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L’amour courtois, origines et signification

Le débat Denis de Rougemont – Henri-Irénée Marrou, avec deux lettres inédites d’Étienne Gilson et Louis Massignon

Daniel SCHULTHESS

Introduction

Dans son ambitieuse étude L’Amour et l’Occident (1939) qui a trouvé en son temps et jusqu’à aujourd’hui un lectorat assidu, Denis de Rougemont (1906-1985)1 s’est consacré au thème de l’amour courtois et de ses expressions littéraires : la poésie des troubadours et le roman courtois qui en a pris le relais. À ses yeux, ces créations ont façonné une nouvelle vision collective des rapports amoureux et instauré pour toute la suite de l’histoire occidentale une définition originale des idéaux de vie, en mettant en valeur « la passion ». En effet, selon le philosophe, l’amour courtois a fourni une trame intellectuelle et morale vouée à collecter, avec l’efficace de « mythes de l’amour »2, des phénomènes déterminants pour la vie affective et sociale des personnes dans tous les siècles ultérieurs.

Les thèses présentées contenaient une provocation : saisi par les contours novateurs et tranchés de l’amour courtois, le philosophe en a rapporté les origines à une dissidence religieuse médiévale, le catharisme. Comme l’a astucieusement formulé son correspondant Charles-Albert Cingria (1883-1954)3 : « Dans la crypte de notre poésie amoureuse il y aurait un catéchisme et il y aurait un dogme d’une autre religion que celle-là du Christ pratiquée au grand jour. »4 Mais comment Rougemont pouvait-il faire dépendre une conquête en soi familière (sinon familiale), souvent honorée et largement appréciée, d’une doctrine extrême, marginale et en apparence éloignée de toutes les préoccupations normales de la vie ? Une telle mise en relation peut surprendre. Et certes Rougemont fait interagir étroitement, dans sa recherche, des données de l’histoire littéraire, de l’anthropologie philosophique, de la théologie morale et systématique (par l’histoire des dogmes). Si nous ouvrons un peu le champ, nous constatons que ce type d’interaction transdisciplinaire a animé à la même époque d’autres auteurs de tradition germanique comme Walter Benjamin, Hans Jonas et Erich Voegelin. Elle n’est pas sans lien avec une philosophie de l’histoire de grande ambition, illustrée à cette époque par le penseur conservateur Oswald Spengler.

Rougemont jugeait que l’étude de l’amour courtois – un phénomène de la vie profane d’abord attesté sur le plan littéraire – imposait de donner un rôle à d’autres disciplines, en incluant la théologie morale et systématique. La démarche transdisciplinaire de Rougemont a toutefois suscité sur le plan de la méthode historique de vives réactions, qu’il faut distinguer de l’opposition plus spécifique aux thèses que déployait son ouvrage. Avec le recul, la documentation diversifiée dont nous disposons aujourd’hui nous permet d’apprécier avec précision les deux niveaux du débat suscité par l’œuvre de 1939. Afin d’en saisir les enjeux principaux, nous nous restreignons à la première vague de la controverse5. Nous mettons à profit les remarquables textes d’Henri-Irénée Marrou (1904-1977)6, dispersés mais indispensables pour bien percevoir les niveaux de cette question de l’amour courtois à laquelle Rougemont a conféré – en un geste improbable et décisif – le caractère d’une polémique durable et bien ancrée. Marrou lui-même soulignait en 1947 – renvoyant à ses vifs propos contre Rougemont dans la revue Esprit de 19397 – l’impact de ce livre perturbant : « Depuis dix ans, la question de l’amour courtois n’a pas cessé d’être un des sujets favoris dont se préoccupent les milieux littéraires français. »8

1. Présentation de l’amour courtois

Le trait le plus évident de l’amour courtois, c’est l’exaltation de la personne féminine élue. Le poète dépeint la Dame célébrée par ses chants sous les traits les plus relevés en termes de beauté, de finesse, de noblesse, de vertu. Ainsi lisons-nous chez Rigaud de Barbezieux :

Tot atressi com la clartatz del dia
Apodera totas altras clartatz,
Apodera, Domna, vostra beutatz
E la valors e’l pretz e’lh cortesia
Al meu semblant, totas celas del mon.
Tout ainsi que la clarté du jour
L’emporte sur toute autre clarté,
Pareillement l’emportent votre beauté, Madame,
Votre valeur, mérite, courtoisie,
Me semble-t-il, sur toutes celles du monde9.

L’amour courtois se signale aussi par diverses formes de distance entre l’amoureux et la Dame : distance sociale, institutionnelle, voire géographique. Ce trait se manifeste particulièrement dans l’« amour de loin » de Jaufré Rudel.

Jamais d’amor no’m janziray
Si no’m jan d’est amor de lonh.
Que gensor ni melhor no’n sai
Ves nulha part, ni pres ni lonh
Tont es sos pretz verais et fis
Que lay el reng dels Sarrazis
Fos hien par lieys chaitius clamatz !
Jamais d’amour je ne jouirai
Si je ne jouis de cet amour lointain.
Car femme plus gracieuse ni meilleure je ne connais
Ni près ni loin.
Sa valeur est si pure et si parfaite
Que je voudrais, pour elle, être appelé captif
Là-bas, au pays des Sarrasins !10

Cet amour a d’autres caractéristiques, que nous illustrons par quelques vers de l’œuvre de Bertrand de Ventadour, l’un des plus éminents parmi les troubadours :

Ailas ! tant cujava saber
d’amor, et tant petit en sai !
Quar eu d’amar no’m puesc tener
celieys don ja pro non aurai.
Tout m’a mon cor et tout m’a se
e me mezeis e tot le mon :
E quan si’m tolc no’m laisset re
mas dezirier et cor volon.
[1] Ah ! tant croyais-je savoir
D’amour, et tant petit en sais !
[2] Car d’aimer ne puis me retenir
celle dont rien n’aurai jamais.
[3] Elle m’a ravi mon cœur et puis soi,
Et moi-même et le monde entier :
[4] M’ôtant ainsi, elle ne m’a laissé
que désir et cœur d’envie11.

