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Friedrich Dürrenmatt, Le Joueur d’échecs. Un fragment

Traduit de l’allemand par Lionel Felchlin et illustré par Hannes Binder, Lausanne, Éditions d’en bas, 2021, 28 p., format 24,5 × 24,5. (Compte rendu de publications récentes sur Dürrenmatt)

Jean-Pierre SCHNEIDER

Le lecteur francophone associe sans doute Le Joueur d’échecs au nom de Stefan Zweig ; cette nouvelle de l’écrivain autrichien en exil fut publiée une année après son suicide, en 1943, sous le titre Die Schachnovelle (littéralement « La Nouvelle du jeu d’échecs »). Le texte très bref de Dürrenmatt, qui se présente sous la forme d’une esquisse de nouvelle, est extrait du Nachlaß. Il figure dans l’édition de 2021 des Stoffe (t. I, p. 98-101) sous le titre Die Schachspieler, c’est-à-dire Les Joueurs [au pluriel] d’échecs, et date de 1970/1971. L’ouvrage publié par les Éditions d’en bas à l’occasion du centenaire de la naissance du dramaturge est la reprise, en traduction française, d’un livre d’art paru en Allemagne en 2007 : Der Schachspieler [au singulier !]. Ein Fragment, Großhansdorf bei Hamburg, Officina Ludi. Les illustrations, très suggestives, sont du peintre et illustrateur zurichois Hannes Binder, exécutées en noir et blanc selon la technique dite de « la carte à gratter ». Le format de l’ouvrage (carré) et la disposition graphique des images rappellent la disposition d’un échiquier. – En dehors de l’importance de ce thème dans la littérature, on sait que le jeu d’échec a donné à la langue commune quelques termes métaphoriques, comme celui d’« échec » ou d’« échiquier ». L’auteur bernois était un amateur passionné d’échecs et, dans ses romans policiers, il recourt volontiers à la métaphore des échecs (cfLe Juge et son bourreau, p. 70, 123 ou La Promesse, p. 16, [Le Livre de Poche, Albin Michel]). Mais le symbolisme du jeu d’échecs se développera, chez lui, jusqu’à devenir parabole, comme dans la conférence de 1979 donnée à l’epfz, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance d’Einstein, intitulée sobrement Albert Einstein. L’ouvrage dont on rend compte ici comporte d’ailleurs en annexe un extrait de ce texte sur quatre colonnes, sous le titre « La marche du monde comme une partie d’échecs universelle ». La parabole macabre Les Joueurs d’échecs met en scène deux personnages, un nouveau procureur et un juge bien installé qui se rencontrent à l’enterrement de l’ancien procureur. Le nouveau procureur se laissera convaincre de perpétuer une tradition dont le juge, et ami du défunt, est l’ultime garant, selon laquelle deux hommes de lois jouent une fois par mois une singulière partie d’échec : une règle additionnelle exige que chaque pièce représente une personne réelle, choisie par le joueur, qui devra périr avec la perte de la pièce correspondante – par exemple, la reine représente la personne féminine la plus proche du joueur... En cas d’échec et mat, l’issue pour le joueur perdant est le suicide. Avec de tels enjeux, on comprend que la partie peut durer des décennies ; et on devine que l’ancien procureur – comme ses prédécesseurs – n’est pas mort de mort naturelle... Dans cette histoire, qui, comme l’indique Dürrenmatt, ne peut en elle-même avoir ni début ni fin, l’auteur expérimente, en tant que penseur et dramaturge, comme dans Justice ou La Promesse, un aspect possible de la question du mobile de l’action (criminelle) et, plus particulièrement, celle du mécanisme de la justice (cfStoffe, t. I, p. 98). Soulignons que par rapport au sort des victimes, le jeu se joue ici dans un arrière-plan dont celles-ci ne peuvent avoir aucune conscience. Comme dans d’autres œuvres, Dürrenmatt met donc à l’épreuve dans cette histoire une configuration particulière de concepts fondamentaux liés, qui se déterminent par leurs relations mêmes, alors que, considérés isolément, ils demeurent toujours flous et ambigus : les concepts « de justice, de grâce, de causalité et de hasard » (Ibid., p. 101). Pour prolonger la réflexion, stimulée par ce bref scénario, on pourra lire avec profit, outre la conférence mentionnée sur Albert Einstein, les deux articles suivants : U. Weber, « Les fins de partie de Dürrenmatt », in : Friedrich Dürrenmatt. Échec et mat, Centre Dürrenmatt Neuchâtel, Cahier no 6, 2003, p. 11-36, et A. von Planta et U. Weber, « L’écrivain, un dieu joueur d’échecs (...). La métaphore des échecs chez F. Dürrenmatt », in : J. Berchtold (éd.), Échiquiers d’encre. Le jeu d’échecs et les lettres (XIXe-XXe s.), Genève, Droz, 1998, p. 497-528.