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Simenon et Kierkegaard, inspirateurs de La Promesse

Étienne BARILIER

Le présent texte a fait l’objet d’une conférence prononcée à l’Université de Neuchâtel le 23 avril 2021, dans le cadre d’un colloque organisé par le professeur Peter Schnyder. Nous lui avons conservé son caractère oral et ses adresses à l’auditeur.

Il est difficile de se soustraire à la fascination qu’exerce le roman Das Versprechen, La Promesse. Ce texte a quelque chose d’inexorable et d’effrayant, mais l’effroi qu’il provoque dépasse de loin le frisson que peut causer un simple roman policier, si sanglant ou sinistre soit-il. Quel est cet effroi singulier ? Je crois qu’on peut le pressentir, voire le comprendre si l’on compare La Promesse à deux textes, assurément fort différents, qui ont pu l’inspirer. Des textes dont les auteurs sont Georges Simenon et Sören Kierkegaard. Je ne suis pas le premier à relever ce que Dürrenmatt doit à Simenon. Quant au rôle que Kierkegaard a joué dans sa pensée, il est lui aussi bien connu. Mais je ne crois pas qu’on ait projeté sur La Promesse les lumières croisées et pour le moins contrastées de ces deux auteurs.

Je rappelle d’abord, en quelques mots, l’intrigue de La Promesse : une petite fille nommée Gritli Moser est retrouvée assassinée dans un bois, non loin d’un village du canton de Zurich. Le colporteur qui a découvert son cadavre est accusé du crime. Longuement cuisiné par la police, il finit par avouer avant de se pendre dans sa cellule. Mais le commissaire Matthäi, qui a fait à la mère de la petite victime la promesse de retrouver le coupable, est persuadé que le colporteur est innocent et que le véritable assassin court toujours. Il a l’intuition qu’il s’agit en réalité d’un tueur en série, auteur de deux autres meurtres, commis cinq ans et deux ans auparavant, sur deux autres fillettes, dans des conditions très semblables. Et qu’il va donc recommencer tôt ou tard.

Cependant le commissaire ne possède que de maigres indices. Sa seule certitude est que ce criminel opère à chaque fois le long de la route qui va de Zurich à Coire et qu’il dispose donc certainement d’une voiture. Matthäi est tellement certain de ne pas se tromper, tellement obsédé par l’idée d’arrêter cet homme, qu’il abandonne une carrière prometteuse dans la police fédérale et même son métier de commissaire pour acheter une station-service au bord de la route où doit circuler le criminel. Il s’arrange pour héberger dans ce nouveau logis une femme et sa petite fille, Anne-Marie, qui va lui servir d’appât. Après des mois d’attente vaine, il semble que le criminel se manifeste enfin. Il a donné rendez-vous à la petite fille dans un bois proche de la station-service. C’est du moins ce que l’ex-commissaire déduit des propos de l’enfant. Dès lors il avise son ancien chef et ses anciens collègues. Tous ensemble, ils se postent à proximité du lieu où Anne-Marie se dirige pour le rendez-vous supposé. Mais personne ne vient. Ni au jour dit, ni le lendemain, ni jamais. La police lâche à nouveau l’affaire, et Matthäi, qui refuse de reconnaître qu’il s’est trompé et n’a poursuivi qu’une chimère, retourne à la station-service où il va poursuivre ses jours dans l’alcoolisme et la déchéance, attendant toujours, désespérément et vainement. Il a échoué. Il n’a pu tenir sa promesse.

Le fin mot de l’histoire, qu’on apprend grâce à la confession, sur son lit de mort, d’une vieille dame qui était l’épouse du criminel, c’est qu’en réalité Matthäi ne s’était pas trompé. Toutes ses suppositions, toutes ses déductions étaient exactes ; le meurtrier était bien un tueur psychopathe, et il est bel et bien tombé dans le piège que l’ex-commissaire lui tendait. S’il n’est jamais venu au rendez-vous où l’attendait la petite fille, c’est tout simplement que, sur la route qui l’y conduisait, il s’est tué au volant de sa voiture. Quand l’ancien chef de la police cantonale, qui a reçu cette confession, se précipite à la station-service pour la raconter à Matthäi, celui-ci, réduit à l’état de loque, et l’esprit définitivement dérangé, ne l’entend même pas.

Sur le plan de l’intrigue, la ressemblance entre La Promesse, parue en 1958, et Maigret tend un piège, de Georges Simenon, écrit et publié en 1955, est tout à fait patente, et même saisissante. Dans ce roman, le commissaire Maigret tente de mettre la main sur l’assassin de plusieurs jeunes femmes, qui les tue au couteau, la nuit, dans les rues mal éclairées d’un certain quartier de Montmartre. On ne l’a jamais pris sur le fait, ni même vu s’enfuir, et l’on n’a donc aucun renseignement sur lui, sinon qu’il s’attaque toujours à la même sorte de proies, dans la même zone. Maigret décide donc, comme l’indique le titre du roman, de lui tendre un piège.

