Aurélien Robert, Épicure aux enfers. Hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Âge
Paris, Fayard, 2021, 367 p.
Le retour de l’épicurisme au XVe siècle a été maintes fois décrit et célébré, récemment encore par Stephen Greenblatt (Quattrocento, Paris, Flammarion, 2013) selon lequel la redécouverte du texte de Lucrèce (De rerum natura) au quinzième siècle aurait fait sortir le monde moderne des ténèbres du monde scolastique. Le livre d’Aurélien Robert entend raconter une autre histoire « en redonnant au Moyen Âge toutes ses nuances » (p. 14) et en étudiant de manière détaillée la présence d’Épicure durant cette période. La thèse majeure de l’ouvrage est qu’il existe au Moyen Âge une nette distinction « entre Épicure et les épicuriens, entre le philosophe fréquentable et l’hérésie fictive de ses disciples fantômes » (p. 179). Le récit fascinant proposé par l’auteur commence par rappeler que les accusations d’athéisme et d’hédonisme, qui seront proférées dès l’Antiquité tardive contre Épicure, n’ont aucun fondement dans les textes du philosophe (p. 40). Toutefois, dès l’Antiquité, ces accusations sont rendues possibles grâce notamment à l’assimilation établie par certains Pères de l’Église entre hérétiques et philosophes. Les célèbres Étymologies d’Isidore de Séville (ca 570-636), ouvrage d’une large diffusion, ont transmis au Moyen Âge l’idée, que « tout philosophe qui s’en tient au corps et n’a cure des biens de l’âme et des dieux » (p. 72) est un épicurien. Si, dans la Bible, les épicuriens n’apparaissent qu’une fois – dans le discours de Paul sur l’Aréopage (Actes 17,18) –, il existe cependant toute une série de textes bibliques proches de ce que l’on considérait comme la doctrine des épicuriens : que l’on songe par exemple aux deux Psaumes (14,13 et 53,52) où apparaît un insensé qui dit que Dieu n’existe pas ou au Qohélet dont les paroles furent fréquemment rapprochées des propos de l’épicurien par les théologiens médiévaux. Il paraît particulièrement original et instructif que l’auteur ait tenu compte de la tradition rabbinique et islamique dans son enquête (p. 92-129). Par exemple, les épicuriens ne sont pas absents du Guide des égarés et des autres œuvres de Maïmonide – le philosophe juif va même jusqu’à inciter à les tuer (p. 100) –, mais, en ce qui concerne la pensée musulmane, on doit dire que l’épicurisme a exercé une influence très faible (p. 116). Il est toutefois instructif d’apprendre que ce sont les traductions d’un ouvrage doxographique du Pseudo-Plutarque, les Placita philosophorum, ainsi que la Réfutation de toutes les hérésies d’Hippolyte de Rome qui ont transmis quelques informations sur le « fantôme épicurien » au monde musulman (p. 115-119). Une partie importante de l’ouvrage est consacrée au « moment pastoral » (p. 131-179), où l’auteur, après une analyse du sermon 150 d’Augustin, modèle par excellence du sermon anti-épicurien, présente plusieurs textes du XIIIe siècle qui combattent l’hédonisme et la négation de l’immortalité (dont l’un fort intéressant d’Engelbert d’Admont, p. 155-158), avant de se tourner vers Dante (p. 159-179) qui traite d’Épicure de manière bien différente dans le Banquet et dans la Comédie. Dans le chant X de l’Enfer, le lecteur rencontre Épicure et tous ses sectateurs « qui font mourir l’âme avec le corps » (Enfer X 15). L’auteur résout l’énigme d’un traitement opposé de la figure d’Épicure dans les deux œuvres de Dante en invoquant la distinction traditionnelle entre Épicure et les épicuriens. Dans le poème sacré, Dante s’est inspiré, d’un point de vue pastoral, de l’image populaire de l’épicurien hérétique, athée et immoral (p. 178), alors que dans le Banquet il le traite comme un philosophe respectable. La quatrième partie de l’ouvrage, où est d’abord expliquée la renaissance de ce philosophe au XIIe siècle (p. 187-206), est dédiée à la découverte de « l’autre Épicure » (alter Epicurus, comme disait le chancelier Gerson). Par l’analyse des œuvres de Pierre Abélard et de Jean de Salisbury, on peut montrer que ces auteurs savent faire la distinction entre Épicure – un philosophe végétarien qui se contente de peu, refuse la richesse et pratique les principales vertus antiques (p. 206) –, et la figure populaire de l’épicurien hédoniste et athée. Cette tendance est confirmée par la tradition des « Vies des philosophes » qui connaît un certain succès aux XIIIe et XIVe siècles ; il convient à ce propos de