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Christophe Grellard, Philippe Hoffmann, Laurent Lavaud (éds), Genèses antiques et médiévales de la foi (Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité 206)

Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2020, 452 p.

Jean BOREL

C’est un passionnant parcours philosophique, sémantique, théologique et spirituel que nous font faire les 22 articles que ce volume rassemble et qui constituent les actes de deux colloques internationaux tenus, en 2012 et 2013, à l’Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne et à l’École pratique des hautes études. Le premier avait pour thème : « Conviction, croyance, foi : pistis et fides de Platon aux Pères », le second : « Conviction, croyance, foi : pistis et fides de l’Antiquité tardive au Moyen Âge ». L’enjeu de cet ensemble de contributions est « de rendre au concept de foi sa dimension historique pour en examiner les variations sémantiques selon les contextes culturels et afin de comprendre comment la pistis et la fides ont donné naissance au concept moderne de foi, entendue comme croyance personnelle et intériorisée en Dieu » (p. 9). Regroupées sous le titre « Émergences et transformations de la pistis, de Platon au néoplatonisme », les cinq premiers exposés interrogent tour à tour, et sous un angle spécifique, les sources grecques. Si, aux yeux de Platon, comme le montre Monique Dixsaut, la pistis définit l’attitude naturelle de la croyance confiante et immédiate dans la réalité du monde et doit être dépassée au profit de stades supérieurs de la pensée, telles la dianoia et la noesis, pour Aristote, au contraire, et c’est ce que met en lumière Annick Jaulin, la pistis, entendue comme « conviction », peut accompagner ou suivre tous les états de connaissance, être fondée dès lors que les critères qui produisent cet état de connaissance sont respectés, sans être liée de manière privilégiée à l’un quelconque de ces états » (p. 35). Quant à l’usage que les médioplatoniciens des ier-IIe siècles font de la pistis, Françoise Frazier observe que, par son contenu cognitif comme aussi par la part de « conviction existentielle » qu’elle comporte, elle demeure pour eux au niveau d’une opinion vraie (alithis doxa) sans viser une certitude supra-rationnelle. C’est avec l’influence décisive des Oracles chaldaïques, comme le démontre Luc Brisson, interprétés par Plotin et Porphyre, que la notion de pistis va alors non seulement intégrer de manière synthétique les deux visions platonicienne et aristotélicienne, mais encore s’ouvrir à une dimension supra-rationnelle, celle d’un acte spirituel qui accomplit le salut de l’âme en lui permettant d’amorcer la remontée vers le principe. Enfin, pour opérer la transition avec les recherches suivantes sur l’élaboration chrétienne de la pistis, de saint Paul aux Pères grecs, Jérôme Moreau se penche sur la manière dont Philon, tout au long de son œuvre et de ses commentaires bibliques, envisage la pistis à la fois comme exigence d’un attachement exclusif et métaphysique à l’Être, et comme « relation de confiance entre deux personnes, au sens subjectif et objectif du terme » (cf. p. 68). La prédication paulinienne et l’expansion rapide du christianisme vont apporter quelque chose de tout-à-fait nouveau à ces manières de comprendre et de vivre la pistis. L’intervention de Régis Burnet en souligne bien l’importance. Héritier de la tradition biblique et prophétique, pour laquelle la foi en tant qu’emunah est une relation de confiance et de fidélité réciproque à l’Alliance que Dieu conclut entre lui-même et son peuple, Paul défend, en effet, avec la vigueur que l’on sait, que la foi n’est plus seulement la réponse subjective de l’individu à l’engagement de Dieu, mais qu’elle est avant tout un don de l’Esprit-Saint et une participation à la vie divine elle-même, par la médiation du Christ : « Car Dieu vous a fait la grâce, dit-il en Philippiens 1,29, à l’égard du Christ, non seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui » (p. 105). Cette primauté de la foi, comme instrument unique de la justification et fondement d’un nouvel universalisme, contre laquelle s’insurgent les philosophes païens parce qu’elle est pour eux synonyme d’irrationalité, Clément d’Alexandrie et Origène vont montrer qu’elle est non seulement le point de départ nécessaire pour aboutir à une vraie connaissance de Dieu (gnosis), mais également « l’aboutissement du processus de la connaissance, voire son stade ultime, car, comme le dit Grégoire de Naziance, « la foi parachève notre raison » (p. 154). Tel est l’objet des profondes interventions de Marie-Odile Boulnois et Marco Zambon, auxquelles s’ajoute en finale l’exposé d’Anca Vasiliu sur la théologie spirituelle de Jean Damascène, pour qui la foi requiert le dépassement d’une saisie purement intelligible de son objet en accomplissant une « union sans confusion » à l’essence divine.