Plusieurs jeunes femmes, auxiliaires de police, et formées aux sports de combat, vont croiser dans les rues où sévit le tueur, dans l’espoir qu’il s’attaque à l’une d’entre elles. Là aussi, l’attente est longue, mais l’individu finit par tomber dans le piège. La policière attaquée esquive le coup de couteau mais ne parvient pas à arrêter l’homme. Il a malgré tout laissé des indices, notamment le bouton d’un veston, qui permettra de l’identifier et, finalement, de l’arrêter.

C’est bien sûr la différence majeure avec le roman de Dürrenmatt, où l’arrestation n’a pas lieu. Mais cela mis à part, les ressemblances sont nombreuses, à commencer par l’idée du piège et l’appât féminin (une petite fille chez Dürrenmatt, des jeunes femmes chez Simenon). On peut aussi mentionner le fait que chez Dürrenmatt comme chez Simenon les assassins ont le même profil psychologique (ils tuent leurs victimes mais ne les violent pas). D’ailleurs, Matthäi comme Maigret, pour mieux orienter leur action, vont discuter de la psychologie des tueurs en série avec un médecin psychiatre. Cependant, ce qui, dans Maigret tend un piège, anticipe de la manière la plus troublante sur La Promesse, c’est que le commissaire de Simenon va connaître lui aussi un moment de désarroi profond, un moment où toute la logique qu’il a mise en œuvre pour cerner et arrêter le criminel va se trouver bafouée, d’une manière si grave qu’il aurait bien pu, lui aussi, y perdre la raison.

Les lecteurs de Maigret tend un piège se souviennent qu’après l’arrestation de l’assassin présumé, alors qu’il est sous les verrous, un nouveau crime survient, dans le même quartier, sur une jeune femme semblable aux victimes précédentes, et dans les mêmes conditions. Chez Dürrenmatt, les raisonnements de Matthäi sont apparemment démentis par l’absence du criminel sur le lieu du crime. Chez Simenon, les raisonnements de Maigret sont démentis par un crime qui a lieu alors même que l’assassin présumé ne peut matériellement l’avoir commis. Le démenti n’est pas moins cinglant, pas moins vertigineux. Cependant, le vertige de Maigret ne durera pas, car le commissaire comprend très vite ce qui s’est passé : c’est la femme de l’assassin, qui dans une tentative désespérée de l’innocenter en brouillant les pistes, a commis ce nouveau crime. Maigret ne s’était pas trompé, et il peut respirer. Matthäi ne s’est pas trompé non plus, mais il ne le saura jamais et ne pourra jamais respirer. Cependant la crise, dans les deux cas, est la même.

Ajoutons que les œuvres de Dürrenmatt et Simenon sont proches dans la mesure où leurs commissaires respectifs ont tous les deux foi dans la rationalité, une rationalité capable de comprendre, donc de prévoir les actes criminels, y compris ceux qui sont commis par les individus les plus irrationnels, les tueurs psychopathes. Leur foi dans cette rationalité, dans le fait que la vérité des êtres et des actes leur est accessible, est cruellement mise à l’épreuve par des événements ou des décisions qu’il leur était impossible de prévoir ou de prendre en compte, et qu’on pourrait qualifier d’absurdes. En dernière analyse, il s’agit de savoir si les faits et les personnes sont compréhensibles, démêlables, explicables, ou si tout au contraire l’univers n’est qu’un jeu aveugle dont les règles nous échappent – bref, si l’on peut faire fond sur l’intelligibilité du monde ou si le monde, au contraire, est un gouffre sans fond.

Mais que vient faire, dans cette galère en pleine tempête, le philosophe Søren Kierkegaard ? Certes, Dürrenmatt, qui voulait dans son jeune âge écrire une thèse sur « Kierkegaard et le tragique », a eu des mots très forts pour dire sa dette à l’égard de ce penseur, affirmant qu’il était impossible de comprendre son œuvre d’écrivain sans connaître Kierkegaard. Et de nombreux articles (sans parler d’une thèse soutenue à l’Université de Neuchâtel1), ont été en effet consacrés à la comparaison des deux auteurs. On a souligné que la notion kierkegaardienne d’individu, et celle d’ironie, occupaient une place centrale dans la création dürrenmattienne.

