Jean-Luc Marion, À vrai dire. Une conversation, Entretiens avec Paul-François Paoli
Paris, Cerf, 2021, 218 p.
Le but d’un ouvrage d’entretiens est certainement de permettre, sous une forme accessible, à un large public, de saisir la formation et le parcours d’un auteur ainsi que de rendre présentes ses intentions, ses positions et ses convictions. Lorsqu’il s’agit, comme il est formulé dans l’avant-propos de l’ouvrage, du « philosophe français vivant [...] le plus lu, le plus commenté et le plus traduit aujourd’hui » (p. 7), l’intérêt d’un tel livre semble incontestable. Quant à sa formation, Marion rappelle qu’il est devenu heideggerien grâce à Jean Beaufret (32), mais il mentionne aussi qu’à l’École Normale il avait comme professeur Althusser et Derrida. Toutefois, Marion insiste beaucoup sur l’influence positive du milieu extra-académique et, parmi les personnes rencontrées, il faut surtout mentionner Jean-Marie Lustiger (futur archevêque de Paris) dont il a fait la connaissance en 1968 et qui fut son ami jusqu’à sa mort. Dans la discussion, il est inévitablement question de ses deux thèses sur Descartes, l’une sur « l’ontologie grise » (1975), l’autre sur « la théologie blanche » de Descartes (1981). Manifestement certains théologiens ont joué un rôle décisif dans son parcours. Parmi eux, il faut surtout mentionner Hans Urs von Balthasar dont la collaboration au développement de la revue Communio fut décisive. Marion décrit le projet de cette publication – souvent envisagée comme une alternative à la revue Concilium – comme suit : « Nous voulions montrer qu’il y a une pensée chrétienne, une rationalité de la pensée chrétienne, une actualité de la pensée chrétienne et qu’elles ne sont ni intégristes ni contestataires » (68). En ce qui concerne le cheminement philosophique de Marion, l’analyse du lien entre la question de Dieu et la question de l’être y joue un rôle décisif. Cette interrogation a amené à la conclusion que « la métaphysique ni ne veut, ni ne peut plus parler de Dieu » (78), qu’il faut donc penser « Dieu sans l’être », comme l’exprime de manière programmatique le titre de son ouvrage de 1982. Puisque « nous ne pouvons penser que ce qui est, nous ne pouvons pas, à proprement parler, penser Dieu, car il est au-delà de l’Être » (77). Le regard sur l’histoire de la métaphysique montre que celle-ci « se fonde sur l’analyse du présent et qu’elle fonde l’étant sur la présence » (198) et il faut donc tenter de penser l’événement. Il n’est dès lors pas étonnant que ce philosophe, croyant et catholique, ait consacré une dizaine d’années à une enquête sur la révélation, un phénomène « qu’il fallait décrire sans a priori, en essayant de comprendre de quoi elle dresse le procès-verbal » (168). Le résultat de cette recherche se trouve dans son dernier livre : D’ailleurs, la Révélation (Paris, Grasset, 2020). Au terme de cette « conversation », Paoli pose, un peu naïvement peut-être, la question de savoir si pour son interlocuteur Dieu est une évidence. Marion répond affirmativement et ajoute : « entendre des chrétiens dire que le doute serait inhérent à la foi m’est absolument étranger » (209). – Il n’est pas possible d’évoquer tous les aspects significatifs et remarquables de cet entretien qui peut concerner à la fois le croyant et le philosophe, mais je voudrais signaler deux points. (a) La discussion touche rapidement la polémique déclenchée par D. Janicaud concernant le tournant théologique de la phénoménologie française. Dans ce contexte, Marion rappelle de manière éclairante qu’il avait appris d’Heidegger qu’il fallait subordonner « la question de l’Être à la question de l’Appel » (148). Par conséquent, ce qui pouvait être compris comme un tournant théologique, est de fait à considérer comme l’épanouissement d’une « phénoménologie de l’appel » qui a été oubliée ou écartée. (b) Il n’est pas surprenant non plus que la discussion aborde la place de Heidegger dans l’histoire de la philosophie et sa position politique au temps du nazisme. En ce qui concerne le premier point, il faut selon Marion surtout reconnaître que Heidegger a su découvrir que « les discoureurs sur l’Être ne savent pas de quoi ils parlent » (83). Selon le penseur allemand le phénomène de l’être procède sur « un mode épiphanique », c’est la fulgurance : « un éclair zèbre le ciel et illumine la terre » (84). Quant à l’engagement politique il est indiscutable que « Heidegger a été nazi » (85) ; il s’est fourvoyé « avec la naïveté d’un intellectuel myope, pris dans la tentation de jouer dans l’histoire » (87). – Cette présentation succincte peut néanmoins donner une idée des nombreux thèmes abordés et peut attester que cet ouvrage mérite lecture – également de ceux qui, en accord avec Aristote, affirment que le doute est un moment décisif de la recherche de la vérité (Catégories 8b23-24) : τὸ μέντοι διηπορηκέναι ἐφ´ ἕκαστov αὐτῶν οὐκ ἄχρηστόν ἐστιν (« Il n’est cependant pas inutile d’avoir soulevé des questions [émis des doutes] sur chacun de ces points »).