Si nous prenons tour à tour ces 4 distiques, nous rencontrons les repères suivants :

[1] Pour le poète, alors que le sentiment d’amour était réputé familier, il se présente désormais comme une affection inconnue qui suscite l’étonnement de celui qui en est touché. Ce distique manifeste qu’une nouvelle forme d’amour se constitue.

[2] Le sentiment d’amour, loin de se dissoudre devant un objet hors d’atteinte, se maintient en dépit de cela. Cette résistance est donnée comme facteur de l’étonnement apparaissant dans le distique [1]. Nous pouvons nous dire qu’une nouvelle pratique s’instaure : le choix amoureux ne suit plus l’occasion, l’amoureux « tient bon » en dépit des obstacles et de l’absence de perspectives de réussite. Le cas échéant l’objet d’amour qui ne peut être obtenu ne sera pas laissé de côté, au contraire. Cette manière de « tenir bon » va dans le sens de l’allégeance et appelle l’idée d’un chemin de vertu dans l’amour. En effet, l’amour courtois dépouille un certain pragmatisme « vulgaire » de l’état amoureux et investit ce dernier de nouvelles caractéristiques, nobles sans doute, mais encombrantes et difficilement compatibles avec la conduite ordinaire de la vie.

[3] Le côté irréalisable d’un amour qui saisit, qui accapare, se transcrit comme un état de dépossession : le fait d’aimer, d’être emporté vers un objet d’amour, se vit comme une situation où on ne dispose plus ni de soi, ni du monde familier dans lequel on se mouvait. L’amour prend toute la place. Dans le déroulement de la strophe, la dépossession s’illustre par le changement du rôle de sujet : d’abord le poète parle en première personne, ensuite la Dame prend le relais en troisième personne.

[4] La réalité vécue de l’amoureux se centre exclusivement sur son état de désir et sur l’intensité de son mouvement inabouti vers la Dame.

2. Les inflexions imprimées par Rougemont

Rougemont va intervenir sur le tableau de l’amour courtois pour en accentuer et en radicaliser considérablement les traits. Déjà le repère [1] faisait surgir l’espace d’une demande d’explication de cette nouveauté : qu’est-ce qui a changé ? Rougemont ajoute trois thèses interprétatives principales qui sont plus difficiles à justifier, dans la mesure où elles donnent une dimension intentionnelle à des aspects qui dans les documents n’en sont pas forcément pourvus. Nous pouvons les aligner sur les repères [2], [4] et [3] ci-dessus.

3. La thèse relative aux obstacles à l’amour (cf. le repère [2])

Non content de faire face aux obstacles qu’il rencontre spontanément dans sa quête, l’amoureux tend même à les renforcer. Il tend à repousser ce qui apparemment lui apporterait l’union désirée avec la Dame ; une tendance à susciter et à renforcer les obstacles vient sous-tendre la volonté continuée de les surmonter. En principe, face à l’alternative d’obtenir ou non l’objet de son amour, les amoureux ordinaires minimisent les causes de non-obtention et maximisent les causes d’obtention : ils se manifestent, se rendent aimables, surmontent les obstacles. Or on voit pointer ici le principe contraire : face à l’alternative d’obtenir ou non l’objet de son amour, la ligne poursuivie consiste à maximiser les causes de non-obtention et à minimiser les causes d’obtention : le cas échéant les amoureux se cachent voire s’abaissent, ils renforcent les obstacles.

4. La thèse relative à l’intensité du sentiment (cf. le repère [4])

Les obstacles accrus selon le repère [2] vont de pair avec un supplément d’intensité affective ; cette dernière tend elle-même à devenir une sorte de but, au lieu de se limiter à un effet latéral de l’élan vers la Dame12. Nous assistons ici à un renversement : un effet latéral de la recherche d’un but (l’intensité affective éprouvée) se voit promu lui-même au statut de but.

On notera que les deux points – obstacles et intensité – sont liés : les obstacles plus élevés se corrèlent – sous des conditions de maintien de l’élan amoureux vers son objet – avec une intensité accrue des sentiments éprouvés par l’amoureux. Si l’on veut, on peut de ce fait « instrumentaliser » les obstacles plus élevés, dans la mesure où, dans des conditions de maintien du mouvement amoureux, l’intensité plus élevée ne se laisse pas atteindre directement mais seulement indirectement à travers les obstacles13. Dans le langage de Jon Elster, on dirait que l’intensité est un « effet nécessairement secondaire » de la prise en compte des obstacles14.

5. La thèse relative à la dépossession (cf. le repère [3])

L’état qui habite l’amoureux tend à défaire tous les liens ordinaires de la vie. Sans que l’amoureux puisse se l’avouer (c’est intentionnel, mais cela résiste à l’explicitation), son amour recherche l’obstacle ultime qu’est la mort15. Avec le durcissement opéré sur le repère [3], l’explanandum complet posé par Rougemont est désormais constitué : une aversion pour ce qui est possible en ce monde, par un habitus intellectuel et moral, c’est une aversion envers ce monde, jusqu’à une aversion envers la vie dans ce monde. La question est maintenant de donner une explication de ces inflexions.

6. L’explanans

Pour donner à comprendre la structure morale imputée à l’amour courtois, Rougemont a cherché un cadre spéculatif qui creusât l’écart entre le Bien qui est aimé et la réalité créée. Seul le dualisme métaphysique du Bien et du Mal (une caractéristique de la dissidence cathare) lui semblait répondre à cette exigence.

Le dualisme pose le Bien au-delà de toute la réalité créée (comme dans son ordre sera exaltée la Dame), et il définit la réalité dans laquelle les hommes vivent comme une création mauvaise.

Le dualisme refuse tout ce qui caractérise la vie terrestre, ce qui est ordinairement accessible, il rejette en particulier la valeur de la vie, de la famille, de la génération.