Il est incontestable que La Promesse est un roman kierkegaardien. En voici une preuve évidente : au début du récit, le narrateur – qui est, je le rappelle, un ancien chef de la police cantonale de Zurich, et l’ancien supérieur du malheureux commissaire Matthäi – s’adresse à l’écrivain Dürrenmatt pour lui expliquer que la réalité n’est pas ce que croient les romanciers, ni ce que veulent les règles de l’art dramatique, ni davantage ce que postulent les lois des probabilités. Car, dit-il, toutes ces règles et ces lois valent de façon générale, mais ne collent pas avec le cas particulier. « Le hasard, l’imprévisible, l’incommensurable jouent un trop grand rôle. Nos lois se fondent sur la vraisemblance, sur la statistique, pas sur la causalité. Elles ne sont pertinentes que dans la généralité, pas dans le cas particulier. L’individu échappe à nos calculs »2.

On croirait lire Kierkegaard opposant l’irréductible subjectivité de l’individu à la généralité objective de Hegel. Kierkegaard qui écrivait précisément, dans Crainte et tremblement, une phrase que La Promesse semble avoir copiée presque mot pour mot : « L’individu est incommensurable à la réalité »3. Bref, la façon dont Dürrenmatt, dans son récit, décrit ou appréhende les forces qui sont à l’œuvre dans le monde, est profondément, irréductiblement kierkegaardienne.

Je voudrais cependant faire un pas de plus, et suggérer que ce ne sont pas seulement les idées de Kierkegaard sur l’irréductibilité du cas individuel qui se retrouvent chez Dürrenmatt. Je risque l’hypothèse qu’un des ouvrages du philosophe danois – je devrais dire l’un de ses récits – a pu, d’une certaine manière, inspirer La Promesse. Qu’il est en tout cas fructueux de lire celle-ci à la lumière de celui-là. Mais de quel récit de Kierkegaard voudrais-je vous parler ? Précisément de Crainte et tremblement, que je citais à l’instant. C’est une méditation, écrite en 1843, sur la figure d’Abraham et sur le sacrifice d’Isaac.

En deux mots, Kierkegaard veut montrer que le geste d’Abraham, qui s’apprête à égorger son propre fils sur la demande de Dieu, est un geste qui ne peut s’expliquer en termes moraux, dans une vision purement éthique du monde. Moralement, cette décision d’infanticide est aussi inexplicable qu’inacceptable. Elle n’est même pas justifiable au nom du bien commun, comme c’est le cas du sacrifice d’Iphigénie par son père Agamemnon, chez les Grecs. Accepter ce meurtre insensé d’Isaac (d’autant plus insensé que Dieu a promis à Abraham qu’il aurait, par son fils, une nombreuse descendance), demande qu’on se place, par la foi, au-delà de l’éthique. Seule la foi peut « sanctifier le fait de vouloir tuer son fils »4 et « la foi commence précisément où finit la raison »5. Sans la foi, Abraham n’est même pas un héros tragique, comme l’était Agamemnon ; il est un meurtrier pur et simple6. Bref, Kierkegaard proclame et clame que toute raison raisonnable bute irrémédiablement sur l’histoire du sacrifice d’Isaac, et que seule cette « passion » absolue qui s’appelle la foi peut nous faire accepter un si affreux mystère.

Or je crois qu’il existe un rapport direct entre Crainte et tremblement et La Promesse. Et que d’une certaine manière, les deux livres racontent la même histoire. Je propose de faire un pas de côté, et de reconsidérer l’histoire contée par Dürrenmatt non plus sous les espèces du piège, mais bien sous celles du sacrifice. Certes, l’histoire de l’ex-commissaire Matthäi est celle d’un homme qui, sur la route entre Zurich et Coire, prépare un appât dans la personne d’une petite fille, avec l’espoir que le tueur en série va mordre à l’hameçon. À lire cette histoire, on ne pensera probablement qu’au tueur, en se demandant s’il va tomber dans le piège ; on ne songera peut-être pas au risque énorme que prend le chasseur à jeter une petite fille dans les pattes d’un criminel, fût-ce pour l’en arracher au dernier moment.

Mais si l’on pense à la dimension humaine de la machination, si l’on se soucie de la petite fille, Anne-Marie, on lira cette même histoire comme celle d’un homme qui offre une victime en sacrifice, qui livre au danger extrême un Isaac féminin, en espérant, comme Abraham, que le sacrifice ne sera pas consommé. Il ne le sera pas, en effet, pas plus que ne le fut celui d’Isaac, mais certes pas pour les mêmes raisons. Or si nous lisons l’histoire ainsi, sous cet angle kierkegaardien, nous comprendrons mieux, je crois, l’effroi que nous procure La Promesse.

