Book Title

Dürrenmatt et l’expérience philosophique

Peter GASSER

Qui était Friedrich Dürrenmatt ? Il est difficile, voire impossible, de classer cet artiste aux identités plurielles et aux talents multiples : dramaturge, homme de théâtre, prosateur, poète, essayiste, critique d’art, peintre, dessinateur, caricaturiste et j’en passe. Il développait un appétit omnivore pour les domaines de la littérature et de la mythologie, de la théologie et de la philosophie, des sciences et de l’astronomie, de l’histoire et de la politique, du droit et de la justice, des arts et des médias. Charlotte Kerr a titré le documentaire filmique de son mari Portrait eines Planeten (1984) ; la grande rétrospective de 1994 sur l’œuvre picturale au Kunsthaus de Zürich avait pour titre Portrait eines Universums. Dürrenmatt lui-même, notamment dans les Stoffe, entreprend de sonder l’ensemble de ses parcours et détours de créateur et de relever les « matières » qui composent justement son univers artistique. Le jeune auteur fait essentiellement une expérience théâtrale du monde ; à partir des années 1970 prédomine l’expérience romanesque, les deux étant nées dans un couvoir philosophique : « Mes études de philosophie étaient devenues le ferment [Brutstätte] de mon écriture et, tout en les ayant abandonnées, je ne m’en étais pas défait »1. Après des études de littérature allemande et d’histoire de l’art rapidement abandonnées, Dürrenmatt suit à partir de 1943 des cours de philosophie à l’Université de Berne auprès de Richard Herbertz qui familiarise l’étudiant avec Platon, Kant et Kierkegaard2. Ces philosophes marqueront le futur écrivain et penseur : ainsi le mythe de la caverne est un motif récurrent dès le récit Die Stadt (La Ville, composée en 1945), la séparation kantienne entre savoir et croyance influencera durablement le fils de pasteur devenant athée qui envisage par ailleurs d’écrire une thèse (jamais entreprise) sur le thème Kierkegaard et le tragique. La fameuse phrase « sans Kierkegaard, on ne peut pas me comprendre comme écrivain »3 nous renvoie le plus explicitement à l’artiste qui se nourrit de lectures philosophiques4.

Avec le tournant autobiographique et le virage vers l’écriture en prose suivront d’autres lectures ou relectures (Platon, Spinoza, Kant, Hegel, Schopenhauer, Kierkegaard, Nietzsche, Marx, Freud ou Popper) qui laisseront des traces très diverses dans l’œuvre tardive5. Dürrenmatt, qui s’intéresse également à la théorie de la connaissance et à la philosophie des sciences naturelles (Einstein, Heisenberg, Eddington), ne se considère pas comme philosophe mais affirme, quarante ans après ses études de philosophie : « Je suis resté fidèle aux idées des théoriciens de la connaissance »6. L’autoportrait intellectuel est de taille et surprenant. Comme les philosophes ont souvent entretenu un rapport difficile avec l’art, les artistes ne se sont que peu réclamés de la culture philosophique. La remarque soulève du moins quelques interrogations. Comment interpréter ce Denkimpuls ou ferment qui, tel un germe, fait naître la littérature ? De quelles manières les enzymes philosophiques façonnent-elles l’émergence et la structure de la fiction ? Quels types de discours littéraires partagent un dénominateur commun avec le discours philosophique ? Il va donc falloir examiner cette naissance de la littérature à partir de l’esprit philosophique, ce que je ferai en optant pour une méthode qui néglige les contenus philosophiques au profit de la couleur philosophique du style dürrenmattien.

