôles va encore s’accentuer. Pour finir, ces êtres supérieurs vont atteindre un statut plus qu’humain. La comparaison avec les dieux de l’Olympe est manifeste. Ce sont d’énormes buveurs, ripailleurs, farceurs qui font preuve d’autodérision : mais ils sont aussi détenteurs de profonds mystères comme les notions absolues d’Héroïsme, de Justice, de Faute et d’Expiation, auxquelles Traps, grâce à eux, va accéder.

4. Une tragi-comédie grecque – à la Dürrenmatt

La nouvelle est truffée d’allusions à la culture antique. Elle a toutes les caractéristiques d’une tragi-comédie grecque. La situation décrite est homérique – Homère lui-même est mentionné explicitement. À l’apogée de l’histoire, les protagonistes sont l’homme, Traps, face aux quatre drôles, et ces derniers se comportent comme des dieux olympiens.

Il y a aussi le Chœur, qui intervient à intervalles réguliers, en écho aux moments les plus dramatiques. Ce sont les participants à un congrès des éleveurs de petit bétail, rassemblés au village, et on les entend chanter des hymnes patriotiques aux sons d’un harmonica, d’un orgue de Barbarie et même d’un cor des Alpes.

Traps lui-même apporte sa contribution mythologique – sans s’en rendre compte. Un des facteurs de sa réussite est qu’il a obtenu la représentation exclusive, pour plusieurs pays d’Europe, d’un tissu aux qualités presque miraculeuses, l’héphaïston. Le juge, féru de mythologie grecque, a tout de suite compris l’allusion contenue dans le nom du produit. En riant sous cape, il explique :

« Héphaïstos était un dieu grec et un artisan d’une extrême habileté. Il avait confectionné un filet si fin qu’il était transparent, et par ce moyen, il avait réussi à emprisonner la déesse de l’Amour et son amant Arès, le dieu de la guerre, au moment de leurs ébats. Les autres dieux n’en pouvaient plus d’en faire des gorges chaudes. »10

Le juge aime les jeux de mots. Sachant bien la réponse, mais pour faire parler Traps, il déclare que pour lui, l’héphaïston est « voilé de mystère ». Le voyageur de commerce décrit les vertus du produit, le roi des tissus synthétiques : solidité absolue, légèreté, transparence, effets thérapeutiques. Les applications vont des utilisations militaires telles que parachutes aux articles de mode tels que chemises de nuit suggestives pour les belles. Ce dernier point est fondé sur sa propre recherche, dit Traps, et les quatre vieux ne manquent pas d’applaudir à ce détail croustillant.

Autre aspect de mythologie grecque : à plusieurs reprises, Traps se prend au jeu momentanément, ce qui lui cause une anxiété croissante, pour se reprendre ensuite. L’incident le plus tendu se produit pendant le deuxième aparté avec le défenseur, quand celui-ci lui révèle que la peine de mort fait partie du jeu et qu’il y a même un ancien bourreau parmi eux. Ce qui amène Traps, à la fin de l’entretien, à s’exprimer comme son propre oracle, en déclarant que « le jeu menace de tourner à la réalité ». Et finalement, c’est exactement ce qui va se passer !

À l’héritage mythologique s’ajoutent des éléments philosophiques. En particulier, le concept de Justice absolue correspond à l’idéal platonicien du même nom.

Plus généralement, la structure de l’histoire suit de près les règles de la construction théâtrale. On voit que Dürrenmatt est tant homme de théâtre que metteur en scène : il respecte, par exemple, la règle des trois unités de temps, de lieu et d’action. Un autre exemple concerne le décor dont il embellit l’histoire. L’auteur fait alterner les interactions des protagonistes avec des descriptions de leur environnement à divers moments de la journée et de la nuit. Cela apporte un rythme poétique au déroulement de l’histoire, rythme encore accentué par les sonorités du Chœur des éleveurs de petit bétail.

5. Le côté comique

La Panne est une tragi-comédie, et l’art de ce genre tient dans la façon dont tragique et comique sont entrelacés. De plus, même les éléments tragiques sont souvent comiques. À l’inverse, n’y a-t-il pas parfois quelque chose de maléfique dans les choses conventionnellement drôles, comme par exemple chez un clown ? Dans La Panne, ostensiblement, c’est le comique qui prédomine. Le tragique est tout aussi important, mais moins visible, plus en filigrane. C’est le sel qui donne sa saveur à la friandise.