Mais d’abord, je reviens un instant sur le roman de Simenon, considéré dans la perspective du « sacrifice évité », si je puis l’appeler ainsi. Certes, Georges Simenon n’a pas songé à écrire, avec son Maigret tend un piège, un roman kierkegaardien7, et moins encore à démarquer l’histoire du sacrifice d’Isaac. Il n’en reste pas moins que son commissaire se sent par moments dans la peau d’un sacrificateur. Et l’affaire qu’il tente de débrouiller lui cause une angoisse singulière. Il se rend évidemment compte qu’une des auxiliaires de police qu’il invite à jouer le rôle de victime pourrait bien être une victime réelle si les choses tournent mal et que le tueur se montre plus habile et plus rapide qu’elle. Si cet accident mortel arrive, il pourra se considérer, lui, comme un criminel, quand bien même c’est l’assassin qui tiendra le couteau. Pour Maigret, qui n’a pas d’enfants, les jeunes femmes qu’il jette dans le danger le plus extrême lui sont chères, plus encore que ses autres subordonnés, qu’il appelle « mes enfants », tant il est vrai qu’il leur porte des sentiments paternels. Il prend pourtant le risque de les exposer, car il est convaincu qu’il pourra les soustraire au sacrifice. Oui, après avoir été Abraham, qui pousse vers le danger ce qui lui est cher, il sera Dieu, qui évite le sacrifice. D’ailleurs, aussi étonnant que cela paraisse dans l’univers de Simenon, une tonalité religieuse se fait même entendre dans ce livre. Au moment crucial, quand le piège est tendu, il nous est dit que Maigret, au comble de l’anxiété, murmure une prière qui remonte à son enfance...8

Cela noté, il est clair que le roman de Simenon ne comporte aucune dimension ni interrogation métaphysique, et qu’à ce titre il n’a rien à voir avec l’univers kierkegaardien. Il en va tout autrement de La Promesse, qui est incontestablement un roman métaphysique, et dont le héros malheureux est en effet une espèce d’Abraham, à moins que ce ne soit Dieu lui-même.

À première vue, le commissaire Matthäi ne semble guère taillé pour faire un patriarche de la Genèse. C’est un homme froid, méticuleux, d’une intelligence exceptionnelle, au point que son supérieur le qualifie même de « génie » ; mais un homme tout entier voué à son métier, maniaque de ce métier, un homme sans épouse ni enfants ni maîtresse, ne parlant jamais de sa vie privée et n’en ayant probablement aucune. La passion qui le prend soudain de résoudre l’affaire Gritli Moser ne fait qu’accentuer la bizarrerie du personnage.

Eh bien, voilà précisément un homme de la trempe d’Abraham ! Car on voit bien que seul un individu sans attaches peut, dans le monde moderne, se vouer à une passion absolue, comme est absolue la foi du patriarche (dont nous savons par Kierkegaard qu’elle est une « passion »). D’ailleurs les deux personnages ont un autre point commun, la solitude. Abraham est certes marié, père de famille, il a de nombreux serviteurs. Mais au moment où il obéit à l’ordre de Dieu et part pour le mont Moriah afin d’y égorger son propre fils, il ne dit rien à personne. Ni à sa femme, ni à son fils lui-même, évidemment, ni à ses serviteurs. Il marche en silence durant trois jours, puis il congédie ses gens au pied de la montagne et poursuit sa marche seul avec Isaac, toujours silencieux. Cette solitude est celle de la foi absolue, qui coupe le croyant du monde commun et l’arrache à ses lois.

De même, Matthäi, dont je rappelle qu’il a renoncé à un poste de prestige, et quitté même sa fonction de commissaire de police pour se vouer sans aide aucune à la folle tâche de retrouver, telle une aiguille dans une botte de foin, celui qu’il considère, d’ailleurs à juste titre, comme le vrai coupable du meurtre de la petite Gritli Moser, Matthäi, qui avait encore un minimum de vie sociale du fait de sa profession, entre dans une solitude totale, un silence total. Tous ses liens sont tranchés avec le monde. N’existe plus que la passion absolue d’arrêter le meurtrier et de faire triompher la vérité.

Certes, sa solitude ne sera pas celle d’un ermite, puisqu’il lui faudra bien vivre, dans sa station-service, avec une femme et sa petite fille, cette Anne-Marie qui devra servir d’appât. Mais il n’a aucune relation amoureuse ou sexuelle avec cette femme qui ne cesse de se demander pourquoi diable il lui fait ainsi la charité en l’hébergeant avec sa fille. Quant à Anne-Marie, il parle et joue souvent avec elle, mais c’est dans le seul but de gagner sa confiance et de la faire mieux entrer dans le rôle qu’il lui destine, celui d’agneau du sacrifice. Pour être juste, disons que dans la traque qu’il mène en solitaire, sa passion tient aussi de la compassion : devant le psychiatre qu’il interroge et qui l’interroge, il semble se reprocher sa froideur antérieure, et proclame son désir de protéger, de l’assassin qui court toujours, ses victimes potentielles9. Il a l’obsession de la vérité, mais aussi l’obsession d’arrêter la marche du mal.