1. Dramaturgie

Pour Dürrenmatt, la littérature est « une espèce particulière de connaissance »7, une technique réflexive ou « Denktechnik » (WA 30, 210) et ressemble par conséquent à la philosophie, qui peut être considérée comme une pensée langagière. Il faut essentiellement clarifier la particularité de cette forme littéraire de connaissance : la conception singulière des fictions artistiques et plus précisément littéraires se fonde sur l’hypothèse ou, chez Dürrenmatt, sur la certitude que l’écriture de fiction est susceptible de déclencher un processus de connaissance semblable au discours philosophique. Elle n’est pas une forme de connaissance logique, certes, mais pourrait-on dire « prélogique » (l’adjectif ne contient aucun jugement de valeur). Il faut s’entendre sur le terme. Si nous partons d’une définition claire et brève de la philosophie en tant que « pratique théorique (discursive, raisonnable, conceptuelle) mais non scientifique »8, nous constatons que la littérature est plutôt poiesis que praxis, création plutôt qu’activité (sociale), non théorique au sens où elle n’utilise pas forcément un langage discursif, conceptuel et abstrait. En revanche, elle est évidemment non scientifique et peut, comme la philosophie, prétendre au singulier et à l’universel – le Combray de Proust est aussi le monde. La littérature revêt pour Dürrenmatt une dimension réflexive, un potentiel à enrichir la connaissance, parce qu’elle crée, comme la science (la physique par exemple) d’ailleurs, des fictions, des hypothèses, des représentations qui donnent matière à un raisonnement et un débat philosophiques. Elle est, à ses yeux, même indispensable pour emprunter le chemin de la connaissance : « Si l’on ne prend pas le risque de la fiction, le chemin de la connaissance reste impraticable »9.

Cette pensée en mode de fictions est pour Dürrenmatt la « pensée dramaturgique »10. Elle est bien plus qu’une simple réflexion sur l’art de la composition dramatique et dépasse le genre théâtral. Elle est une analyse qui se sert de l’imagination, de l’expérience de pensée, du plaisir du jeu et qui s’applique à des domaines très hétéroclites : le mythe, la fantaisie, la politique, la Suisse, etc. Dans l’Exposé monstre sur la justice et le droit, une conférence tenue en 1968 à l’Université Johannes Gutenberg de Mayence, Dürrenmatt explique la stratégie de la pensée dramaturgique à l’aide de la métaphore du jeu d’échec :

Si la pensée politiquement dialectique tente d’ériger une doctrine concernant la manière dont les blancs gagnent une partie d’échecs, la pensée dramaturgiquement dialectique représente une description du jeu d’échecs indépendamment de la question de savoir si les blancs ou les noirs gagnent, si la partie se termine en mat ou en pat. Seul compte le jeu en soi, la thématique de l’ouverture, la dramatique de la fin de partie : appliquées à la politique, la pensée dramaturgique tente de saisir ses règles, non pas son contenu11.

La pensée dramaturgique met en lumière plus ponctuellement les polysémies, les ambiguïtés, les contradictions de certaines notions et de leur interprétation (liberté, égalité, fraternité), les règles ou les lois de certaines situations (d’une réalité politique de ce monde par exemple) plutôt que leur histoire.

2. Contes

Un parcours très rapide et forcément incomplet à travers quelques textes démontre la grande variété de formes de fiction que Dürrenmatt utilise comme support de la connaissance. L’Exposé monstre justement qui veut être « Une petite dramaturgie de la politique » (sous-titre) s’appuie sur deux contes des Mille et une nuits que l’auteur, « académique à la manière du comédien »12, introduit pour essayer de comprendre les termes de justice et de droit. Voici le premier conte :