Sur la question des obstacles, il faut voir les choses ainsi : le fait de surmonter les obstacles correspondrait à une réalisation dans l’ordre de la création. Dans l’attitude inventée par l’amour courtois, selon Rougemont, se construit une impossibilité de surmonter les obstacles, de manière à ne pas s’inscrire dans l’ordre de la création. Cette attitude marque un refus de l’incarnation. Comme le souligne Rougemont, « toute conception dualiste, manichéenne voit dans la vie des corps le malheur même ; et dans la mort le bien dernier, le rachat de la faute d’être né, la réintégration dans l’Un et dans la lumineuse indistinction »16. Nous en arrivons ainsi à la thèse inédite que risque Rougemont. Ce dernier rapporte les traits « extrémistes » de l’amour courtois à l’empreinte – à ses yeux attestée historiquement au vu d’un certain recouvrement géographique et temporel du mouvement des troubadours et du catharisme – d’une pensée dualiste. Comment cette idée sera-t-elle reçue ?

7. La méthode historique

La revue Esprit, l’organe du mouvement personnaliste auquel Rougemont appartenait lui-même, avait déjà proposé deux chapitres du livre17. À la parution de celui-ci, cette revue en publie, dans la livraison du 1er avril 1939, une longue présentation, très enlevée, signée Henri Davenson, c’est-à-dire H.-I. Marrou18. Tout d’abord, ce texte virulent met en exergue l’activité de l’historien, le cœur de métier de Marrou. La formulation est d’autant plus cinglante qu’elle se réfère aux principes mêmes du personnalisme commun à nos deux protagonistes :

Nous historiens [...] nous cherchons la densité de l’être dans la personne distincte, sans cesse approfondie comme telle. Ce contact savoureux avec le concret humain vous demeure interdit. [...] Jamais vous ne prenez le temps de connaître dans son authentique unicité et les hommes et les choses. [...] À chaque tournant vous vous heurtez à des noms qui sont des personnes, pourtant. Mais vous n’avez pas le temps, et d’un diagnostic sommaire, vous les étendez raides en vos casiers. Abélard : plutôt hérétique ; sa théologie : affinités cathares. Et voilà, c’en est fait d’Abélard ! Mais Abélard, pour nous, c’est bien plus que cela (voyez le Gilson)...19

Dans cette dernière phrase, Marrou fait référence au livre récemment paru d’Étienne Gilson, Héloïse et Abélard20. De fait Marrou rend compte de cet ouvrage dans le même numéro d’Esprit, immédiatement après sa présentation du livre de Rougemont. Le contraste Rougemont-Gilson ne pourrait ressortir plus crûment que de la confrontation de ces textes contigus – et voulus comme tels. À propos du livre de Gilson, Marrou s’exclame : « Je vois dans ce livre admirable la pleine, éclatante justification de l’histoire, de l’effort loyal et rigoureux pour sortir de soi, et pour connaître Autrui. [...] Nul plus que notre maître Gilson n’était capable de réussir ce grand sujet, lui qui a tant fait pour rendre à l’histoire doctrinale ce caractère de rencontre avec la Personne. »21

Marrou a raison : le livre de Gilson éclaire de manière exceptionnelle la relation d’un couple amoureux marquant du Moyen Âge, et manifeste évidemment des pratiques d’investigation très différentes de celles de Rougemont.

8. L’intervention d’Étienne Gilson

Sur le plan de la méthode historique, un jugement aussi dur que celui de Marrou sera curieusement cité par Rougemont lui-même dans le même contexte. Dans une lettre publiée par Esprit cinq mois plus tard, le philosophe, en s’adressant à Marrou, écrit : « Je vous citerai en confidence deux phrases d’une lettre reçue hier, et relative à mon Amour : “Quand j’étais jeune, j’aurais parfaitement méprisé votre manière si cavalière d’expédier les problèmes, mais à présent, je ne sais plus. Puisque aucune patience historique ne conduit à la certitude, il est peut-être au moins aussi sage de faire confiance à l’intuition.” »22 Rougemont cite ce passage pour se défendre, en s’appuyant sur la formule « il est peut-être au moins aussi sage de faire confiance à l’intuition »23, mais sans révéler le nom de l’auteur de la lettre qu’il cite. Or, grâce au Fonds Denis de Rougemont de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel (BPUN), nous savons que la « lettre reçue hier » lui vient justement d’Étienne Gilson. Voici la lettre complète que ce dernier lui a adressée le 1er avril 1939.

Cher Monsieur,

[1] Je viens enfin de trouver le temps, grâce au début des vacances de Pâques, de lire votre livre L’Amour et l’Occident. [2] Permettez-moi d’abord de vous remercier bien sincèrement de me l’avoir envoyé et d’avoir eu la gentillesse de ne pas trop égratigner un pauvre professeur. [3] Je conçois aisément combien des argumentations comme les miennes, si lourdes et terre-à-terre, doivent sembler simplistes à un talent comme le vôtre, qui survole tant de terrains dont un seul suffit pour que nous nous enlisions. [4] Quand j’étais jeune, j’aurais parfaitement méprisé votre manière si cavalière d’expédier les problèmes, mais à présent, je ne sais plus. [5] Puisque aucune patience historique ne conduit à la certitude, il est peut-être au moins aussi sage de faire confiance à l’intuition. [6] Quoi qu’il en soit, je vous dois bien du plaisir, et le plaisir est chose trop rare pour qu’on n’en soit pas reconnaissant, surtout quand il est un plaisir d’intelligence, comme celui que vous donnez continuement.

Croyez-moi votre bien dévoué

Étienne Gilson24

Marrou se trouvera piégé par la lacune d’information laissée par Rougemont dans Esprit du 1er septembre 1939, puisqu’il parlera inélégamment, dans sa duplique publiée à la même date, de « ce brave Monsieur qui vous écrit », et de « votre Monsieur »25. Il ignore qu’il s’agit de Gilson envers qui il professe respect et admiration comme nous l’avons vu.

