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Collectif, Dictionnaire critique de l’anthropocène

Paris, CNRS Éditions, 2020, 928 p.

Jean BOREL

Pour bien comprendre le sens des 330 notices de ce dictionnaire, leurs enjeux et leurs intentions, précisons d’abord le terme « anthropocène » qui les regroupe de manière spécifique. Composé des deux racines grecques anthropos et kainos (« homme » et « nouveau »), le concept d’anthropocène veut désigner l’entrée dans une nouvelle époque géologique caractérisée par l’empreinte généralisée et irréversible des êtres humains et de leurs activités sur la Terre. La paternité de ce terme revient à l’hydrobiologiste américain Eugène Stoermer, qui, dès les années 1980, l’utilise pour souligner l’ampleur des impacts humains sur le système-Terre. « Son idée, disent les auteurs, est en revanche relativement ancienne. Elle procède d’une longue tradition de réflexivité environnementale façonnée par des géologues, des philosophes et des géographes » (p. 57). Et, précisent-ils en préface, « parce que le concept repose sur appréhension globale, il modifie les échelles temporelles et spatiales de réflexion, d’analyse et d’action. Il met donc au défi les sciences humaines et sociales, notamment la géographie comme science et savoir des relations à l’espace » (p. 9). Telle est bien la difficulté : si une évaluation aussi correcte que possible de l’impact de la présence humaine sur les conditions naturelles du milieu constitue un exercice délicat sur le plan « méthodologique » (métrologie), « savant » (analyse des liens de causalité), mais aussi « épistémologique » (interprétation et choix des sujets), le tout renvoyant à l’implication sur le plan pratique (social, culturel, économique et politique), il pose d’abord, de par sa nouveauté et son urgence, un problème lexical : celui de recenser des mots, concepts et thèmes qui permettent d’outiller la pensée et de l’interroger. « Notre posture, affirment les auteurs, procède de façon critique : elle repose sur l’interrogation scientifique, l’humilité du savant et la demande sociale. Elle ne se fonde pas sur un relativisme qui aboutirait à une forme de climatoscepticisme, pour prendre un exemple emblématique, mais sur une pratique de terrain, attentive aux détails, méfiante à l’égard des discours pré-établis, ainsi que sur un recul réflexif permis par une démarche collective » (p. 12). Bien que les 330 entrées se présentent de manière alphabétique, ce qui est le plus agréable pour la consultation libre des lecteurs, elles peuvent se répartir en quelques chapitres principaux, répertoriés en fin de volume, qui en définissent les préoccupations essentielles : d’abord, les « Acteurs et relations de pouvoir », entre bien d’autres : Biopiraterie, Capitalocène, Diplomatie, Gouvernance, Information, Justice, Lutte, Médiation scientifique, Responsabilité, Rhétorique environnementales, Écologisme, Nucléaire, Néolibéralisation de la nature, Principe pollueur-payeur, Malthusianisme. Un second chapitre évoque les Activités et aménagements anthropiques : les Aéroports et Autoroutes, l’Agriculture familiale et urbaine, l’Agrobiodiversité et l’Agrobusiness, les Barrages et la Bombe atomique, l’Écologie savante et industrielle, l’Ecotourism et l’Overtourism, la Pollution et le Poumon vert. Les « Enjeux politiques, économiques et sociaux » constituent eux-aussi un large domaine de recherches qui vont de l’Acclimatation à la Vulnérabilité, en passant par le Droit de l’environnement, l’Eau, l’Écofascisme et l’Écoféminisme, l’Éco-efficience et l’Éconationalisme, la Greentrification et la Guerre, les Expertises et l’Éthique environnementale, la Political Ecology et la Précarité énergétique, la Migration et le Racisme environnemental, la Solidarité écologique et le Transhumanisme. Il est