Le prophète Mahomet est assis sur une colline dans un endroit isolé. Au pied de la colline se trouve une source. Un cavalier arrive. Tandis que le cavalier abreuve son cheval, une bourse lui tombe de la selle. Le cavalier s’éloigne sans remarquer la perte de la bourse. Un deuxième cavalier arrive, trouve la bourse et repart en l’emportant. Un troisième cavalier arrive et abreuve son cheval à la source. Entre-temps, le premier cavalier a remarqué la perte de la bourse et revient. Il croit que c’est le troisième cavalier qui lui a volé l’argent et il en résulte un conflit. Le premier cavalier tue le troisième ; mais surpris de ne pas trouver de bourse sur ce dernier, il s’enfuit. Le prophète sur la colline est désespéré. « Allah », s’exclame-t-il, « le monde est injuste. Un voleur échappe à la punition, et un innocent est tué ! » Allah, habituellement silencieux, répond : « Fou que tu es ! Que comprends-tu de ma justice ! Le premier cavalier avait volé l’argent qu’il a perdu au père du deuxième cavalier. Le deuxième cavalier a donc emporté ce qui lui appartenait déjà. Le troisième cavalier avait violé la femme du premier. En tuant le troisième cavalier, le premier a vengé sa femme ». Puis Allah se tait à nouveau. Le prophète, après avoir entendu la voix d’Allah, loue sa justice13.

On peut lire cette histoire comme un conte, comme une parabole poétique ou une parodie des paraboles bibliques. Sa constellation est complexe et singulièrement étrange : un observateur (le prophète) est face à des acteurs (cavaliers coupables et victimes) et des actes criminels qui le laissent pantois et incrédule. Un commentateur suprême (Allah), qui les lui explique, est remercié par le prophète pour sa justice (non pas la justice) et, comme dit Dürrenmatt, l’histoire amorale s’avère être une histoire morale. La stratégie narrative de l’auteur sera alors de complexifier ce qui est déjà complexe et de jouer avec des variantes et des dénouements possibles du conte : si l’observateur était intervenu pour rendre attentif le premier cavalier à sa perte, si l’observateur avait été un criminel et avait lui-même volé la bourse, si l’observateur avait été un scientifique et non pas prophète (etc.), la trame des événements, l’issue du conte et la compréhension de la justice ou de l’injustice auraient été sensiblement différentes. L’histoire parabolique et les modulations apportées par Dürrenmatt ne peuvent donc pas servir de modèle universellement valable, puisque l’idée de la justice ou de l’injustice est celle d’un observateur, émanant d’un point de vue subjectif. Leur seul accord consiste à constater, comme le fait le prophète, le désordre et l’injustice du monde : « parce qu’il se trouve en désordre, il est injuste »14. La réponse divine d’Allah, qui se fait le plaisir exceptionnel de parler, ne renforce pas non plus la crédibilité de ce conte somme toute féerique. Par l’histoire du prophète et des trois cavaliers, Dürrenmatt évoque les limites d’une justice basée sur l’individu ainsi que du modèle parabolique et souligne la nécessité de l’adapter « à notre monde »15, de l’interpréter dans un contexte social : « La justice est une idée qui présuppose une société d’êtres humains »16.

3. Jeux

L’Exposé monstre esquisse alors, sous la forme d’une digression conceptuelle et philosophique, l’idée d’un ordre social juste qui se fonde sur une certaine image de l’homme :

Le concept d’être humain est un concept double. Il désigne quelque chose de particulier et quelque chose de général. [...] Dans son concept particulier de lui-même, l’être humain se met à part des autres êtres humains ; dans son concept général, il s’adjoint aux autres êtres humains. [...] Dans son concept particulier de lui-même, l’être humain se voit comme quelque chose d’unique, marqué par un destin particulier, par la certitude de devoir mourir, et se perdant dans l’inconscient que la raison ne peut éclairer que partiellement. Autrement dit : il se conçoit comme une individualité. Si le concept particulier de l’être humain est un concept existentiel, le concept général de l’être humain est un concept logique17.

Si l’homme perçoit de façon immédiate et naturelle le concept existentiel, il doit en revanche explorer de manière médiate le concept logique, à savoir sa place en tant qu’être humain parmi les autres êtres humains. Que ces deux concepts soient sources de tensions dans chaque individu fait, aux yeux de Dürrenmatt, le caractère paradoxal de l’homme.