Pour en revenir à la lettre de Gilson, nous ne commentons pas trop la possibilité d’en comprendre certaines formulations sur le mode d’une dure ironie, sous l’urbanité caressante du ton, comme [3] : « Je conçois aisément combien des argumentations comme les miennes, si lourdes et terre-à-terre, doivent sembler simplistes à un talent comme le vôtre, qui survole tant de terrains26 dont un seul suffit pour que nous nous enlisions. »

Soulignons cependant que dans la phrase [2] de sa lettre (« [vous avez] eu la gentillesse de ne pas trop égratigner un pauvre professeur »), Gilson se réfère au fait que Rougemont, dans un appendice de L’Amour et l’Occident27, discute une partie de l’ouvrage La Théologie mystique de saint Bernard, publié quelques années auparavant, en 1934. Il s’agit de la note approfondie « Saint Bernard et l’amour courtois »28. Dans ce qui se présente comme une anticipation étonnante des débats à venir, Gilson y insiste sur l’opposition complète de l’amour mystique et de l’amour courtois et rejette autant l’hypothèse de la filiation que l’hypothèse de l’influence du premier sur le second29. La signification propre de l’avènement de l’amour courtois, c’est de constituer « l’effort d’une société polie et affinée par des siècles de Christianisme, pour élaborer un code de l’amour humain qui fût, non point mystique ni même spécifiquement chrétien, mais plus raffiné que la grivoiserie d’Ovide et où le sentiment prît le pas sur la sensualité. »30 Ce passage est tout à fait représentatif de la volonté de Gilson de bien séparer les horizons religieux et profane, à l’opposé de l’approche transdisciplinaire de Rougemont31.

9. De l’abstention en matière d’hypothèses

La décision de la sobriété intellectuelle, alliée bien sûr à une approche historienne exigeante et classique, définit une attitude spontanée des savants face à la témérité de Rougemont et d’autres auteurs aspirant comme lui à une semblable attitude transdisciplinaire. Pour l’immense majorité des interprètes de l’amour courtois, le rôle clé revenant à l’observance de la méthode historique a pour effet que Rougemont et ceux qui entreprendraient de procéder comme lui se voient mis hors-jeu. Comme le souligne Jean Frappier, « la diversité contradictoire [des systèmes particuliers d’explication des sources de l’amour courtois] inquiète : influence ovidienne, tradition du néoplatonisme, origine arabe, action directe ou indirecte du mysticisme chrétien ou du manichéisme cathare, etc. »32 Autant concéder, continue Frappier, « que l’amour courtois d’oc et d’oïl n’est pas un phénomène absolument isolé, qu’il répond peut-être, en fin de compte, à un archétype de la pensée et du cœur de l’homme, même s’il n’éclot que dans certaines conditions, à la faveur d’une structure sociale déterminée. »33 Haro donc sur « les amateurs de mythes primordiaux », « très subjectivement forgés » (à la Rougemont, donc), et bienvenue à « l’étude philologique et littéraire des œuvres »34.

10. L’exception Marrou

Dès sa présentation du livre de Rougemont, Marrou se montrait intransigeant sur les exigences de la méthode historique. Cependant, il garde une place singulière dans le débat, dans la mesure où de son côté il n’entendait nullement en rester là. Face à la thèse audacieuse consistant à inscrire dans l’amour courtois une trame dualiste (dissidente !), Marrou voulait, lui, garder – pour parler de manière directe – une trame chrétienne orthodoxe. On ne peut oublier qu’il est non seulement un grand homme de lettres occitan, mais aussi le grand spécialiste de saint Augustin, ce transfuge du dualisme manichéen. Le retour prétendu du dualisme dans une manifestation poétique de haut vol devait d’autant moins lui rester indifférent. En vérité, pour Marrou, le fait de faire interagir étroitement les questions d’histoire littéraire, d’anthropologie philosophique, de théologie morale et systématique n’était pas frappé d’interdit. On pourrait même dire que, comme Rougemont, il en éprouve la nécessité. Il n’est pas rebuté par cette démarche transdisciplinaire en tant qu’effort d’intelligibilité. Dialectiquement, la situation peut être décrite de la manière suivante. On dira que les autres interprètes souscrivent aux trois points suivants :

(1) On ne peut pas suivre Rougemont dans le montage qu’il a proposé en 1939.

(2) Dans son livre, Rougemont se meut en terrain proscrit, parce que spéculatif, etc.

(3) L’explanans de l’amour courtois avancé par Rougemont est inévaluable, il ne peut être déclaré ni vrai ni faux. Ces auteurs appliquent au montage de Rougemont une grille trivalente : vrai, faux, inévaluable35. Lorsque Rougemont se meut sur le terrain des hypothèses explicatives, il est donc vain de le prendre au sérieux.

Pour faire court, Marrou souscrit à (1), mais il récuse (2) et (3). En effet, pour Marrou, à propos de (2), la démarche de Rougemont est licite et même nécessaire : les résonances théologiques de l’amour humain doivent être étudiées. Et quant à (3), l’explanans avancé par Rougemont n’est pas du tout inévaluable : il est faux ! Mais comment le montrer ? Après tout, il n’est pas logiquement impossible qu’une attitude humaine forte soit investie par une doctrine religieuse structurée – peut-être, au demeurant, condamnée par la dogmatique chrétienne. Ainsi Marrou « relève le gant » !

11. Disjecta membra

Marrou exprime cette ligne de conduite dans plusieurs documents, sans cependant lui avoir dédié une étude approfondie. Voici de quoi il s’agit :

– Les pages de la revue Esprit consécutives à la parution du livre de Rougemont, auxquelles nous avons eu recours. Une première fois, Marrou écrit ici : « Naturellement, si vous insistez, il me faudra bien écrire un livre pour vous réfuter[.] »36 ;

– L’article de la Revue du Moyen Âge Latin de 1947, cité ci-dessus (cf. note 8) ;

– Le livre Les Troubadours de 1961 ;

– La recension en 1965 d’un ouvrage spécialisé de R. Nelli ;

– Les Carnets posthumes (2006) qui contiennent, sur le sujet de l’amour courtois, des entrées très diverses, notamment pour les années 1934-1947 (« puisque l’amor cortès appartient aux carnets »37).

