Book Title

Jean-Daniel Macchi, Le livre d’Esther

Genève, Labor et Fides, 2016, 480 p.

Anna ANGELINI

Le nouveau commentaire d’Esther publié par Jean-Daniel Macchi pour la maison d’édition genevoise Labor et Fides est le fruit d’une dizaine d’années de recherche sur le sujet. Cette longue fréquentation du livre d’Esther par Macchi s’est traduite en un travail d’une ampleur et d’une profondeur analytique qui n’ont pas de précédent dans les commentaires consacrés à ce livre.

Le volume se compose d’une robuste partie introductive (p. 10-148), suivie par le commentaire à proprement dit (p. 149-511), et par une traduction commentée, plus succincte, des 6 additions grecques (p. 514-544). Une riche bibliographie complète l’ouvrage (p. 545-579).

L’attention portée aux différents aspects de critique textuelle et rédactionnelle du livre constitue sans doute l’un des apports les plus novateurs et les plus appréciables de ce commentaire. Les étapes rédactionnelles du livre d’Esther sont rendues à la fois complexes et fascinantes notamment par la présence de deux traductions grecques nées indépendamment l’une de l’autre, la LXX et le soi-disant texte Alpha. La décision de l’auteur, tout à fait compréhensible, de ne pas donner un triple commentaire (du texte massorétique, de la Septante et du texte Alpha), n’a pas empêché une prise en compte approfondie des différentes formes textuelles et de leurs relations mutuelles. L’auteur suit les modèles de David Clines et Michael Fox, selon lesquels le texte Alpha, plus court que la LXX et le texte massorétique (TM), serait très proche d’un texte proto-Esther, composé d’après Macchi à l’époque hellénistique. Ce texte constituait le noyau du récit, ensuite retravaillé à l’époque maccabéenne dans une forme qui a finalement donné lieu au TM. Dans une section conclusive à chaque chapitre, spécifiquement dédiée aux processus rédactionnels, Macchi essaye une reconstitution du texte proto-Esther, sur la base du texte Alpha.

Une telle reconstruction représente à bien des égards une nouveauté. Elle a le mérite de rendre compte des relations entre les multiples formes textuelles du livre, dont notamment la LXX, ainsi que de mettre en évidence de manière dynamique les intérêts, les exigences idéologiques et les perspectives théologiques des différents groupes qui ont d’abord composé et ensuite retravaillé le livre d’Esther. Par conséquent, les scénarios historiques et intellectuels de production et de réception ancienne du livre font également l’objet d’un large traitement, et cela constitue le deuxième point fort du commentaire. Si les relations du livre d’Esther avec des productions ethnographiques gréco-romaines ont déjà été observées par les chercheurs, l’idée du livre comme un « Persica » juif est originale et correspond bien au contexte littéraire et culturel de l’Égypte hellénisée, où l’auteur situe les origines d’Esther. La comparaison entre le proto-Esther, le TM et la LXX permet en outre de mieux comprendre les transformations qui s’opèrent au cours des processus de rédaction.

La démarche choisie par l’auteur soulève toutefois un souci méthodologique, car elle amène Macchi à reconstruire et à commenter un texte, le soi-disant proto-Esther, qui comme tel n’existe pas, n’étant attesté par aucune tradition manuscrite hébraïque. On pourrait en outre se demander s’il est vraiment toujours nécessaire, pour justifier les contextualisations historiques du proto-Esther à l’époque hellénistique et du TM à l’époque maccabéenne, de postuler que celui-ci soit systématiquement le fruit d’une révision secondaire, ou s’il faudrait néanmoins envisager des cas dans lesquels la direction des dépendances est plus complexe. Ces critiques demeurent pourtant marginales et n’affectent pas la thèse d’ensemble, qui est justifiée de manière cohérente.

L’approche centrée sur les aspects textuels et historiques ne va pas au détriment des analyses littéraires, stylistiques et thématiques, qui ont également une large place dans le commentaire. Le fonctionnement de la cour royale, de son étiquette et de ses hiérarchies est soigneusement analysé, et inclut plusieurs parallèles avec des descriptions de la cour perse tirées de la littérature grecque et hellénistique. À cet égard, la contextualisation des dynamiques du banquet dans un arrière-plan hellénistique me paraît particulièrement convaincante, surtout à la lumière des problèmes posés par la commensalité à cette période, ainsi que du rôle identitaire croissant joué par les habitudes alimentaires dans le judaïsme ancien.

Enfin, le bon équilibre entre la complexité de la discussion technique et l’extrême clarté de l’exposition rend ce commentaire accessible même à ceux qui ne sont pas familiers avec les problèmes de critique rédactionnelle posés par ce texte. Il s’agit donc d’un instrument incontournable pour toute future recherche sur le livre d’Esther, utile autant aux spécialistes qu’au lecteur qui veut s’approcher pour la première fois du « roman historique » de la reine juive et de Mardochée.