Comme il y a deux concepts de l’homme, il y a deux idées de la justice : « Le droit de l’individu consiste à être lui-même : nous appelons ce droit la liberté. Elle est le concept particulier de la justice que chacun se fait de lui-même, l’idée existentielle de la justice. Le droit de la société, en revanche, consiste à garantir la liberté de chaque individu, ce qu’elle ne peut faire que si elle restreint la liberté de chaque individu. Nous nommons ce droit la justice : elle est le concept général de la justice, une idée logique. »18 Liberté et justice sont dans la conception de Dürrenmatt les idées clés que la politique est appelée à gérer. Elle doit accorder aux deux le même respect, si elle veut garantir une vie sociale harmonieuse. Mais, d’expérience, leur réalisation et conciliation au sein d’un État pose toujours problème puisque l’idée existentielle de la liberté et l’idée logique de la justice se contredisent à jamais : la première est une idée émotionnelle, la seconde une idée intellectuelle. La politique est par conséquent confrontée à une tâche insurmontable et « s’avère être l’art de l’impossible »19. Les ordres sociaux sont d’office des constructions ratées, des ordres injustes et non libres, mais néanmoins nécessaires à la survie de l’humanité.

Malgré cette impasse, l’Exposé monstre déploie une vision politique qui envisage deux formes d’État, antagonistes il est vrai, sur le modèle de deux jeux fictifs. Le jeu de loups reflète le mieux le point de vue bourgeois classique. Le citoyen bourgeois vit dans un système capitaliste et dans un monde économique basé sur la libre concurrence qui ressemble au homo homini lupus de Hobbes. Pour éviter une guerre de tous contre tous, des règles sociales y sont introduites que les citoyens s’engagent à respecter et que l’État bourgeois (l’arbitre en fait) contrôle. Le deuxième jeu, le jeu de moutons ou le jeu du bon berger, exprime la vision socialiste. Le citoyen socialiste soutient un nouvel ordre social qui s’attaque à la valeur bourgeoise de la propriété et aux inégalités qu’elle crée. La propriété disparaît si elle appartient à tous. Les loups doivent donc se convertir en agneaux : homo homini agnus20 et de nouvelles règles de jeu entrent en vigueur. Si l’État capitaliste se fonde prioritairement sur l’individu, l’État socialiste se fonde sur l’ensemble des individus. En même temps, Dürrenmatt relativise l’antagonisme des deux systèmes et des deux modèles ludiques en rappelant que le jeu de loups peut intégrer des coups du jeu du bon berger et vice-versa, notamment si le pouvoir de l’État devient trop important21. Les jeux métaphoriques éclairent ainsi la réalité bourgeoise et la réalité socialiste, leur relation irréconciliable ainsi que la vulnérabilité de leurs règles et de leurs principes. Seule une société qui conjugue les idées de liberté et de justice, comme la parabole des États automobiles et ferroviaires des Stoffe le suggère22, serait une option sociale reflétant le scepticisme politique de Dürrenmatt.

4. Mythes

L’Exposé monstre est exemplaire de la pensée dramaturgique de Dürrenmatt dans la mesure où il se caractérise par un mélange de genres : le conte du prophète posté près de la source solitaire, le jeu de loups et le jeu de moutons, mais aussi des digressions conceptuelles et argumentées sur l’être humain, sur les idées de la liberté et de la justice constituent une technique narrative d’histoires à tiroirs que l’auteur emprunte aux Mille et une nuits. Dürrenmatt utilise fréquemment d’autres formes réflexives comme les mythes par exemple. Ils sont omniprésents dans l’œuvre du dessinateur, du peintre et de l’écrivain : Atlas, Prométhée, Sisyphe, Midas, Hercule, le Minotaure. Le mythe est pour Dürrenmatt un « archétype, un phénomène originel, une constellation primitive, dans laquelle l’Homme se trouve pris sans cesse »23. Le recours aux récits mythiques fait partie du style de la parodie qui offre la possibilité dramaturgique par excellence de représenter l’éternel retour des constellations de vie archétypiques. Le discours parodiant, compris à la fois comme discours et réplique, articule par définition le rapport de tension produit par l’ancien dans le nouveau, par le nouveau dans l’ancien. En d’autres termes et sous l’angle de la pensée dramaturgique, il faudra analyser comment Dürrenmatt réinvente les mythes, les module et les récrit, ce que je ferai à l’aide de la ballade du Minotaure, publiée en 1985 avec des illustrations de l’auteur lui-même.