Ce dernier document est le plus explicite. Marrou écrit au début de 1943 : « Pourquoi ne pas terminer sur ce thème de l’amor cortès, si souvent revenu pendant ces neuf années [c’est-à-dire 1934-1943, n.d.l’A.] ? »38 Longuement, il s’explique sur plusieurs aspects d’un projet de livre – jamais écrit – pour lequel il retient non sans ambition le titre De amore39. Dans la mesure où la critique de l’hypothèse de Rougemont y tient une bonne place, il existe donc virtuellement chez Marrou un Contre L’Amour et l’Occident !

D’emblée, Marrou résume efficacement le débat : « L’interprétation des Troubadours hésite entre ma thèse (l’Unique amour : amour courtois comme mystique inavouée), celle de Rougemont (la dame en tant qu’elle est joie de mourir) [...], des thèses radicales de construction le réduisant (transpositions verbales du vasselage – de l’humble regard levé très haut par d’humbles jongleor ou clercs sur de nobles dames [...]), ou l’emprunt (qui déplace la difficulté) à l’amour arabe des Beni Ozra... Je m’y perds. »40

La question du choix de la mort est posée comme centrale, comme on le voit dans l’abrégé de la thèse de Rougemont : « la dame en tant qu’elle est joie de mourir ». Depuis le début Marrou insiste sur l’improbabilité de cette thèse.

12. La part de Massignon

Il est du reste surprenant que Rougemont n’ait pas davantage travaillé sur la question de l’acceptation de la mort, comme un autre interlocuteur clé, Louis Massignon (1883-1962)41, le lui a fait remarquer avec un certain bon sens évangélique dans une lettre du 14 mars 1939 :

Cher Monsieur,

[1] Rentré depuis peu de mission en Orient, j’ai trouvé votre beau livre et suis très touché que vous me l’ayez envoyé.

[2] Je ne suis pas tout-à-fait convaincu par votre véhémente argumentation : [3] le désir de la mort dans le langage de la passion ne signifie pas du tout le désir stérile du suicide. [4] Le Christ n’a-t-il pas dit qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis42, mais qu’est-ce que donner sa vie, sinon mourir. [5] Évidemment le type de Tristan est un cas limite mais vous le noircissez à cause du « philtre ». [6] Mais, substituez au « philtre » ce qui s’appelle la destinée, le décret divin si déconcertant bien souvent, et nous retombons dans un problème qui ne peut être excommunié aussi violemment : [7] surtout quand on l’a connu.

Bien cordialement à vous

Louis Massignon43

L’orientaliste note que Rougemont « excommunie » le phénomène de l’amour courtois (cf. le passage [6]), par quoi il faut entendre le rattachement à la dissidence religieuse. Comme on le voit, Massignon récuse cette excommunication, par quoi il rejoint la perspective de Marrou. Quant à l’idée que la destinée – l’éclosion « subie » d’un rapport amoureux présentant les caractères d’un amour courtois – amène dans les parages de la mort, ce déroulement ne doit pas nécessairement s’interpréter comme une façon d’endosser la dissidence manichéenne du choix de la mort. Il doit y en avoir une interprétation orthodoxe44.

La lettre comporte une allusion biographique, comme l’indique le passage [7]. Celle-ci doit-elle se décrypter à l’aide du récit de la vie de Massignon qui a lui-même passé tout près d’une mort acceptée lors d’une expédition archéologique au Moyen-Orient en 1908, dans sa 25e année ?45 La notion de « destinée » dans [6] pourrait nous y inviter. Une lecture plus simple se rattacherait aux quatre mois de guerre de tranchées vécus par Massignon sur plusieurs fronts du Sud des Balkans. Refusant la sécurité de l’état-major, l’orientaliste décida de rejoindre la troupe (56e régiment d’infanterie coloniale) au sein de laquelle il fut exposé au feu ennemi quasi quotidiennement. Dans une lettre à Jacques Maritain du 2 novembre 1916, il écrit : « Non, je n’en ai pas trop fait en venant dans la troupe, – et si, dans ce temps de douleurs Notre Seigneur Jésus revenait sur terre, Il choisirait d’être un de ces pauvres soldats de France, Lui qui nous aima jusqu’à la pauvreté de la Croix. »46

Bref, sur les sujets traités par Rougemont, Massignon et Marrou recherchent une perspective d’interprétation semblable. En 1965, dans un compte rendu de l’ouvrage sur les troubadours de René Nelli47, Marrou renvoie à un article de Massignon, ce « connaisseur exceptionnellement compétent », intitulé « Mystique et continence en Islam ». L’orientaliste y formule ainsi son interprétation : « [L]e sentiment mystérieux qu’est l’amour [est], à l’état sauvage, prégnant de la vocation à l’état mystique suprême. [...] L’Arabe bédouin meurt, quand il aime ; il meurt brûlé, sans pouvoir esquisser la moindre tactique défensive. C’est là l’origine authentique du thème littéraire de l’amour courtois (hubb ’udhrî), qui n’est pas une sublimation artificielle, mais le voile même d’un attrait du Désir Divin, et qui tue. »48 Massignon admet donc « que l’âme [soit] blessée ainsi d’amour divin à travers une créature »49.

Cette perspective d’interprétation est parallèle à celle de Marrou condensée ci-dessus : « l’Unique amour : amour courtois comme mystique inavouée ». Marrou développe son propos de la manière suivante : « Ce qui me frappe surtout, écrit-il, c’est qu’en dépit des apparences, l’amour courtois est hostile à la femme ; il la met trop haut, il faut donc qu’elle soit inaccessible et passe à l’état de symbole. Il est fatal que le geste esquissé à propos d’une femme se développe et la transcende. »50

13. L’évolution du sentiment amoureux

Marrou développe cette notion d’un « geste esquissé » en 1943, en prévision de son De amore, avec l’idée d’une évolution dans laquelle le sentiment amoureux vient s’insérer. Cette évolution est personnaliste plutôt qu’orientée par le Beau comme le veut le Banquet de Platon51. Nous pouvons ainsi recomposer cette évolution en reprenant quelques formulations caractéristiques52. Marrou envisage en général dans le parcours amoureux un cheminement initial puis trois bifurcations :

Le cheminement initial, c’est l’amour des fiancés, auquel correspond l’amour courtois : « Guiraud Riquier, commentaire à Matfre Ermengaud, a bien décrit les cinq degrés Désir Prière Servir Baiser Acte. Ainsi l’amor cortès est une période, les quatre premiers pas d’une évolution, il n’est pas un tout en lui-même »53.