Mais dans cette double obsession, il sacrifie autrui. La mère, Mme Heller, et sa fille Anne-Marie ne sont pas vraiment des êtres humains pour lui, mais les instruments de la vérité qu’il veut faire éclater. Il les utilise tant et si bien que quand la femme, à la fin, comprendra le rôle qu’il leur a fait jouer, elle le traitera de porc10. Quant à Anne-Marie, la fille, il l’aura bel et bien sacrifiée, non pas au sens où elle aurait été victime du couteau de l’assassin, mais au sens où, comme sa mère, elle accompagnera le commissaire dans sa déchéance, et sombrera dans la prostitution11. Ce qui est sûr, c’est que le comportement de l’ex-commissaire a quelque chose de monstrueux. Ce n’est pas pour rien que son ancien chef, lorsqu’il lui rend visite dans sa station-service, et comprend la vérité, l’accuse carrément de mener une entreprise « diabolique »12.

Là encore, et malgré les apparences, Matthäi est proche d’Abraham. Car il ne faut pas perdre de vue que sur le terrain de l’éthique et de la simple humanité, Abraham, qui ligote son propre fils, le couche sur un bûcher et brandit un coutelas au-dessus de sa gorge, est lui aussi monstrueux et diabolique. Mais tout cela, il le fait parce qu’il a la foi en un bien supérieur, en un Dieu qui ne le fait jamais agir que pour le bien.

La foi, voilà d’ailleurs un mot qui, du début à la fin du livre, décrit et définit le commissaire Matthäi. Tout au début du récit, lorsqu’il nous apparaît dans sa folie et sa déchéance, on nous dit : « Le visage transfiguré par une foi incommensurable, il murmurait d’une voix saccadée : j’atttends, j’attends, il viendra, il viendra. »13 Un peu plus loin : « Rien pour lui n’existait, que la foi dans cette apparition [du criminel]. »14 Enfin et surtout, je vais vous citer une phrase du roman qui, je crois, justifie décidément mon approche, et dont je vous jure que je ne l’ai lue qu’après avoir songé à rapprocher La Promesse de Crainte et tremblement ! Car cette idée m’était venue sur le seul souvenir du livre, avant toute relecture. Cette phrase fut pour moi plus qu’une aubaine, un vrai bonheur ! J’ose à peine dire que je me suis senti semblable au limier qui trouve la preuve que sa piste était la bonne. Voici ce qu’écrit Dürrenmatt, par la bouche du narrateur : « [s’il avait réussi], mon détective déchu ne deviendrait pas seulement intéressant, mais deviendrait carrément une figure biblique, tel un moderne Abraham de l’espérance et de la foi »15.

On m’objectera que cette référence directe à Abraham s’applique seulement, dans la phrase de Dürrenmatt, à un Matthäi qui aurait arrêté le coupable, et deviendrait ainsi le chevalier triomphant de la foi, le héros d’une sorte de roman ou de film édifiant, dans lequel tout est bien qui finit bien, par l’arrestation du criminel. Notons d’ailleurs au passage le trait d’ironie de Dürrenmatt : le film édifiant dont il se moque a bel et bien été tourné16, et sur son propre scénario, qui précéda la rédaction du roman. C’est même parce qu’il trouvait ce film trop édifiant qu’il voulut écrire La Promesse, dont le scénario connaît une tout autre conclusion.

Mais si Matthäi n’a pas arrêté le coupable, cesse-t-il pour autant d’être comparable à Abraham ? Certainement pas. Qu’il ait échoué ou non, le personnage de Dürrenmatt se situe, si je puis dire, sur le même terrain métaphysique et religieux que l’Abraham de Kierkegaard. Et c’est ici qu’intervient une notion capitale, une réalité plutôt, qui unit indissolublement le patriarche biblique, du moins tel que le voit Kierkegaard, au commissaire de Dürrenmatt. Cette réalité que je n’ai fait qu’effleurer jusqu’ici, est celle de l’absurde.

L’absurde a fait les beaux jours, ou plutôt les sombres jours de toute une partie de la philosophie du vingtième siècle, sans parler de la littérature, de Camus à Dürrenmatt en passant par Beckett ou Ionesco, et se trouve au cœur de La Promesse17. Or il joue un rôle absolument essentiel dans Crainte et tremblement. Avec cette nuance capitale que Kierkegaard, au contraire de ses successeurs modernes, donne à l’absurde un sens éminemment positif. Il ne le comprend pas comme la force qui ruine toute possibilité de sens. Au contraire, l’Absurde, à ses yeux, est le sens suprême, la suprême épiphanie du sens. L’absurde, c’est Dieu, rien de moins.

