Book Title

La Fabrique de Dante

sous la direction de Paola Allegretti, Michael Jakob, avec la collaboration de Jacques Berchtold, Nicolas Ducimetière, Genève, MētisPresses, 2021, 352 p.

Ruedi IMBACH

Selon Martin Bodmer (1899-1971), Dante Alighieri occupe une « position centrale et axiale dans le cortège des cinq phares les plus puissants de la culture universelle » (11). Il n’est dès lors pas surprenant que la Fondation Bodmer à Cologny (Genève) expose à l’occasion du 700e anniversaire de la mort de Dante (1321) l’extraordinaire collection de documents dantesques que possède cette fondation. L’ouvrage, comme l’exposition, comporte trois parties : une première traite de la fortune de Dante (77-143). Parmi les 33 exemples qui témoignent de la vaste communauté de lecteurs et d’admirateurs de Dante, on n’est point étonné de rencontrer Geoffrey Chaucer (141-141), T. S. Eliot (98-99), Ossip Mandelstam (86-87) ainsi que Jorge Luis Borges (82-83) et Stefan George (106-107). La présence de Voltaire (134-135) et de Samuel Beckett (90-91) est, par contre, plus inattendue. M. Belpoliti, dans sa notice sur Se questo è un uomo de Primo Levi (94-95) rappelle le singulier passage qui relate l’évocation d’Ulysse (chant XXVI de l’Enfer) au camp d’Auschwitz, figure qui résume « en lui toutes les angoisses et les audaces du temps de Dante et [...] de notre temps ». Dans la troisième partie du parcours que propose le volume, Paola Allegretti décrit 23 éditions des œuvres de Dante, dont 3 manuscrits du XIVe siècle (266-313). Pour l’histoire de la philosophie, la deuxième partie consacrée à la bibliothèque de Dante (148-227), présentée par Paola Allegretti, est indubitablement celle qui mérite le plus d’attention et d’admiration. Les 33 notices décrivant les manuscrits de différents auteurs, extraits de la collection bodmérienne (162-227), ne renseignent pas seulement sur les lectures de Dante, mais font comprendre aussi que « la Comédie est également un livre-bibliothèque » (153). Cette œuvre unique possède le « prestige d’un texte scientifique faisant autorité, qui dialogue avec une bibliothèque riche et complète » (153). Les notices remarquables qui résument à la fois le contenu du manuscrit exposé et expliquent l’influence de ces textes sur Dante, rendent compte de l’immense culture livresque du poète. Parmi les manuscrits les plus significatifs, on peut mentionner bien entendu Aristote (168-169, 192-193), Virgile (188-191, 200-201), mais aussi Boèce (218-219), Albert le Grand (210-211), Thomas d’Aquin (208-209) et Bernard de Clairvaux (226-227). Cet ensemble d’œuvres décrites dans les trois parties du catalogue font comprendre un aspect capital de l’histoire intellectuelle, à savoir la réciprocité de la réception et de la création dans la genèse et le devenir de la poésie et surtout de la pensée : Dante lecteur, écrivain et penseur qui inspire les personnes qui le lisent pour penser et pour écrire ! Les essais consacrés à la présence de Dante dans l’univers anglophone (Piero Boitani, 15-29) et la relation de Dante avec la France (Nicolas Ducimètière, 63-75) confirment l’existence de cette étonnante interaction entre Dante et ses lecteurs. L’étude de Jacques Berchtold (51-59), en revanche, traite de la découverte de Dante par Jakob Bodmer et les frères August Wilhelm et Friedrich Schlegel. On peut rappeler ici que Friedrich Schlegel assigne à la poésie de Dante « une fonction heuristique et missionnaire pour le romantisme allemand » (57). L’essai introductif de Michael Jakob « Lire Dante aujourd’hui » (15-29) mérite une mention particulière. Jakob décrit successivement plusieurs lectures de Dante, celle de Boccace, érudite et totalisante, avant celle de Giambattista Vico qui débarrasse le « poème sacré » de la « pesanteur des constructions théologiques ». Sa lecture désacralisante prend en compte « l’autonomie du parler poétique » de Dante (22). Trois auteurs du XXe siècle ont en commun, selon Jakob, « une attitude critique face au culte de Dante » (22). Alors qu’Ossip Mandelstam invite à une lecture qui aborde la poésie, Ezra Pound pratique une lecture synchrone et radicalement plurielle qui valorise non seulement la Vita Nova mais aussi le Convivio et la Monarchia. Jorge Luis Borges finalement repense le rapport entre lui-même et Dante « confondant volontiers les contours entre soi-même et son maître-modèle » (26). Comme le dit Jakob, ces acteurs « ont osé actualiser Dante » (28). Qu’est-ce à dire ? On pourrait parler d’une synchronie qui permet d’actualiser ce que Dante a dit, mais qui simultanément fait du lecteur un contemporain de Dante ; il s’agit d’un double mouvement qui détermine toute interprétation d’un texte ancien en tant que telle. Il convient finalement de signaler la brève note d’Allegretti sur l’affaire d’Avignon (317-324) à laquelle elle a consacré un volume (Il dossier di Avignone, 9 febbraio 1320-11 settembre 1320, Edizione critica, diplomatica e fascimile a cura di Paola Allegretti, Firenze, Le Lettere, 2020). En effet, Dante est mentionné dans un document d’Avignon de 1320 en relation avec une tentative avortée d’assassinat du pape Jean XXII par un sortilège. Il s’agit de la première mention de Dante (vivant) dans un document officiel où il figure comme un expert en astrologie. Quoi qu’il en soit de la signification de ce document conservé aux Archives du Vatican, il véhicule une image de Dante qui n’est pas celui « de l’imaginaire officiel d’aujourd’hui » (322). Dans ce sens, le rappel de l’affaire d’Avignon rejoint l’objectif de ce catalogue – admirablement illustré – et de l’exposition qui invitent à revisiter, examiner et repenser notre perception du poète-philosophe et celle de notre rapport à lui.