Première bifurcation

– « Normalement on en vient à l’union ».

– Ou bien le stade initial s’éternise pour une variété de raisons : « raisons morales (la pensée de Dieu odhrite54) », raisons sociologiques (humble clerc ou noble dame mal mariée), raisons de névrose.

Deuxième bifurcation (à partir de l’union)

– Ou bien on assiste au « développement sur le plan humain de cette communion essentielle des consciences réciproques, on s’épanouit sur tous les plans psychologiques etc. et particulièrement charnel ».

– « Ou bien [on en vient] à l’union mystique : il faudra ici tirer au clair ce que cache la surestimation de l’Aimée. Notre métaphysique de l’Image, analogia entis y suffit-elle ? » À ce stade, « la femme rencontrée comme l’image de l’Absolu, on l’aime comme Dieu, comme hypostase de Dieu. »

Troisième bifurcation (à partir de l’union mystique)

– Une des conduites dont on peut s’approcher alors, c’est « celle de l’idolâtrie. (...) [E]lle doit conduire à l’amour romantique, à la passion, au grand dégoût. »

– L’autre conduite, c’est « celle du Pur Amour Divin. (...). [O]n devient tout simplement un mystique. L’Amour de la Vierge je l’ai noté a dû servir de tremplin pour le passage. »

Dans des notes antérieures (du printemps 1935), Marrou avait déjà caractérisé le chemin fortement évolutif qu’il veut mettre en lumière : « [T]out cela ne s’explique que comme moment, passage à plus haut [...]. Tout ce qu’on dit de la Dame [...] n’est vrai que de [Notre Dame] – peut-être même de la Sagesse incréée. »55 Et il note dans le même contexte : « L’évolution vers la Vierge/la Théologie allant assez de soi. »56

Tel était donc le plan que Marrou s’était fixé pour « relever le gant » jeté par Rougemont. Pour le compte de sa famille spirituelle, il esquissait aussi cette évolution dans sa duplique d’Esprit du 1er septembre 1939. Il se plaçait sous l’obédience des Pères grecs, et spécialement de Grégoire de Nysse. Il soulignait que selon le De hominis opificio, « l’homme [...] a été créé à la fois de la Terre et de Dieu, et pour jouir de Dieu, par sa substance divine, et pour jouir des créatures, par sa substance terrestre. Mon docteur [Grégoire, n.d.l’A.], bien entendu, explique aussitôt que “jouir” signifie : remonter à travers la transparence des créatures à la Sagesse du Créateur. »57

Soulignons cependant que Marrou, tout en plaçant le débat sur le terrain théologique, tenait à éviter une méprise : « [L]’option (...) qui nous sépare vient de plus loin que l’opposition de nos origines catholique et protestante ; nous appartenons à des familles spirituelles irréductibles l’une à l’autre et, je le crois, également essentielles au christianisme. »58 C’est encore mieux en le disant.

Conclusion

Marrou a seulement ébauché son Contra Rubimontanum. Comme nous l’avons vu, il en a repris plusieurs fois les lignes directrices sans jamais dévier. Que penser de ce débat ? Quelles questions poser à son sujet ? Marrou a-t-il réussi à replacer l’amour courtois dans l’orbite de l’orthodoxie chrétienne ? Qu’est-ce qui doit compter comme réussite sur ce terrain ? Quel rôle la notion de « pouvoir explicatif » doit-elle jouer dans des matériaux qui appartiennent à la culture humaine, et notamment lorsqu’il s’agit de dimensions extrêmes de l’existence, pour lesquelles Rougemont montre une indéniable sensibilité ?

Reconnaissons que nous nous trouvons sur un terrain difficile : l’air se raréfie aux altitudes que nous fréquentons. Mais peut-être ne devons-nous pas craindre les exigences de ces terrains transdisciplinaires. De la spéculation à l’histoire, des circulations existent. Des passages s’ouvrent entre les « grandes doctrines » (orthodoxes ou non, mais pour lesquelles nous avons souvent des documents hautement travaillés, dégagés, spéculatifs) et des attitudes humaines engagées qui leur sont corrélées. Ce domaine difficile, peu accessible, des Rougemont, des Marrou, ont contribué à l’explorer. Pour leur contribution nous devons leur garder un grand respect et leur témoigner une attention renouvelée59.

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1Cf. Bruno Ackermann, Denis de Rougemont : Une biographie intellectuelle, 2 vol., Genève, Labor et Fides, 1996. Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident (1re éd. 1939 ; 2e éd. 1956), 3e éd., « édition définitive », Paris, Plon, 1972, réimpression, 2016. Nous citons ici cette dernière édition. Pour une documentation complète, voir le site internet Rougemont 2.0, www.unige.ch, réalisé par une équipe du Global Studies Institute de l’Université de Genève.

2Rougemont adopte une notion de « mythe » sui generis dont il met en exergue la portée pratique : « [L]e caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu. » D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, op. cit., p. 19. Voir aussi l’ouvrage Comme Toi-même. Essais sur les mythes de l’amour, Paris, Albin Michel, 1961, republié sous le titre Les Mythes de l’amour.

3Pour une esquisse biographique, cf. Anne-Marie Jaton, Charles-Albert Cingria, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008 ; Alain Corbellari, Cingria, Gollion (VD), Infolio, 2019. Les nouvelles Œuvres complètes de Cingria sont en cours de publication aux Éditions L’Âge d’Homme, Lausanne, depuis 2011.