Il y a d’abord les quatre drôles. Ces vieillards, « comme d’énormes corbeaux poussiéreux, déplumés » ; ce juge dont la taille dépasse à peine la clôture du jardin ; le physique repoussant et l’incroyable débraillé du procureur et de l’avocat ; par contraste, la tenue soignée à l’excès, la rigidité extrême de Pilet et son étrange servilité ; tout cela en fait de vrais clowns de cirque. Les noms aussi en rajoutent, M. Chagrin pour le défenseur, M. Fureur pour le procureur. Quant au juge, il n’a pas de nom : est-ce pour dire sa neutralité ?11

Le jeu lui-même nous fait rire, par son caractère presque scandaleux, cette façon dont ces vieux soumettent leurs hôtes, des étrangers complets, à un interrogatoire où les détails les plus intimes doivent être révélés. Et de ces détails, il y en a abondance : un parlementaire condamné à quatorze ans de réclusion pour exaction et corruption ; un souteneur avec des histoires scabreuses ; Traps, dévoilant avec quelle conscience il a vérifié lui-même les propriétés de l’héphaïston sur les chemises de nuit des belles dames. C’est d’ailleurs les détails croustillants qui intéressent le plus les vieux. Le juge le dit ouvertement quand il demande à Traps les détails clés de sa vie, même les plus privés, « y compris les histoires de femmes, si possible salées et poivrées ». Et ce tribunal en général très sévère récompense les histoires du souteneur en ne le condamnant qu’à une peine de quatre ans.

Puis il y a le comique de répétition, lui aussi abondant. L’exemple dominant est le cycle récurrent de l’interrogatoire. À chaque fois, c’est une question du procureur, anodine en apparence, mais cependant très importante ; l’insistance du défenseur sur le danger d’en dire trop ; la réponse de Traps, honnête et naïve ; l’exaspération du défenseur qui n’a pas été écouté. Par exemple, quand la question du procureur : « Monsieur Gygax se porte bien ? », reçoit pour réponse : « Il est mort l’année dernière », Traps innocemment fait la gaffe la plus monumentale, et le défenseur s’écrie : « Vous êtes fou ? Mais vous êtes devenu complètement dément ! » À une autre reprise, Traps, ayant comparé la soirée avec les amusements de son club, la Schlaraffia, le procureur lui demande quel surnom il y porte, « Marquis de Casanova », répond Traps, et le procureur de s’exclamer joyeusement : « Splendide ! », « comme si cette nouvelle était de quelque importance », ajoute l’auteur. Contrairement à ce qu’on peut penser alors, ce fait est bel et bien significatif : c’est le premier indice de l’adultère dont Traps s’est servi pour atteindre son but.

Un autre exemple typique du comique de répétition est manifesté par les vacillements de Traps à mesure des révélations de son défenseur sur les risques du jeu et des réactions des trois autres vieux à certains stades de l’interrogatoire, réactions soit de « silence de mort », soit d’explosion de rire, soit même des deux successivement ! Traps est d’abord secoué, tombe dans le panneau, puis il se reprend, se rappelle que ce n’est qu’un jeu, et que ce qu’il vient d’apprendre ne fait que rendre l’aventure encore plus exaltante.

Il y a aussi diverses symétries, traitées plus bas – des renversements de rapports, des inversions de significations. Bien d’autres aspects font rire : par exemple, les anxiétés de Traps et ses naïvetés. Le festin homérique, la beuverie, l’ivresse finale où les protagonistes sont tellement saouls qu’ils balbutient à haute voix des discours incohérents sans même s’écouter, tandis qu’ils tiennent à peine sur leurs jambes.

6. Le côté tragique : l’anxiété et la mort

La mort est un des thèmes de La Panne les plus fréquemment évoqués. Sa manifestation la plus évidente est le fait central de l’histoire : la mort de Gygax, l’accusation de meurtre à l’encontre de Traps, la peine capitale à laquelle il est condamné, et finalement le suicide. Mais plus subtils encore sont toutes sortes de détails dont le rôle est plus de suggérer ce thème indirectement et de créer une atmosphère sinistre faisant pendant à l’ambiance dominante d’hilarité, de bombance et de convivialité. C’est une tension entre deux extrêmes, la joie, d’une part, claire, satisfaisante, confortable, et l’anxiété, d’autre part, lugubre, noire, ressentie plus que visible.

