Book Title

Plotin, Œuvres complètes. Tome II, Volume III : Traités 30 à 33

sous la direction de Lorenzo Ferroni et Jean-Marc Narbonne, texte établi et annoté par L. Ferroni, traduit par Simon Fortier, Francis Lacroix et J.-M. Narbonne, introduit et annoté par Kevin Corrigan, Zeke Mazur †, J.-M. Narbonne et John D. Turner † (Collection des Universités de France), Paris, Les Belles Lettres, 2021, xliv + 692 p.

Philippe THERRIEN

Ceci est le deuxième volume à paraître dans le cadre d’un projet de réédition et de retraduction des Ennéades de Plotin aux Belles Lettres, suivant une première publication en 2012 (Traité 1 « Sur le Beau »). Dirigé par Jean-Marc Narbonne, spécialiste reconnu de Plotin, et par Lorenzo Ferroni, le présent ouvrage est le résultat d’une collaboration internationale visant à offrir une compréhension étendue et renouvelée de la polémique anti-gnostique chez Plotin dans les traités 30 à 33. En effet, ces derniers ont souvent été considérés comme formant un seul grand traité, un « cycle anti-gnostique », scindé en quatre par le travail éditorial de Porphyre : c’est la théorie dite de la Großschrift. Si les auteurs avancent de solides arguments en défaveur de cette hypothèse (soutenant toutefois que les traités 31 et 32 constituaient initialement un seul et même écrit), ils affirment que la continuité thématique entre ces traités révèle « un mouvement de pensée d’ensemble » (p. 122) met au jour la persistance de l’engagement de Plotin avec les gnostiques : « Les problèmes et les thèmes abordés dans le bloc des traités 30 à 33 sont présents à très grande échelle dans nombre d’essais antérieurs et se prolongent de toutes sortes de manières dans ceux qui suivent » (p. xviii-xix). Dans le traité 30 « Sur la contemplation », Plotin développe le concept de « contemplation-production », qui implique que, dans la procession ontologique depuis l’Un, chaque entité engendre par la vision de ce qui la précède. De cette manière, il se porte à la défense du monde sensible et du lien qui l’unit à l’intelligible, répondant ainsi aux « problèmes suscités par le démiurge gnostique et sa production discontinue du monde » (p. 18). Si le monde sensible est un moindre bien, il ne saurait être en aucune manière un mal : affirmer qu’il est mauvais, c’est attaquer le processus d’ontogénèse lui-même. Dans un même ordre d’idées, dans le traité 31 « Sur la Beauté intelligible », la beauté produite par les arts révèle que le monde sensible tire son origine de l’intelligible : puisqu’elle en est l’image, la beauté du sensible permet de remonter jusqu’à la Beauté de l’Intellect même. Le traité 32, « Sur l’Intellect et que les Intelligibles ne sont pas hors de l’Intellect, et sur le Bien », développe cette idée de relation continue entre les niveaux ontologiques et s’opposent aux mythes gnostiques qui présentent des entités en complète rupture avec leurs origines. Finalement, le traité 33 « Contre les gnostiques » est le seul texte où Plotin s’en prend ouvertement aux gnostiques, et le seul traité dans tout le corpus plotinien consacré entièrement à la réfutation des thèses d’une école de pensée rivale. Des allusions claires au Zostrien (NH VIII, 1) et à l’Allogène (NH IX, 3) y sont décelées, de même qu’au Traité tripartite (NH I, 5), montrant que Plotin avait une connaissance directe des doctrines de ses adversaires. Un tableau récapitulatif des arguments de Plotin contre des gnostiques, avec références au contenu du traité 33, sera particulièrement utile aux lecteurs (p. 227-229). Ce sont ces mêmes arguments qu’on trouve dans les autres traités du volume, de même que disséminés dans l’ensemble du corpus plotinien : Plotin s’est ainsi vu confronté aux gnostiques durant toute sa carrière. Quelle pouvait donc être la relation entre Plotin et les gnostiques, pour que celui-ci éprouve le besoin de les réfuter en bonne et due forme ? Pour les auteurs, il n’est pas nécessaire de supposer la présence de gnostiques parmi ses disciples immédiats : il s’agissait avant tout d’« apaiser ses étudiants, troublés non par les gnostiques eux-mêmes mais par la proximité de ses propres enseignements vis-à-vis des leurs » (p. 211). En effet, Plotin partage avec les gnostiques certaines notions, comme la production de la matière par l’Âme ou par d’autres principes supérieurs (voir la note 4 aux p. 454-550 ; voir en outre p. 215). Ceci permet aux auteurs de s’interroger sur la place des gnostiques dans l’histoire du platonisme : serait-il possible que ceux-ci aient eu sur la pensée de Plotin une influence plus profonde qu’initialement estimée (voir p. 181-182 ; 209-211) ? S’il est difficile de répondre à cette question, les auteurs exposent de manière convaincante comment Plotin s’est vu à plusieurs reprises forcé de développer certaines doctrines en réaction aux gnostiques. Or, ceci ne porte nullement atteinte à l’originalité de la pensée de Plotin (voir à cet égard la notion de « contemplation-production », p. 14-26) et s’inscrit en outre dans les débats philosophiques de l’époque. En définitive, grâce à leurs connaissances étendues des enjeux relatifs aux études plotiniennes et à leur regard critique sur les traductions et éditions antérieures, les auteurs ouvrent de nouvelles perspectives de recherche sur les Ennéades. L’ouvrage, par la précision dans l’analyse des concepts philosophiques, la richesse de ses notes, son attention au texte grec (et au texte copte des écrits de Nag Hammadi [NH]) et sa maîtrise de la littérature gnostique, saura ainsi intéresser autant les spécialistes de Plotin que du gnosticisme. Corrigenda : d’elles-mêmes (p. 111) ; gnostiques (p. 365, n. 7) ; la figure 2 se trouve à la p. 230 (p. 206) ; le « tableau thématique des accusations » se trouve aux pages 227-229 (p. 220).