4Charles-Albert Cingria, « Note sur L’Amour et l’Occident », Nouvelle Revue française 312 (1939), p. 496. Les lettres de Cingria à Rougemont – dont la dense carte postale du 23 janvier 1939, accusant réception de L’Amour et l’Occident – se trouvent dans le Fonds Denis de Rougemont de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel (BPUN), ID 61, et sont publiées dans Charles-Albert Cingria, Correspondance générale, t. 5, éd. E. Laufer, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980. Pour le message du 23.1.1939, p. 99-100.

5Pour une élégante synthèse récente, voir Alain Corbellari, Prismes de l’Amour courtois, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, Coll. Essais, 2018.

6Marrou a utilisé le pseudonyme « Henri Davenson » pour ses publications non universitaires (en musicologie, littérature, etc.). Le Marrou de Rougemont est Davenson. Voir l’« Aveu de paternité » dans Les Troubadours (1961), Paris, Seuil, 19712, p. 5-6. Cf. aussi Henri-Irénée Marrou, Carnets posthumes, Françoise Marrou-Flamant (éd.), Paris, Cerf, 2006, p. 249 et passim. Cf. la bibliographie publiée dans Henri-Irénée Marrou, Patristique et Humanisme. Mélanges, Paris, Seuil, 1976, p. 9-24. Par mesure de simplification nous négligeons cette pseudonymie. Sur Marrou, voir les études biographiques de Charles Pietri et Jean-Marie Mayeur, H.-I. Marrou : Crise de notre temps et réflexion chrétienne (de 1930 à 1975), Paris, Beauchesne, 1978 ; Pierre Riché, H.-I. Marrou, historien engagé, Paris, Cerf, 2003.

7Esprit 79 (1939), p. 70-76 ; Esprit 84 (1939), p. 765-768. La revue Esprit est accessible sur la plateforme JSTOR.

8« Au dossier de l’amour courtois », Revue du Moyen Âge Latin, t. 3 (1947), p. 81.

9« Tot atressi com la clartatz del dia », Strophe 1, cit. dans H.-I. Marrou, Les Troubadours, op. cit., p. 157.

10« Lanquan li jorn son lonc en may », Strophe 5, dans Alfred Jeanroy, Les Chansons de Jaufré Rudel, Paris, Champion, 19242, p. 14.

11« Quan vey la lauzeta mover », Strophe 2, cit. dans H.-I. Marrou, Les Troubadours, op. cit., p. 93.

12La ligne générale est la suivante : « Ce que [Tristan et Iseut] aiment, c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer. » D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, op. cit., p. 43.

13Dans la formation de la pensée de René Girard (1923-2015), ce point a joué un rôle : « Rougemont en arrive alors à définir le désir comme un désir de l’obstacle. » Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), Paris, Pluriel, 2011, p. 205. Cf. Benjamin Mercerat, « D’une romanesque à l’autre. Denis de Rougemont et René Girard », Études de lettres 311/4 (2019), p. 147-162. La thèse de la secondarisation de l’objet dans l’amour courtois fait communiquer les approches de Girard et de Rougemont.

14Cf. Jon Elster, Le Laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité, Paris, Minuit, 1986.

15D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, op. cit., p. 47-48.

16Ibid., p. 68. « L’obstacle est un masque de la mort », p. 221. Le professeur Jad Hatem me signale que la nature précise du système spéculatif mobilisé dans l’explanans posé par Rougemont mériterait davantage de discussion. La question est de savoir si le système de Schopenhauer n’est pas venu supplanter, dans cet explanans allégué, une pensée dualiste historiquement repérable (communication personnelle du 28 mars 2021).

17Le site internet www.unige.ch/rougemont donne accès progressivement à l’intégralité des écrits de Rougemont. Pour le Livre VI de L’Amour et l’Occident publié dans Esprit 72 (1938), avec un « Avertissement » qui donne une bonne synthèse du projet, le lien est : https://www.unige.ch (accès le 13.3.2021). Pour le Livre VII de L’Amour et l’Occident publié dans Esprit 74 (1938), le lien est : https://www.unige.ch (accès le 13.3.2021).

18Esprit 79 (1939), p. 70-76.

19Esprit 79 (1939), p. 73. En ce qui concerne Abélard, Marrou se rapporte à L’Amour et l’Occident, op. cit., p. 234, note 1.

20Paris, Vrin, 1938. Sur Étienne Gilson (1884-1978), voir Florian Michel, Étienne Gilson. Une biographie intellectuelle et politique, Paris, Vrin, 2018.

21Esprit 79 (1939), p. 76-77.

22D. de Rougemont, « Lettre à H. Davenson », Esprit 84 (1939), Post-Scriptum, p. 764.

23Rougemont revient à cette formule dans son « Post scriptum » de 1972 : « C’est [= le système d’interprétation choisi] une question d’oreille et non de preuves écrites ou de sources à vérifier, une question d’intuition et d’accueil, et non pas de démonstration. » p. 389. Cf. aussi Ibid., p. 392. La section « Troubadours et cathares » du « Post scriptum » (p. 385-394) constitue une réponse au livre Les Troubadours de Marrou.

24Lettre d’Étienne Gilson à Denis de Rougemont, du 1er avril 1939. BPUN, Fonds Denis de Rougemont, ID 61. Cette lettre n’a pas encore été transcrite sur le site Rougemont 2.0.

25Esprit 84 (1939), p. 767. Notons pour la défense de Rougemont qu’il avait donné un petit indice dans son « Post-Scriptum », ibid., p. 764, l. 20-21.

26Nous corrélons la formule « survoler tant de terrains » avec ce que nous avons appelé « transdisciplinarité » dans notre introduction.

27D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, op. cit., p. 335-337.

28Paris, Vrin, 1934, « Appendice IV », p. 193-215.

29Pour l’importance de cette note de 1934, cf. Jean Frappier, « Vues sur les conceptions courtoises dans les littératures d’oc et d’oïl au XIIe siècle, Cahiers de Civilisation médiévale, vol. 2, 1959, note 24, p. 141 (accessible sur la plateforme Persee.fr).