Cela commence avec la découverte par Traps de trois ouvrages de droit dans la bibliothèque de son hôte, dont le premier est un traité sur « le crime de meurtre et la peine de mort ». Puis, ce sont les présentations avec ces quatre vieux à l’aspect insolite, déconcertant, inquiétant. C’est l’attention vaguement sournoise que lui prête d’emblée le procureur – le maître du jeu dans l’histoire – et dont les premières paroles consistent à suggérer la participation de Traps à leur « petit jeu ».

Cette impression est vivement renforcée plus tard, au moment où Traps est invité à raconter brièvement sa vie. « Il lève son verre et regarde, attendri, les quatre vieux qui le dévisagent fixement, de leurs yeux d’oiseaux, comme s’il était une friandise toute spéciale. »12

Il y a aussi une série de métaphores communes qui évoquent la mort sans que ce soit l’intention du signifié. Ainsi, par deux fois, une bourde de Traps est saluée d’un « silence de mort », par exemple quand il apprend que l’interrogatoire a commencé depuis longtemps. D’ailleurs, cette bourde vient à la suite d’un des nombreux avertissements du défenseur, auquel Traps avait répondu : « N’ayez pas peur, cher voisin. Quand l’interrogatoire commencera, je ne vais pas perdre la tête. »13 Et cette expression reviendra plus tard dans la bouche même du défenseur.

À la fin, Pilet raccompagne Traps à la chambre de ce dernier, au premier étage. À mi-chemin dans l’escalier, les deux hommes s’effondrent de fatigue. C’est le lever du jour. Les premières lueurs de l’aube et les premiers bruits de la vie s’immiscent dans l’esprit de Traps et lui rappellent les souvenirs de sa vie, jusqu’aux événements qui ont précédé son arrivée à la villa. On peut voir là les dernières visions d’un homme sur le point de mourir.

L’anxiété et la mort vont de pair. Ce sont les deux alliées qui ensemble fondent l’atmosphère sinistre de l’histoire. La mort est le premier facteur de l’angoisse, mais il y en a d’autres. Ainsi, quand le défenseur apprend aux autres vieux que Traps se croit non coupable – sa première bourde –, l’effet est magistral. Plus un bruit, plus un geste, l’assemblée est figée. « Le silence était angoissant », et il faudra un bon moment pour que le procureur se reprenne.

L’anxiété de Traps atteint son paroxysme quand presque par hasard, dans son deuxième aparté avec le défenseur, il apprend que la peine de mort fait partie du jeu. En riant, il croit attraper l’avocat en lui demandant s’ils ont aussi un bourreau à leur disposition. À sa grande surprise, le défenseur répond avec fierté que oui, ils en ont un : Pilet.

Traps est choqué. Il avale plusieurs fois sa salive. Il fait observer que Pilet est un aubergiste et s’occupe des vins, comme le procureur l’avait déclaré. L’explication du défenseur est simple : « Pilet a toujours été aubergiste. Sa fonction de bourreau était secondaire, honorifique, exercée avec distinction dans un pays voisin. Bien qu’à la retraite depuis vingt ans, il se tient toujours au courant de son art. »14

Cette explication, c’est avec un plaisir manifeste que l’avocat la lui sert, ce qui rend la chose encore plus sinistre. Un instant, Traps est terrorisé.

7. Symétries et inversions

En mathématiques et en physique, les notions de symétrie, de dualité, d’inversion et de réciprocité, très voisines les unes des autres, sont fondamentales. Dürrenmatt avait un grand intérêt pour ces deux disciplines, et les symétries que l’on peut identifier dans La Panne semblent bien refléter cette curiosité. Voyons quelques exemples.

La plus importante symétrie résulte de la transformation de Traps dans la seconde phase. D’abord convaincu de son innocence et de la notion ordinaire de meurtre comme le plus grand mal, il se convertit à la thèse inverse du procureur, qui présente le meurtre comme un attribut essentiel de la trinité Justice, Jugement et Expiation – donc un fait Héroïque, du côté du Bien.

Puis, c’est la transformation des rapports entre Traps, le procureur et l’avocat, qui découle de cette première symétrie. Dans l’ordre ordinaire des choses, procureur et accusé sont naturellement ennemis, et c’est le cas pour Traps au début du jeu, en principe. Conséquence de la conversion de Traps, ce rapport se renverse en une amitié profonde, absolue.