Dans la ballade, une créature se réveille, au terme d’un long sommeil, dans un labyrinthe de miroirs. La dualité du sommeil et de la veille évoque un thème cher à la tradition mythologique, où le labyrinthe est le lieu d’une initiation durant laquelle l’individu traverse un processus d’émergence de la conscience et de maturation. L’être (das Wesen) décrit au début doit encore évoluer pour devenir le Minotaure. Il se trouve seul dans la salle des glaces et ramené à son propre reflet multiplié. Rampant, bondissant et dansant, il découvre lentement son espace vital, mais n’a pas encore conscience de lui-même. La découverte de soi est une voie jalonnée d’obstacles. Les rencontres successives avec la jeune fille, avec le jeune homme vêtu d’un manteau et armé d’une épée, avec six autres jeunes hommes et six jeunes filles lui font vivre l’expérience de l’autre, semblent l’enrichir et élargir ses perspectives de vie, mais finissent toutes par la mort des personnes rencontrées. C’est à ce moment-là, dans sa solitude labyrinthique, que se produit l’identification narcissique du Minotaure avec son reflet, parce qu’il réalise qu’il se trouve face à lui-même. Le parcours labyrinthique du Minotaure se termine par une dernière rencontre qui provoque la catastrophe finale. Avec l’arrivée de Thésée, portant un masque de taureau, le Minotaure croit avoir trouvé un semblable et un ami. Épris de joie, il danse son bonheur, se jette dans les bras ouverts de l’autre qui profite de plonger le glaive dans son dos et de le tuer.

Dürrenmatt réinvente le mythe en décrivant le rapport de l’individu au monde entièrement dans la perspective peu familière de la victime, le labyrinthe étant le monde perçu par le Minotaure (et non par Dédale ou Thésée). De cette focalisation sur le monstre, exclu et enfermé dans la salle des glaces, surgit l’histoire d’une découverte de soi et le cheminement d’un individu vers la conscience de soi et vers les autres. La catastrophe finale, une véritable tournure vers une destinée fatale au sens étymologique du terme, suspend ce chemin initiatique de la créature minotaurique qui meurt sans s’accomplir. Cette mort, dans l’inversion que Dürrenmatt fait subir au mythe antique, n’est plus la conséquence d’un acte héroïque, mais d’un acte infâme. Le Minotaure, rempli de désir envers les êtres humains, est victime de la sournoiserie humaine. Il meurt de son humanité, il est – dans la ballade – un être aux dispositions plus humaines que l’être humain : la monstruosité humaine dépasse de loin l’humanité animale. Dans ce renversement du mythe grec, le processus d’identité échoue au moment où l’individuation devrait inclure une socialisation, la reconnaissance mutuelle entre êtres humains. Le fait que le Minotaure doive se passer de l’expérience de l’autre, lui barre, du moins au sens hégelien, selon la Phénoménologie de l’esprit, le chemin vers la conscience de soi : « la conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience de soi »24. Il ne comprend ni lui-même, ni les autres, ni le monde.