Le second colloque avait pour but d’analyser l’impact de la foi chrétienne sur la culture romaine. La première intervention de Carlos Lévy est intéressante, en ce qu’elle montre la manière dont Cicéron, dans sa rhétorique philosophique, reprend la notion de la fides romaine, conçue comme vertu civique garantissant la solidarité et le respect du droit et des contrats, pour en faire le « fondement même de la justice » (p. 221). Tout au long d’une vie qui fut fort longue, dit-il, Cicéron a gardé une attitude marquée à la fois par la tradition éthique romaine et par le naturalisme stoïcien, mais sans jamais qu’il y ait, dans sa pensée de la fides, une ouverture vers un dialogue personnel avec Dieu (cf. p. 223). C’est à Lactance, poursuit Sophie van der Meeren, que l’on doit d’avoir relié, via la question du salut, la dimension civique de l’engagement ou de la fidélité et celle de la croyance. En inscrivant la question de la fidélité dans une relation transcendante à Dieu et dans un processus d’intériorisation de la croyance en une vérité salvifique, il constitue un moment clé dans l’appropriation du concept romain, à la fois civique et rhétorique, de la fides. Dans sa tentative d’articuler la dimension épistémologique et la dimension éthique de la fides, Augustin reprend non seulement l’idée de la fides comme fondement du lien social, mais s’inspire également de la tradition platonicienne en la transformant de manière significative : « Si la foi a pour objet ce qui relève du devenir temporel, elle porte aussi sur des réalités éternelles », dit Isabelle Bouchet dans son exposé. De surcroît, dans son effort pour penser la fides, sous l’influence paulinienne, comme don de Dieu et acte du libre arbitre, « Augustin s’est sans doute souvenu de la place faite par les stoïciens au caractère volontaire de l’assentiment et il en a fait un élément constitutif de la fides » (p. 265). S’ouvre alors, avec et depuis la synthèse augustinienne, l’immense champ de créativité intellectuelle et spirituelle du millénaire médiéval qu’explorent tour à tour les dernières communications. Après que Dominique Iona-Prat ait montré « comment la foi “socialise” dans un Occident latin où Église et société sont longtemps des termes co-extensifs, et comment un corps de croyances médiatisées peut “instituer” », Joël Biard insiste sur la persistance du sens ancien de pistis, tout au long du Moyen Âge, à travers la tradition cicéro-boécienne, « y compris lorsque les textes d’Aristote viennent au premier plan de l’organisation institutionnelle du savoir » (p. 313). De son côté, l’enquête lexicographique de Gilbert Dahan et le survol suggestif qu’il fait de l’exégèse chrétienne de la Bible aux XIIe et XIIIe siècles nous font comprendre le rôle capital que les commentaires des Écritures ont joué dans l’élaboration de la réflexion théologique sur les notions de foi et de croyance. Dès lors que l’on considère que l’objet de la foi c’est Dieu, comment, se demande alors Camille de Belloy, « un tel “objet” donne-t-il sa qualification spécifique à cet habitus cognitif de foi qui ne ressemble à aucun autre, puisqu’il n’est ni acquis ni inné, mais gratuitement infusé, que son acte intellectuel n’est ni de voir intuitivement ni de savoir scientifiquement, et qu’il produit pourtant, à la différence de l’opinion, la plus ferme et certaine adhésion ? » (p. 332) C’est en interrogeant Guillaume d’Auxerre et Thomas d’Aquin qu’il tente de répondre : « Alors que la notion de “vérité première”, ctd. Dieu, à laquelle la foi assentit par-dessus tout et sur laquelle elle s’appuie, n’est pas encore nommément qualifiée d’objet de foi chez Guillaume, c’est bien chez Thomas qu’elle est rattachée pour la première fois à l’autorité de Denys l’Aréopagite, et que se trouve ainsi conjuguée l’analyse formelle de la notion d’objet avec la conception biblique “d’un Dieu qui parle”, objet propre de la foi parce qu’il témoigne lui-même de lui-même. De cette intime conjonction, affirme-t-il, Thomas a laissé, bien cachée dans une dernière réponse à un argument du De veritate, une formule étonnante et magnifique, celle de “témoignage de la vérité première” » (cf. p. 333s). C’est encore à un autre aspect qu’Olivier Boulnois nous rend attentifs dans l’examen et le parcours qu’il propose des réflexions de plusieurs théologiens médiévaux : en effet, si la foi, qui est adhésion à une vérité nécessaire au salut relève en dernier recours de la confiance en un témoignage, ce témoignage doit avoir une garantie, et cette garantie ne peut être assurée que par l’Église, garante de la chaîne des témoignages et qui, par la grâce, confirme à chacun la confiance qu’il place en elle. Enfin, les trois dernières interventions, dont celle de Christophe Grellard, nous orientent déjà vers l’horizon des premiers bouleversements qui éclateront avec les théologiens et spirituels de la Renaissance et de la Réforme. À cet égard, la position de Robert Holcot est tout-à-fait symptomatique : « D’une part, dit l’auteur en conclusion, la dimension fiduciaire de la foi voit son poids augmenter, mais, en même temps, elle est inscrite dans une perspective que l’on pourrait dire internaliste, où ce n’est plus l’Église comme institution, mais les commandements de la conscience qui règlent cette confiance dans le soutien divin. La conviction intime est désormais inscrite dans une relation directe à Dieu. C’est ce type de micro-basculements conceptuels, largement commandés par l’approche casuistique, qui prépare progressivement l’avènement de nouvelles conceptions de la croyance » (p. 449). Pour un ouvrage aussi riche en développements philosophiques et théologiques, et d’analyses lexicales, nous regrettons qu’aucun index des thèmes et des noms n’ait été dressé.