Quant au rapport entre Traps et le défenseur, c’est juste l’inverse qui se produit. L’avocat n’a de cesse de rappeler qu’il est l’ami, le protecteur, ce que Traps accepte initialement. Mais après sa conversion, cette amitié se transforme en déception profonde envers l’avocat, qui persiste dans son système de défense. Traps s’insurge, il se sent dénigré d’être décrit par son défenseur comme un être ordinaire, incapable d’un meurtre si subtil. Et du côté de l’avocat, après l’entente, c’est l’exaspération qui va croissante.

On peut donc voir une quatrième symétrie, une méta-symétrie, entre le rapport Traps – procureur et le rapport Traps – défenseur, puisque ces deux relations sont à l’inverse l’une de l’autre.

Dans la première phase, c’est le vacillement de Traps à chaque panique causée par un incident, entre celle-ci et l’hilarité presque hystérique qui suit, quand il se rappelle que ce n’est qu’un jeu. Il est comme un pendule dont un mouvement dans un sens renverse le précédent.

Mentionnons un exemple particulièrement intéressant et typique de la tournure d’esprit de Dürrenmatt : dans la seconde phase, quand Traps demande au procureur comment il est arrivé à sa conclusion, ce dernier répond que le premier indice de la possibilité d’un crime avait été le fait que Traps ait récemment acquis une Studebaker en remplacement de son ancienne voiture, une vieille Citroën 1939. Était-ce dû à une promotion ? Traps le confirme.

En soi, l’indice ne prouve rien, mais c’est le point de départ de la chaîne des révélations cruciales : l’aisance subite et croissante de Traps ; le fait que cette aisance était due à sa promotion récente ; puis les circonstances qui ont permis cette montée en grade. Cela avait été difficile, explique Traps, il lui avait fallu d’abord écarter son chef, et cela n’avait pas été une mince affaire. Et quand le procureur apprend que Gygax est mort il y a une année, il demande innocemment :

« De quelle cause ?

— D’une quelconque maladie.

— Après que vous aviez pris sa place ?

— Juste avant. »15

Tous ces points renforcent la possibilité d’un crime, mais sans encore rien prouver.

C’est ici que se manifeste cette tournure d’esprit de Dürrenmatt, à travers la pensée de son procureur. Pour ce dernier, le déclic est arrivé à ce moment. Gygax est décédé d’une maladie, en soi un fait sans conséquence. Mais « c’est justement pour cette raison qu’il faut s’interroger, examiner, faire preuve de sagacité. Savoir reconnaître l’extraordinaire dans l’ordinaire, voir le certain dans l’incertain, la silhouette dans le brouillard. De croire au meurtre justement parce que cela semble absurde d’y croire »16. Voici encore une série d’inversions, de renversements.

Un dernier exemple de symétrie, un peu plus spéculatif : à plusieurs reprises, un nouveau vin ou alcool est offert. Une série de noms illustres aux millésimes prestigieux se succèdent. Or ces millésimes respectent exactement l’ordre chronologique inverse de leur présentation : Pichon-Longueville 1933, Château Pavie 1921, Château Margaux 1914, Cognac Roffignac 1893. Un hasard ? Possible. Mais peut-être plutôt une intention, et dans ce cas, on a là une autre symétrie, l’inversion du temps. Et on pense à Einstein, que Dürrenmatt met en scène à sa manière dans Les Physiciens.

8. L’art littéraire

On sent Dürrenmatt écrire comme un Monet peint des nénuphars ou un Renoir un bal populaire : un vaste ensemble de touches, chacune appliquée très précisément, mais qui ne prennent tout leur sens que dans leur totalité. Dürrenmatt est un artiste, ce qui veut dire artiste et maître artisan. Chaque mot est à sa place, chaque phrase construite avec le plus grand soin.

Il varie son style aisément. Toujours précis, il peut être très concis par endroits, par exemple pour imprimer un mouvement vif dans un débat ou une description. Souvent une succession d’échanges est livrée telle quelle, sans un « dit-il » ou un « répondit-il » ; une énumération de faits ou d’actions écrite sans un seul « et ». Il supprime un verbe (« Le procureur : “Sa plus belle soirée, déclare notre cher [...]” ») ou un article (« Jubilation explosa. »). Il soutient la force d’un verbe en le plaçant avant le sujet.