Dans la mesure où le Minotaure est sur la voie de l’humanisation, l’habitant de l’univers labyrinthique, sans l’expérience du Tu et ne voyant que son propre reflet face à lui, est la figuration existentielle de l’être humain qui fait l’expérience de la limitation et de l’isolement, de la solitude et de l’exclusion. Plus encore, l’homme-taureau, être hybride par excellence, est aussi symbole de l’unicité. Il n’y a pas d’autres créatures comme le Minotaure. Mi-taureau, mi-homme, hybride et bâtard, il est prédestiné à refléter ce que l’individu humain a d’unique, de singulier, de complexe et de mystérieux : « Chaque homme est un drame particulier [...]. L’homme est si complexe qu’il n’existe que des individualités, des Minotaures pour ainsi dire [...] »25. Cette unicité, idée que Dürrenmatt emprunte à Kierkegaard26, fait la qualité de l’homme, mais elle est aussi son drame originel puisque la société a tendance à la contester, à la nier. La vision de l’homme de Dürrenmatt, vision de son unicité et de sa complexité, pourrait bien avoir ses racines dans la Renaissance et chez Montaigne : « Nous sommes tous de lopins et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui. »27

5. La fiction sur le chemin de la connaissance

La pensée dramaturgique se sert librement des diverses formes de fiction pour s’approcher des grands thèmes philosophiques que sont le droit, la justice, la liberté, l’homme et son rapport au monde. Le conte parabolique varié, le jeu modulé, le mythe réinventé ont en commun d’abord une grande ambiguïté et polysémie. Leur utilisation est celle d’un auteur, qui ne se croit pas en possession de la vérité et qui refuse le dogmatisme. En même temps, ces formes de la « littérature éternelle » (contes, mythes, légendes, paraboles), comme les appelle Christian Bobin, servent à se rapprocher de la vérité28. C’est chez le kantien Hans Vaihinger et dans son livre Philosophie des Als Ob, paru en 1911, que Dürrenmatt puise sa conception des fictions artistiques susceptibles d’être des Stoffe (WA 30,211), c’est-à-dire des « matières », pour la philosophie29. Les fictions ne proposent qu’une voie inductive, ambiguë, subjective, à l’interprétation du monde. Elles racontent des histoires qui esquissent l’image d’un univers possible, dont la virtualité vise la polysémie et non son contraire. C’est le lecteur seul qui possède la liberté de lever cette ambiguïté dans son interprétation subjective.

Cette observation nous amène à une deuxième conclusion : les fictions (contes, jeux, mythes) sont des formes de communication indirecte qui ne peut dire le « propre » (das Eigentliche) tel que l’articule le langage conceptuel. La notion de communication indirecte fixée par Kierkegaard dans le Post-Scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, devient la base de la pensée dramaturgique de Dürrenmatt30. Contre Hegel et sa philosophie systématique, le philosophe danois conçoit la vérité non pas comme pensée, mais comme être. La vérité réside dans le penseur subjectif, non pas dans une théorie ou dans un système spéculatif. Cela a des conséquences pour la forme de communication : le penseur subjectif ne peut exprimer son message directement, puisqu’il transformerait ainsi sa connaissance subjective en connaissance objective. La communication indirecte est donc forcément un message ouvert dont l’indétermination appelle le lecteur à la réflexion et au dialogue. La conception kierkegardienne du penseur subjectif et du principe esthétique corrélatif de la communication indirecte guide l’écriture de Dürrenmatt tout au long de son activité créatrice31 et confère à son œuvre une singularité qui sort l’auteur de toute classification littéraire et artistique – ce qui correspond parfaitement à l’épigraphe nietzschéenne dans Le Gai Savoir : « J’habite ma propre maison, je n’ai jamais imité personne en rien et je me ris de tout maître qui n’a su rire de lui-même. »32

____________

1Friedrich Dürrenmatt, L’Édification, trad. de l’allemand par Marko Despot et Patrick Vallon, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1999, p. 96.

2Voir à cet égard Ulrich Weber, Friedrich Dürrenmatt. Eine Biographie, Zürich, Diogenes, 2020, p. 62-88.

3F. Dürrenmatt, L’Édification, op. cit., p. 92.