évidemment capital de mettre aussi en évidence les « Mécanismes bio-géo-physiques » comme l’Anticyclone mobile polaire et les Tsunamis, la Climatologie et la Météorologie, les Courants marins et la Désertification, l’Ozone et la Submersion marine, les Changements et dérèglements climatiques. Plusieurs notices tentent de mieux cerner et définir les « Modèles et référentiels de penser » : l’Actualisme ou uniformitarisme, le Biocentrisme et le Catastrophisme, le Constructivisme et l’Extractivisme, le Holisme et l’Imaginaire, le Productivisme et la Prophétie autoréalisatrice. Enfin, ce dictionnaire ne serait pas complet s’il ne prenait pas en compte les « Espaces et lieux emblématiques » où se jouent l’avenir planétaire comme l’Amazonie et l’Antarctique, la mer d’Aral et Bhopal, Fukushima et la Mangrove, le Sahel et le lac Tchad, le Désert et les Neiges du Kilimandjaro. Enfin, quelques notices offrent un regard original sur l’anthropocène, c’est-à-dire sur la faune caractéristique et révélatrice de certains problèmes actuels, ses mutations socio-économiques, institutionnelles, politiques et sociétales : l’Abeille et la Baleine, l’Ours et le Loup, la Vache et le Chien, la Chasse et l’Extinction des espèces. Voilà qui donne à réfléchir et nous ne pouvons que féliciter l’équipe de chercheurs qui a su relever ce défi de concevoir un tel dictionnaire, lequel est appelé à être à la fois un ouvrage accessible au grand public et un manuel de référence propre à orienter décisions et travaux futurs. Mais il faut bien reconnaître qu’à la lecture de tous ces articles, le vertige nous saisit et la question, lancinante, se fait obsessionnelle : Pourquoi n’a-t-on pas dit tout cela il y a deux mille ans ? Et pourquoi la « Religion », à laquelle ce dictionnaire consacre un long article à cause de l’impact qu’elle a eu dans l’histoire de tous les peuples, n’a pas su inviter les fidèles à plus de sobriété, de respect et de prudence dans l’usage des biens de la terre ? S’il n’est pas question d’exalter les divers animismes, totémismes ou naturalismes anciens ou modernes, il ne faut pas non plus fermer les yeux sur l’insouciance séculaire incompréhensible de nos grandes religions monothéistes. « Aucune religion asiatique ne construit un discours écologique engagé pour la préservation de l’ensemble des écosystèmes, poursuit le même auteur, même si l’être humain y est perçu comme un simple élément et non comme un maître. Le taoïsme et le confucianisme postulent qu’il faut comprendre l’ordre des choses, non pas pour le respecter, mais pour le suivre. Défricher, rediriger des fleuves en Chine, c’est suivre le cours de la nature » (p. 710). Dans le concert de ces notices qui s’éclairent l’une l’autre de manière si complémentaire et intéressante, nous regrettons pourtant qu’il n’y ait aucun article sur le Règne de la quantité (Paris, 1945) auquel nous sommes plus que jamais confrontés au quotidien, voire sur l’Hubris ou le Bluff technologique (Paris, 1988) qui façonne l’imaginaire illusoire contemporain, pour ne reprendre que deux titres d’ouvrages célèbres de René Guénon et Jacques Ellul (ouvrages qui ne sont même pas cités dans l’excellente bibliographie dressée en fin de volume), dont on ne peut guère contester la clairvoyance philosophique et prophétique à cet égard. Les projets d’éducation de Rabindranath Tagore en vue d’une osmose entre l’homme et la nature sont eux aussi chargés de sens et de clairvoyance sociale et environnementale. Bref, c’est à une révolution progressive sur tous les plans à laquelle les hommes sont aujourd’hui appelés et conviés, et ces recherches pluridisciplinaires et interdisciplinaires seront toutes nécessaires à l’avenir pour tenter d’enrayer un processus de désordre et de dégradation qui pourrait bien être un jour irréversible et fatal.