Occasionnellement, on remarque le processus inverse. Cela peut aller jusqu’à un torrent de mots et de phrases qui peut submerger le lecteur. C’est tout le goût de la langue qui fait irruption. Un simple exemple consiste dans l’énumération des huit fromages du dessert. Un autre exemple plus substantiel est le discours final, celui du jugement prononcé par le petit juge, « assis sur le piano à queue, ou plutôt dans le piano car il l’avait ouvert auparavant ». Il est tellement ivre qu’il « parle avec peine, balbutie, se répète, commence des phrases qu’il ne finit pas. On le comprend tout juste. »17 Mais surtout, c’est une longue litanie où se mêlent considérations, explications, philosophie, autocritique de groupe, qui exprime la décision – la peine capitale – mais va bien au-delà, car le juge reprend le thème de la Justice suprême, de l’Héroïsme de Traps et finalement de son acceptation au sein de leur collège, comme un maître.

Un autre aspect du style de Dürrenmatt est le rythme dont il imprègne son texte. Ainsi, au moment où un événement critique est sur le point de se passer, il introduit une pause pour tenir le lecteur en haleine. C’est le cas dans ces moments de consternation collective à la suite d’un faux-pas de Traps. Un autre exemple se présente lors de l’explication du rôle de Pilet, ancien bourreau, dans le jeu. Avant de décrire l’effroi que cela provoque chez Traps, l’auteur écrit : « Une automobile passe dans la rue, la lueur de ses phares éclaire la fumée des cigarettes, pendant quelques secondes, Traps voit aussi le défenseur, sa masse énorme, sa redingote poussiéreuse, ce visage gras, content, satisfait. »18

Puis, c’est l’effet, Traps est décrit au paroxysme de sa terreur, en très peu de mots : « Traps tremblait, une sueur froide au front. » Puis un seul mot de Traps : « Pilet. » Pas de point d’exclamation, pas de « s’exclama-t-il ». Force du succinct.

Autre exemple comparable, suite à la question suprême du procureur qui va clore la première phase : « Voyez-vous toujours Madame Gygax ? » Cette fois, c’est un paragraphe encore plus long qui tient le lecteur en haleine. « Tout le monde a les yeux rivés sur Traps. Celui-ci mâchait paisiblement un morceau de pain avec du Camembert. Puis il prit encore une gorgée de Château Pavie. On entendait le tictac d’une horloge quelque part, et du village montait à nouveau le son lointain de l’orgue de Barbarie, du chant des hommes [...] »19.

Puis, c’est le dernier aveu, décisif, ces quelques mots : « Depuis la mort de Gygax, expliqua Traps, il n’avait plus vu la jeune femme. Finalement, il ne voulait pas ternir la réputation de la brave veuve. »20

Un dernier point est à mentionner, semblable au précédent. Les événements sont ponctués à intervalles réguliers par la description du décor, tant l’intérieur de la villa que le jardin, les environs immédiats et le panorama lointain, et le tout accompagné des sonorités du Chœur. C’est chaque fois un paragraphe poétique, qui lie l’histoire au cycle journalier et à la nature, qui nous repose un peu de l’hilarité exubérante et du drame qui se déroule.

9. Épilogue : une histoire derrière l’histoire ?

En apparence, l’histoire est parfaitement claire. Cette atmosphère sinistre d’arrière-plan, tous ces indices d’angoisse et de mort, ne sont-ils que des aspects naturels d’un simple jeu qu’on a voulu aussi exaltant et bizarre que possible ? On peut certainement le penser. Par exemple, qui ne réagirait pas comme Traps si on lui disait qu’un des joueurs a été bourreau ? Traps lui-même, après s’être repris, se dit qu’enfin, si Pilet, cet homme un peu simplet, a fait un tel travail, « ce n’était pas sa faute ».

Mais il y a tout de même une énigme, car on peut interpréter l’histoire tout différemment. On peut penser que ces quatre vieux, au-delà du jeu, ont un autre dessein : peut-être celui de réaliser cette Justice suprême, si souvent invoquée ? Peut-être simplement de satisfaire un désir sadique ? C’est l’hypothèse du complot. Quelles que soient leurs raisons, sains d’esprit ou fous, ne sont-ils pas des assassins, des tueurs en série ? Il est donc intéressant de soumettre La Panne à cette lecture alternative.