Rappelons-nous la situation monstrueuse qui était celle d’Abraham, en train de lier les membres de son propre fils et de lever son couteau pour lui trancher la gorge. Il accomplit ce geste parce que Dieu le lui a ordonné. Croire que s’il égorge son fils, Dieu lui en donnera un nouveau, c’est-à-dire le lui redonnera dans le geste même de le lui arracher, voilà bien l’absurdité suprême. Or c’est cela que croit Abraham. Et il a raison de le croire, dit Kierkegaard. « L’espérance devint absurde. Abraham crut »18. Mieux encore : « Il crut en vertu de l’absurde » (on devrait même traduire par : il crut par la force de l’absurde19), formule maintes fois répétée tout au long de Crainte et tremblement20. Ou encore : « La seule chose capable de le sauver, c’est l’absurde [...]. Il croit l’absurde »21. Enfin : « L’Éternel me donnera un nouvel Isaac, en vertu [par la force] de l’absurde »22, dit Abraham. En d’autres mots, les voies du Seigneur sont plus qu’impénétrables, elles sont aberrantes, elles bafouent notre rationalité, déjouent nos calculs, se jouent de nos sentiments, font éclater nos cadres moraux, et pourtant ce que Dieu fait est bien fait. Dieu est l’Absurde, mais il est Dieu, donc la vérité, mais aussi la justice et la bonté.

Et je reviens à La Promesse. Dürrenmatt y conserve la notion, ou plutôt le saisissement de l’absurde, mais simplement, si j’ose dire, il inverse le signe positif que lui accole Kierkegaard et fait de l’absurde cette négation du sens, cette tache aveugle qui ruine tous nos efforts de comprendre le monde et les hommes. Dès lors, l’« Abraham moderne » n’est plus qu’un pauvre homme vaincu, désespéré, déchu, qui va bientôt sombrer dans cette folie dont il a négligé de comprendre qu’elle présidait aux destinées du monde. L’absurde kierkegaardien, qui était identifié à Dieu, donc au summum bonum, est au contraire une force négative et destructrice, le summum malum. Alors que pour Kierkegaard l’absurde était le Sens suprême, il est pour Dürrenmatt le Non-sens suprême. Un non-sens plus radical encore qu’une négation de la seule raison.

Car la raison, dans La Promesse, n’est pas vraiment impuissante. Après tout, le commissaire Matthäi, contrairement à ce que Dürrenmatt lui-même semble insinuer, n’a pas échoué. Toutes ses intuitions, toutes ses déductions se révèlent exactes. Pour circonvenir le criminel, il a formulé des hypothèses qui correspondent à la réalité. De plus, il a tendu un piège qui a fonctionné. Bref, il était dans le vrai. L’accident de voiture qui a empêché le criminel d’arriver sur le lieu du crime est certes un hasard absurde, mais qui ne dément pas la justesse des raisonnements du commissaire. Il n’a pas pu savoir qu’il avait raison. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ait eu tort.

Autrement dit, la capacité humaine à donner du sens aux actions des hommes et à la marche du monde, la capacité humaine à toucher le vrai n’est pas démentie par les événements de La Promesse. Pour le dire encore autrement : un accident imprévisible a pu laisser croire à Matthäi qu’il s’était trompé, et que sa raison était mise en défaut, mais il n’en est rien. Ce n’est donc pas le pouvoir humain d’accéder au vrai qui est mis en question par le sort malheureux du commissaire. À la rigueur, c’est la capacité humaine à connaître la réalité dans sa totalité, condition nécessaire à la maîtrise de la chaîne des causes. Bref, c’est l’omniscience. Mais que l’homme n’est pas omniscient, nous l’avons toujours su.

Non, ce qui est mis en question dans La Promesse, ce qui est démenti, irrémédiablement ruiné, ce n’est pas la raison, c’est la justice. La défaite de la raison, ou du Vrai, dans La Promesse, n’est qu’apparente, mais la défaite de la justice, du Bien, est réelle et irrémédiable. Comme le dit l’ancien chef de la police cantonale, qui raconte toute l’histoire, c’est en vain qu’on nous fait croire que les bons sont récompensés et les méchants punis, et que le hasard, s’il intervient, s’appelle destin ou Providence23. Dans la réalité, les bons ne sont pas récompensés ni les méchants punis, et surtout le hasard n’est pas destin ni Providence ; le hasard est le hasard, qui empêche à tout jamais le règne de la justice. Le mal sous une de ses formes les plus horribles, en l’occurrence le meurtre d’enfants, n’a pas été puni.