30La Théologie mystique de saint Bernard, Paris, Vrin, 1934, p. 214.

31Relevons que La Théologie mystique de saint Bernard de Gilson comprend aussi une note consacrée – bien avant l’ouvrage de 1938 – à Abélard et Héloïse : « Appendice II – Abélard » (p. 183-189). Les recherches sur les amours médiévales sont donc bien établies au début des années 1930. Henri Bergson lui-même a relayé cette thématique dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), chap. 1, § 11, dans Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. 1010. Pour des développements plus récents, voir l’excellente esquisse de Ruedi Imbach, « “La legge eterna, che crea e governa l’universo”. Concezioni medievali dell’amore », dans Minima Mediaevalia. Saggi di Filosofia Medievale, Canterano (RM), Aracne, 2019, chap. 5, p. 173-196.

32Cf. « Sur un procès fait à l’amour courtois », Romania 93 (1972), p. 165 (accessible sur la plateforme Persee.fr).

33Ibid., p. 166.

34Ibid., p. 166, note 2.

35Cingria esquisse cette grille trivalente par la formule suivante : « Voilà [= la présence de l’albigéisme ou catharisme dans l’œuvre des troubadours] qui est fort possible, mais je comprends très bien qu’on n’y croie pas – qu’on refuse d’y croire – même si c’est vrai. » « Note sur L’Amour et l’Occident », Nouvelle Revue française 312 (1939), p. 496.

36Esprit 79 (1939), p. 74.

37H.-I. Marrou, Carnets, op. cit., XI. 165, p. 415.

38Ibid., X. 286, p. 297.

39Ibid., X. 289, p. 300. Marrou prend soin ici de recenser les entrées pertinentes des Carnets en remontant à l’hiver 1934.

40Ibid., X. 286, p. 297, en 1943. L’ouvrage Les Troubadours reprend, dans sa structure, les différentes hypothèses. Cf. « L’hypothèse arabe », p. 113 et sq., etc.

41Sur Louis Massignon, voir Christian Destremau et Jean Moncelon, Louis Massignon, Paris, Perrin, 20113 ; Christian Jambet (dir.), Écrits mémorables, 2 t., Paris, Laffont, 2009 ; Manoël Pénicaud, Louis Massignon. Le « catholique musulman », Paris, Bayard, 2020.

42Jean 15,13.

43Lettre de Louis Massignon à Denis de Rougemont, du 14 mars 1939. BPUN, Fonds Denis de Rougemont, ID 61. Cette lettre n’a pas encore été transcrite sur le site Rougemont 2.0. Nous remercions les ayants droit pour l’autorisation qu’ils nous ont donnée de transcrire la lettre dans notre étude.

44Pour une exploration de ce grand sujet, voir Jad Hatem, Les Agonies du Christ, Paris, Éditions du Cygne, 2010.

45Cf. L. Massignon, « Réponse à l’“Enquête sur l’idée de Dieu et ses conséquences” », Écrits mémorables, t. 1, p. 5-7 ; ainsi que François Angelier, Avant-propos de ce texte, p. 3-4 ; Repères biographiques, p. XLII-XLV.

46Lettre de L. Massignon à J. Maritain, du 2 novembre 1916, citée par M. Pénicaud, L. Massignon, op. cit., p. 147. Sur cette étape du 56e régiment, voir M. Pénicaud, L. Massignon, op. cit., p. 145-148 ; C. Destremau et J. Moncelon, L. Massignon, op. cit., p. 147-152.

47Rene Nelli, L’Érotique des troubadours, Toulouse, Privat, 1963. Rougemont revient lui aussi sur ce livre, cf. « Post Scriptum », p. 386-394.

48L. Massignon, Écrits mémorables, op. cit., t. 2, p. 320.

49Ibid. Sur la ligne opposée, prépondérante en islam orthodoxe, cf. Massignon apud H.-I. Marrou, Carnets, op. cit., XI. 104, p. 380-382.

50H.-I. Marrou, Carnets, op. cit., X. 40 (printemps 1935), p. 197-198.

51Cf. H.-I. Marrou, Carnets, op. cit., X. 195, p. 259 ; X. 286, p. 298.

52Ibid., X. 286, p. 298-299.

53Ibid., X. 286, p. 298.

54Par cette allusion à un contexte musulman, Marrou envisage dans l’amour une chasteté contrainte, acquise par la fidélité à la loi religieuse. Pour des précisions, cf. L. Massignon, Les trois prières d’Abraham, Paris, Cerf, 1997, p. 44-45.

55Ibid., X. 41, p. 198.

56Ibid., X. 38, p. 197. Voir, en parallèle, avec une insistance sur l’évolution et l’instabilité, les développements éclairants dans Les Troubadours, les sections « Troubadours et christianisme », p. 165-171, « L’échec de cet amour », p. 173-176. Et aussi Esprit 79 (1939), p. 74-75 ; Esprit 84 (1939), p. 767-768.

57Esprit 84 (1939), p. 765. Ce texte a été adressé auparavant à Rougemont sous forme de lettre. Cf. Lettre de Henri Davenson à Denis de Rougemont, du 24 avril 1939. BPUN, Fonds Denis de Rougemont, ID 1683.

58Ibid.

59Nous tenons à remercier vivement Yves Tissot et Jad Hatem pour leur examen critique de notre manuscrit. Bien entendu, les limites et faiblesses du présent exposé nous restent entièrement imputables. Notre exposé constitue une retractatio complète de notre communication du colloque Denis de Rougemont organisé à l’Université Saint Joseph de Beyrouth les 8-9 décembre 2017. Cf. notre article « La transfiguration du sentiment selon Denis de Rougemont », in : Nicole Hatem (dir.), Denis de Rougemont et l’essai en philosophie, Beyrouth, Éditions de l’Université Saint-Joseph, Faculté des lettres et des sciences humaines, 2018, p. 81-93. Nos remerciements vont aussi à Jean-Pierre Schneider du Comité de rédaction de la Revue de Théologie et de Philosophie pour ses excellentes suggestions relatives à notre texte.