D’abord, tous les indices cités concernant l’angoisse et la mort vont en ce sens : ils reflètent également un possible dessein criminel des quatre vieux. Mais il y a encore d’autres faits, peut-être plus subtils, mais aussi très significatifs. Dans l’hypothèse du complot, bien des faits de l’histoire prennent un aspect opposé à leur interprétation initiale – encore une symétrie chère à Dürrenmatt.

C’est surtout le cas de la façon dont le procureur, pour parvenir à ses fins, procède au début de la seconde phase. Après avoir explicitement allégué le meurtre de Traps (au grand dam de ce dernier), il s’emploie tout de suite à présenter le meurtre comme un fait méritoire et à féliciter le représentant général de son acte ! « C’est un événement magnifique, la découverte d’un meurtre [...] et il faut louer son auteur présumé, car sans auteur il ne peut y avoir de meurtre et sans meurtre il ne peut y avoir d’exercice de la Justice. »21 C’est le fondement de toute la tactique du procureur : convaincre Traps qu’il a commis un acte extraordinaire, héroïque, et ainsi l’amener à reconnaître sa culpabilité et tous les faits qui en formeront la preuve. C’est une flatterie hypocrite, monstrueuse.

Nouvelle explosion de joie, cette fois avec l’assentiment de Traps, qui reçoit cette bénédiction les larmes aux yeux et « assure que c’est sa plus belle soirée ». Et le procureur de répondre avec encore plus d’élan en « se levant d’un coup, saisissant Traps, le serrant impétueusement dans ses bras »22 et lui offrant son amitié la plus intime.

Cette démarche sera ensuite répétée plusieurs fois de façon prononcée, soutenue par les applaudissements tumultueux des trois autres vieux, renforçant cette thèse fantastique et ce lien d’amitié nouveau entre Traps et le procureur. Le résultat sera exactement le but visé par ce dernier : la coopération totale, même enthousiaste de Traps à chaque étape de la procédure.

Il y a un parallèle frappant entre cette circonstance et un poème bien connu de la littérature enfantine anglaise, The Spider and the Fly23, dont voici un extrait :

« Will you walk into my parlour ? » said the Spider to the Fly. [...]

« Oh no, no, » said the little Fly, « to ask me is in vain ». [...]

So [the Spider] wove a subtle web, in a little corner sly,

And set his table ready, to dine upon the Fly. [...]

« Come hither, hither, pretty Fly, with the pearl and silver wing. » [...]

Alas, alas ! how very soon this silly little Fly,

Hearing his wily, flattering words, came slowly flitting by. [...]

Up jumped the cunning Spider, and fiercely held her fast.

He dragged her up his winding stair, into his dismal den,

Within his little parlour but she ne’er came out again24.

Est-ce un hasard ? En tout cas, ce texte résume exactement l’interprétation complotiste. Les fragments soulignés correspondent presque mot pour mot au texte de La Panne.

Bien sûr, l’hypothèse du complot soulève la question de la manière dont Traps est exécuté. Mais la réponse est presque complète : l’acte doit sans doute être accompli par le bourreau, ostensiblement chargé de mener le représentant général à sa chambre à la fin de la soirée.

On peut aussi imaginer une variante séduisante à cette solution. C’est que le but des vieux n’est pas d’exécuter eux-mêmes Traps, mais seulement de le pousser au suicide. Meurtre parfait, aussi parfait que le crime de Traps lui-même ! Encore une symétrie ! Si celui-ci est capable de concevoir un crime si extraordinaire, les juristes a fortiori le sont également. Et cette variante ne laisse plus place à aucune incertitude, puisque Traps se suicide effectivement.

Quel a été le dessein de l’auteur à cet égard ? Ici, les autres écrits de Dürrenmatt peuvent être d’une grande aide. Plusieurs de ses œuvres sont des histoires criminelles, par exemple : La Visite de la vieille dame, Les Physiciens, Le Juge et son bourreau, Le Soupçon et La Promesse. Dans ces cas, le crime est évident, même au centre de l’action. Ce n’est pas le cas dans La Panne. Mais il est difficilement imaginable que la possibilité d’une interprétation criminelle ait échappé à l’auteur. Beaucoup plus plausible est la thèse que Dürrenmatt a bien voulu cette alternative, peut-être pour capter l’attention du lecteur, le tenir en haleine jusqu’à la fin, jouer avec le lecteur : n’était-ce pas bien dans sa nature ?