La grande ressemblance, la radicale ressemblance entre Kierkegaard et Dürrenmatt, c’est qu’ils placent tous les deux l’absurde au cœur de leur vision du monde. Et leur seule différence tient en ceci que pour Kierkegaard, Dieu est l’Absurde, et que pour Dürrenmatt l’Absurde est Dieu. Aux yeux du philosophe danois, cela même qui bafoue non seulement notre raison mais nos sentiments et nos valeurs morales n’est rien d’autre que l’ens realissimum donc, en dernier ressort, l’ens optimum, le bien suprême. Plus c’est absurde plus c’est bien, juste, et vrai. Aux yeux de Dürrenmatt, le règne de l’Absurde dans le monde est tout aussi certain, mais cet Absurde n’est pas le visage paradoxal du Bien, c’est le faciès grimaçant du Mal. Si La Promesse devait prouver quelque chose, ce serait cela. Non pas tant que le hasard discrédite notre raison, mais qu’il ruine notre espérance en la bonté du monde. On connaît la fameuse formule de Dürrenmatt : « Une histoire n’est pensée jusqu’au bout que lorsqu’elle a pris la pire tournure possible ». En d’autres mots, la vérité dernière de toute histoire, c’est le pire, et le pire est toujours sûr. Il y a là vraiment la conviction que l’Absurde est Dieu, voire, en forçant à peine le trait, que le Mal est Dieu.

Dürrenmatt est un enfant du vingtième siècle, le siècle des deux guerres mondiales et des camps de la mort. Et l’on peut songer ici à un autre de ses romans policiers fameux, Der Verdacht, Le soupçon, qui met en scène l’impunité prospère d’un criminel d’Auschwitz. Ce monstre sera certes tué, mais il ne sera pas confondu ni jugé, pas plus que le psychopathe de La Promesse. Le monde dont hérite l’après-guerre est un monde où l’Absurde est Dieu, où le Mal triomphe, où la justice est inaccessible quand elle n’est pas bafouée. Un monde, enfin, où l’espoir chrétien d’une justice transcendante, dans l’au-delà, se révèle vain. Là encore, si nous lisons La Promesse à la lumière de Crainte et tremblement, nous le voyons avec une évidence cruelle.

En effet, que devient, dans le Nouveau Testament, l’histoire d’Abraham ? Le rôle du patriarche est tout bonnement assumé par Dieu lui-même, qui va sacrifier son propre Fils ; et, à la différence de ce qui se passe dans la Genèse, Dieu accepte le sacrifice qu’il s’offre à lui-même, puisque Jésus meurt sur la croix. Cet autosacrifice de Dieu le Fils à Dieu le Père, Kierkegaard y voit l’Absurdité suprême, la fameuse « folie de la croix », qui va racheter les péchés des hommes, donc établir le règne de la justice. Symboliquement, on peut alors lire La Promesse comme un roman qui est moins le « requiem du roman policier », comme le sous-titra Dürrenmatt, que le requiem... de Dieu. Non seulement parce que le Mal triomphe, mais parce que la scène même de l’holocauste rédempteur est rendue impossible ; parce que l’idée même de sacrifice est déboutée. Parce que tout l’imaginaire chrétien devient inopérant. Sur le Mont Moriah, ou le Mont Golgotha, transformés en clairière anonyme et souillée d’ordures ménagères24, quelque part entre Zurich et Coire, aucun sacrifice salvateur ne peut avoir lieu, et la scène reste misérablement vide de ses acteurs divins.

Mais il s’agit bien de la même scène, et le commissaire Matthäi est bien l’« Abraham moderne ». Chez Dürrenmatt comme chez Kierkegaard, les destinées humaines se jouent sur fond d’absolu et projettent, sur le ciel métaphysique, des ombres gigantesques. L’Absurde y règne en maître, qu’il soit la marque incompréhensible de Dieu ou la trace ricanante de Satan. À propos de ricanement, il faudrait montrer comment Dürrenmatt fait subir à son récit des distorsions grotesques qui sont en quelque sorte sa signature. Mais le grotesque est le rire du Mal.

Je parlais, en commençant cette conférence, de l’effroi singulier que provoque en nous la lecture de La Promesse. Il ne me semble pas exagéré de dire que ce sentiment est de nature religieuse ; qu’il s’agit d’un effroi sacré, devant un univers irrémédiablement chaotique, et le chaos s’appelle le Mal. Pour tout avouer, l’univers de Kierkegaard, même s’il choisit de voir, dans l’Absurde, Dieu plutôt que Satan, n’est guère moins effrayant. Ce n’est pas impunément qu’on divinise l’Absurde.