4Sur les rapports de Dürrenmatt avec la philosophie, voir Rudolf Käser, « Philosophie », in : Ulrich Weber, Andreas Mauz et Martin Stingelin (éds), Dürrenmatt-Handbuch. Leben-Werk-Wirkung, Berlin, Metzler, 2020, p. 286-288.

5Cf. Peter Gasser, « “Und vielleicht treffe ich mich... mit Herrn Nietzsche”. Dürrenmatt und Friedrich Nietzsche », in : Véronique Liard et al. (éds), Dürrenmatt und die Weltliteratur Dürrenmatt in der Weltliteratur, München, Martin Meidenbauer, 2011, p. 31-47.

6F. Dürrenmatt, L’Édification, op. cit., p. 91. « Ich bin dem Denkimpuls nach Erkenntnistheoretiker geblieben. » F. Dürrenmatt, Werkausgabe in siebenunddreissig Bänden, Zürich, Diogenes, 1998, t. 29, p. 124 (ci-après WA 29, 124).

7Friedrich Dürrenmatt, Répliques. Entretiens, 1961-1990, textes choisis et trad. de l’allemand par Étienne Barilier, Genève, Zoé, 2000, p. 176.

8André Comte-Sponville, La Philosophie, Paris, PUF, 2005, p. 20 sq.

9Friedrich Dürrenmatt, La Mise en œuvre, trad. de l’allemand par Étienne Barilier, Lausanne, Julliard/L’Âge d’Homme, 1985, p. 137. « Ohne das Wagnis von Fiktionen ist der Weg zur Erkenntnis nicht begehbar » (WA 28, 155).

10Friedrich Dürrenmatt, Exposé monstre sur la justice et le droit. Une petite dramaturgie de la politique, trad. de l’allemand par Pierre Bühler, Centre Dürrenmatt Neuchâtel, Cahier n. 9, 2006, p. 46.

11Ibid., p. 47.

12Ibid., p. 8.

13Ibid., p. 9.

14Ibid., p. 20.

15Ibid., p. 13.

16Ibid., p. 21.

17Ibid., p. 21.

18Ibid., p. 22.

19Ibid., p. 22.

20Ibid., p. 16.

21Ibid., p. 18.

22F. Dürrenmatt, L’Édification, op. cit., p. 97 sq.

23Friedrich Dürrenmatt, Gespräche 1961-1990 in vier Bänden, Heinz Ludwig Arnold (éd.), Zürich, Diogenes, 1996, t. 3, p. 31 (ci-après G 3, 31), trad. par l’auteur.

24Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phänomenologie des Geistes, Francfort, Suhrkamp, 1973, p. 144, trad. par l’auteur.

25F. Dürrenmatt, La Mise en œuvre, op. cit., p. 74.

26Cf. Annette Mingels, Dürrenmatt und Kierkegaard. Die Kategorie des Einzelnen als gemeinsame Denkform, Cologne, Böhlau, 2003.

27Michel de Montaigne, Essais, Livre second, édition présentée, établie et annotée par Pierre Michel, Paris, Gallimard, 1965, p. 22.

28Christian Bobin, Autoportrait au radiateur, Paris, Gallimard, 1997, p. 159 sq.

29Voir Philipp Burkard, Dürrenmatts Stoffe. Zur literarischen Transformation der Erkenntnislehre Kants und Vaihingers im Spätwerk, Tübingen, A. Francke, 2004.

30Cf. Peter Rusterholz, « Theologische und philosophische Denkformen und ihre Funktion für die Interpretation und Wertung von Texten Friedrich Dürrenmatts », in : Claudia Brinker et al. (éds), Contemplata aliis tradere. Studien zum Verhältnis von Literatur und Spiritualität, Berne, Peter Lang, 1995, p. 473-489.

31C’est la thèse de P. Rusterholz, « Theologische und philosophische Denkformen », art. cit.

32Friedrich Nietzsche, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, Giorgio Colli et Mazzino Montinari (éds), Münich, W. de Gruyter, 1980, vol. III, p. 343.