Alors, quelle version faut-il croire ? Il y a une solution très simple, contenue dans les derniers mots de l’histoire. Ils forment une sorte d’épitaphe plutôt mesquine et qui montre bien que l’acte de Traps est dérisoire. Cette épitaphe vient du procureur, comme il se doit, après la découverte du suicidé. Si l’hypothèse du complot était avérée, ces derniers mots n’auraient évidemment jamais été prononcés : « Alfredo, mein guter Alfredo ! Was hast du dir denn um Gotteswillen gedacht ? Du verteufelst uns ja den schönsten Herrenabend ! »25

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1Ulrich Weber, Friedrich Dürrenmatt ou le désir de réinventer le monde, traduit de l’allemand par Étienne Barilier, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2005.

2Le texte de La Panne a été écrit en 1955/1956, avec le sous-titre Une histoire encore possible, parfois omis selon les éditions. Nous travaillons avec l’ouvrage suivant : Friedrich Dürrenmatt, Der Hund. Der Tunnel. Die Panne / Le Chien. Le Tunnel. La Panne (sans le sous-titre), Carouge-Genève, Éditions Zoé, 1985. La traduction française de La Panne est d’Armel Guerne. L’analyse et les citations du présent article sont fondées directement sur le texte allemand (p. 29-80, du côté allemand du volume) que nous traduisons nous-même, pour rendre compte aussi précisément que possible des qualités multiples de l’original. Parallèlement au roman, Dürrenmatt a produit une pièce radiophonique (1955/1956), en traduction française aux Éditions Zoé, Carouge-Genève, 2010 (traduit de l’allemand par Hélène Mauler et René Zahnd), et une comédie (1979), traduite en français par Walter Weideli (F. Dürrenmatt, « La Panne », L’Avant-Scène Théâtre 757 (1984) ; Friedrich Dürrenmatt, Die Panne. Eine Komödie, in : Id., Werkausgabe in siebenunddreissig Bänden, Zurich, Diogenes, 1998, t. 16, p. 57-173). Dans la pièce radiophonique, Traps ne se suicide pas. Le roman a aussi été adapté pour le cinéma, notamment par Ettore Scola, La più bella serata della mia vita / La plus belle soirée de ma vie, Dino De Laurentiis (prod.), 1972.

3F. Dürrenmatt, Die Panne, op. cit., p. 29.

4Ibid., p. 46-47.

5Ibid., p. 54.

6Ibid., p. 55.

7Ibid., p. 56.

8Ibid., p. 57.

9Ibid., p. 71.

10Ibid., p. 44. Cf. Homère, Odyssée VIII, vers 266 à 366.

11Dans la pièce radiophonique, toutefois, il s’appelle M. Werge, et dans la comédie, il devient M. Wucht (Force de la nature, Puissance).

12F. Dürrenmatt, Die Panne, op. cit., p. 43.

13Ibid., p. 48.

14Ibid., p. 51.

15Ibid., p. 47.

16Ibid., p. 62.

17Ibid., p. 76.

18Ibid., p. 51-52.

19Ibid., p. 56.

20Ibid.

21Ibid., p. 59.

22Ibid.

23Poème publié en 1829 par Mary Howitt (1799-1888), XXX, disponible en ligne : https://www.poetrybyheart.org.uk.

24« Veux-tu entrer dans mon salon ? » dit l’Araignée à la Mouche. [...] « Oh non, non ! », dit la petite Mouche, « il est vain de me le demander. » [...] Alors [l’Araignée] tissa une toile délicate, dans un petit coin caché, Et dressa sa table, pour faire de la Mouche son repas. [...] « Viens par ici, par ici, jolie Mouche à l’aile de perle et d’argent ! » [...] Hélas, hélas ! En un rien de temps, cette petite sotte de Mouche, Entendant ses paroles rusées et flatteuses, s’approcha lentement en voltigeant. [...] L’Araignée rusée sauta et la retint fermement. Par l’escalier tournant elle l’emporta dans sa tanière lugubre, Dans son petit salon... dont elle ne ressortira jamais.

25F. Dürrenmatt, Die Panne, op. cit., p. 80 : « Alfredo, mon cher Alfredo ! Qu’as-tu donc pensé, pour l’amour de Dieu ? Tu nous fiches au diable notre plus belle soirée entre messieurs ! »