mentionner ici le Compendiloquium de Jean de Galles (vers 1270 ; p. 217-221) qui s’inspire d’Hélinand de Froidmont. Ce moine cistercien (né vers 1260) a constitué dans son Chronicon un très riche florilège de maximes d’Épicure avec le but « de montrer le philosophe sous un jour favorable » (p. 213). Le dominicain Giovanni Colonna (1298-ca 1340) par contre et son ami François Pétrarque abandonnent toute distinction entre Épicure et les épicuriens de la représentation populaire. Selon Pétrarque « personne n’affirme qu’il fut un bon philosophe, si ce n’est celui qui a été éduqué à l’école du plaisir » (p. 227). Dans la dernière partie de son ouvrage, l’auteur entend montrer un autre aspect de l’histoire de l’épicurisme qui, lié à l’aristotélisme latin et aux débats médicaux, a permis ce que l’on peut appeler « le retour du plaisir » (p. 231-309). L’étude du Commentaire de l’Éthique à Nicomaque d’Albert le Grand, en particulier lorsque le dominicain rapproche l’idéal de vie contemplative d’Aristote de la conception de l’autarcie d’Épicure, permet de conclure, que « la distinction entre le philosophe Épicure et les épicuriens était déjà largement acceptée dans la seconde moitié du XIIIe siècle » (p. 259). Après un coup d’œil sur la littérature médicale où il est question de l’Art médical de Galien (traduit deux fois en latin), du traité De coïtu de Constantin l’Africain (moine du XIe siècle) ainsi que de l’anonyme Liber minor de coïtu, textes qui expliquent les bienfaits du plaisir sexuel, et après avoir évoqué la célèbre condamnation parisienne de 1277 qui contenait une série d’articles rejetant l’abstinence de l’acte de chair et le caractère vertueux de la chasteté (p. 261-289), l’auteur veut, dans le dernier chapitre, mettre à l’épreuve la thèse très répandue qui prétend « que le retour de l’épicurisme serait aussi l’effet ou du moins le reflet, d’une sécularisation et même d’une laïcisation de l’éthique » (p. 290). L’auteur est convaincu que son livre met en question une vision discontinuiste de la réception de l’épicurisme. En effet les frontières entre Moyen Âge et Renaissance doivent être repensées (p. 291), car les voies pour défendre l’épicurisme n’ont pas changé. La confirmation de cette thèse est d’abord proposée par une exégèse d’une lettre de Matteo Garimberti (mort en 1412) qui veut montrer l’unité des trois écoles éthiques de l’Antiquité, où Épicure joue un rôle décisif (p. 295-304). Alors que cette apologie d’Épicure suit la voie du syncrétisme, Cosimo Raimondi (mort en 1436) opte pour la mise entre parenthèses de la théologie, une démarche que les artiens parisiens du XIIIe avaient déjà suivie. Par conséquent, cette défense d’Épicure « qui passe pour la première et la plus forte de la Renaissance [...] n’ajoute rien de nouveau, du point de vue philosophique, par rapport à ce qu’on pouvait trouver au Moyen Âge » (p. 309). Ce résumé succinct témoigne de la très riche documentation qui rend ce livre exceptionnel. En effet, il traite d’un nombre impressionnant d’auteurs, de doctrines et de faits peu connus ou ignorés. Par conséquent, il renouvelle notre manière de percevoir et d’évaluer les doctrines et les mentalités médiévales. La valeur de ce livre ne se limite pas à ces qualités. En effet, l’auteur défend avant tout deux thèses principales : (1) d’abord il veut démontrer la pertinence de l’hypothèse énoncée par Maria Rita Pagnoni en 1974, selon laquelle le Moyen Âge a connu deux Épicure ; (2) ensuite il invite le lecteur à admettre que « le retour d’Épicure à la Renaissance est un mythe » (p. 311), plus exactement il affirme sans détour que « les frontières chronologiques, géographiques et intellectuelles entre Moyen Âge et Renaissance sont floues » (p. 316). Les deux thèses sont démontrées et défendues avec engagement et maestria. Elles invitent le lecteur averti et critique à une sérieuse réflexion sur la manière de concevoir la pensée médiévale, son évolution et sa portée actuelle. L’intérêt de cet ouvrage réside donc dans la confrontation d’une riche documentation avec une interrogation passionnante, indispensable et salutaire.
Signalons encore la publication, peu avant la parution de l’ouvrage de Robert, d’une étude très fouillée consacrée au même sujet : Christian Kaiser, Epikur im lateinischen Mittelalter, Turnhout, Brepols, 2019 ; voir à ce propos mon compte rendu à paraître dans la Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 68 (2021).