Si je compare une dernière fois ces univers torturés à celui du romancier à qui Dürrenmatt a emprunté tant d’éléments de La Promesse, autrement dit si je reviens une dernière fois à l’œuvre toute laïque et sereine de Georges Simenon, j’ai évidemment l’impression de redescendre sur terre, et d’avoir affaire à un mal qui demeure bien sagement humain. Certes, ce mal, commis par un tueur psychopathe, fait passer un frisson sur l’échine de Maigret. Mais bientôt le commissaire va se reprendre, et retrouver la simple humanité. Tout à la fin du livre, l’auteur écrit à propos de son héros : « [...] il revenait de loin, [...] il avait besoin de se réhabituer à la vie de tous les jours, de coudoyer des hommes qui le rassurent. »25 Chez Dürrenmatt, comme chez Kierkegaard, ni les hommes ni Dieu ne rassurent jamais. Mais que ferions-nous, que serions-nous sans l’angoisse qui les fait vivre, et qui nous fait penser ?

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1Annette Mingels, Dürrenmatt und Kierkegaard. Die Kategorie des Einzelnen als gemeinsame Denkform, Cologne/Weimar/Vienne, Böhlau, 2003.

2Friedrich Dürrenmatt, La Promesse, trad. Armel Guerne, Paris, Albin Michel, 1960, p. 22 (traduction modifiée), Id., Das Versprechen. Requiem auf den Kriminalroman, Munich, Deutscher Taschenbuch-Verlag, 1983.

3Søren Kierkegaard, Crainte et Tremblement, trad. P.-H. Tisseau, Paris, Aubier, 1946, p. 45. Cf. aussi l’original danois, Frygt og Baeven, Copenhague, Reitzleiske Forlag, 1895, p. 57 : « Individet er incommensurabell for Virkeligheden ».

4S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 24.

5Ibid., p. 47.

6Ibid., p. 60.

7Cependant, dans un autre roman, La nuit du carrefour, il campe le personnage d’Andersen, un Danois féru de la Bible et qui, grièvement blessé, cite le Livre de Job (lequel, comme Abraham, est un personnage biblique cher à Kierkegaard). Et dans Mon ami Maigret surgit carrément le nom de Kierkegaard (cfMon ami Maigret, in : Georges Simenon, Tout Maigret [1955], Paris, Omnibus, t. 4, 2007, p. 907).

8Maigret tend un piège, in : G. Simenon, Tout Maigret, op. cit., p. 1009.

9F. Dürrenmatt, La Promesse, op. cit., p. 131 ; Id., Das Verprechen, op. cit., p. 61.

10F. Dürrenmatt, Das Versprechen, op. cit., p. 94 : « Sie sind ein Schwein » ; La Promesse, op. cit., p. 204 : « Vous n’êtes qu’un salaud ! »

11F. Dürrenmatt, La Promesse, op. cit., p. 214.

12F. Dürrenmatt, La Promesse, op. cit., p. 168 ; Das Versprechen, op. cit., p. 78 : « Begehen Sie da nicht eine Teufelei ? »

13F. Dürrenmatt, La Promesse, op. cit., p. 18 (je retraduis). Das Versprechen, op. cit., p. 7.

14F. Dürrenmatt, La Promesse, op. cit., p. 174 (je retraduis). Das Versprechen, op. cit., p. 81.

15F. Dürrenmatt, La Promesse, op. cit., p. 215 (je retraduis). Das Versprechen, op. cit., p. 98 : « [...] eine biblische Gestalt, eine Art moderner Abraham an Hoffnung und Glaube. »

16Sous le titre : Es geschah am hellichten Tag (1958).

17Parfois sous la forme de l’adjectif ou du substantif « absurd » (F. Dürrenmatt, Das Versprechen, op. cit., p. 83, 10, 110), parfois sous sa forme latine « ad absurdum » (Id., Das Versprechen, op. cit., p. 101).

18S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 13 ; 14. Cf. aussi : « Mais Abraham crut et ne douta point ; il crut l’absurde » (Ibid., p. 17). Je précise qu’aucune équivoque linguistique n’est ici possible, car Kierkegaard et la langue danoise héritent le mot « absurde » directement du latin : « Det Absurde ».

19« I Kraft af det Absurde », cf. S. Kierkegaard, Frygt og Baeven, op. cit., p. 136.

20S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit., p. 29 ; 30 ; 34 ; 43 ; 51.

21Ibid., p. 41.

22Ibid., p. 108. S. Kierkegaard, Frygt og Baeven, op. cit., p. 132 : « da vil Herren gfre mig en ny Isaak i Kraft nemlig af det Absurde. »

23F. Dürrenmatt, La Promesse, op. cit., p. 20-21 ; Id., Das Versprechen, op. cit., p. 7-8.

24F. Dürrenmatt, La Promesse, op. cit., p. 84 ; Id., Das Versprechen, op. cit., p. 181.

25G. Simenon, Maigret tend un piège, op. cit., p. 1101.