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Passer de l’expression à l’inapprobriable

Une relecture de la relation au Verbe chez Bernard de Clairvaux à travers la philosophie de Giorgio Agamben

Stefan CONSTANTINESCU

Faculté de théologie, Université de Fribourg

1. L’expérience mystique de Bernard de Clairvaux et son expression en langage1

La dimension sacramentelle du langage active et désactive simultanément les paroles humaines. Lorsque l’être humain parle, son langage s’active selon un usage habituel : celui de la communication. Pourtant, la capacité humaine de produire de nouvelles formes de langage ne s’épuise pas dans la mise en œuvre de celui-ci. Bernard de Clairvaux maîtrise habilement les techniques du langage pour transmettre ses sermons. Ce n’est pas la mise en œuvre proprement dite du langage qui confère à ses sermons un caractère sacramentel mais la puissance du Nom de Dieu qui agit du dedans du propos. Le langage humain devient ainsi une figure du désœuvrement révélant la présence du Verbe. Il conduit à la contemplation.

Le présent article met en exergue l’expérience du Verbe à l’aune des acquis philosophiques récents. Il nous importe de savoir si l’emploi du terme « inappropriable » forgé par Giorgio Agamben pourrait conduire au renouvellement lexical de la théologie apophatique.

Bernard est conscient que la grâce divine place l’humain dans une relation harmonieuse avec Dieu mais que cette expérience est limitée du fait de sa faiblesse à se concevoir dans un tel rapport de dissemblance. Ainsi cherche-t-il à prolonger cet état de grâce par recours à l’art du langage. Nous en retrouvons l’essence dans une formule puissante, l’« expérience du Verbe » (experimentum de Verbo), placée au sommet de ses récits, plus précisément dans le 74e Sermon sur le Cantique des Cantiques2.

Sondons les profondeurs poétiques et théologiques dudit sermon :

SCt, 74 ; 5 (5-10)
Fateor et mihi adventasse Verbum – in insipientiam dico –, et pluries. J’avoue que le Verbe m’a visité moi aussi – je parle en fou – et cela plusieurs fois.
SCt, 74 ; 5 (15-30)
Et vestigia tua non cognoscentur. Et les traces de tes pas ne seront pas connues.
Sane per oculos non intravit, Il n’est certes pas entré par les yeux,
Quia non est coloratum ; car il n’a pas de couleur ;
Sed neque per aures, ni par les oreilles,
Quia non sonuit ; car il n’a fait aucun bruit ;
Neque per nares ; ni par les narines,
Quia non aeri miscetur ; car il ne se mêle pas à l’air,
Sed menti mais à l’esprit :
Nec infecit aerem, il n’a pas affecté l’air,
Sed fecit ; mais il l’a fait.
Neque per fauces, Il n’est pas non plus entré par la bouche,
Quia non est mansum vel haustum ; car il ne se laisse ni manger, ni boire ;
Nec tactu comperi illud, Quia palpabile non est. et ce n’est pas par le toucher que je 1’ai perçu, car il est impalpable.
Qua igitur introivit ? Par où est-il donc entré ?
An forte nec introivit quidem, Ou peut-être n’est-il pas entré du tout,
quia non deforis venit? parce qu’il ne vient pas du dehors ?
Neque enim est unum aliquid En effet, il ne fait pas partie
ex his quae foris sunt. « des réalités extérieures ».
Porro nec deintra me venit, quoniam bonum est, Mais il n’est pas non plus venu du dedans de moi, « puisqu’il est bon »,
et scio quoniam non est in me bonum et « je sais qu’en moi il n’y a rien de bon ».
Ascendi Etiam Superius Meum, Je suis monté jusqu’à la cime de moi-même,
et ecce supra hoc Verbum eminens et voici que le Verbe la dominait de très haut.
Ad inferius quoque meum Au plus bas de mon être,
curiosus explorator descendi, Explorateur curieux, je suis aussi descendu
et nihilominus infra inventum est. et j’ai également trouvé qu’il était plus bas encore.
Si foras aspexi, Si j’ai regardé vers l’extérieur,
Extra omne exterius meum Comperi illud esse ; j’ai découvert qu’il était au-delà de tout ce qui m’est extérieur ;
si intus, Et ipsum interius erat si je me suis tourné vers l’intérieur, il m’était plus intérieur que moi-même.

1.1. Une relation marquée par l’alternance de la présence et de l’absence du Verbe

Puissamment évocatrice, l’expression les « visites du Verbe » appelle à une conscience réflexive dans la relation à Dieu. Au sens premier du mot, « visite » signifie action de se rendre auprès d’une personne, de la voir et de demeurer un certain temps en sa compagnie. Elle peut être inopinée ou peut répondre à un appel préalable ; elle nécessite souvent une préparation.

Dans le 74e sermon sur Le Cantique des Cantiques, les « visites du Verbe » échappent à toute perception sensorielle. Le Verbe-Époux ne laisse aucune trace : ni voix, ni image, ni pas. Et pourtant, Bernard en aperçoit autant la présence que l’absence.

De surcroît, l’expérience des « visites du Verbe » est présentée dans le récit bernardin en termes d’union nuptiale : le Verbe est son Époux. Retournant aux noces du livre, le Cantique des Cantiques, l’Abbé de Clairvaux s’inspire du dialogue amoureux entre l’Époux et l’Épouse dont le désir est suscité par les alternances de la présence et de l’absence du Verbe. Bernard construit sa théologie à partir du mouvement alternatif entre expérience et expression. S’agit-il d’une métaphore comme élément poétique du récit ? De la traduction d’une expérience vécue ? ou d’une description faute de cette expérience ? À moins que le récit ne la déclenche lui-même dans l’acte de son articulation langagière.

Pour répondre à ces questions il faudrait peut-être envisager le récit bernardin par-delà d’une relation entre expérience et expression. Comme nous allons le démontrer, la notion d’expérience chez Bernard devra être comprise en tant que forme-de-vie et lue en clé apophatique.

2. Vers une théologie apophatique de la relation à Dieu

Il convient de préciser que la notion d’expérience, utilisée dans un sens détaillé par Emmanuel Falque dans son dernier ouvrage Le livre de l’expérience, aide à déchiffrer le témoignage bernardin. En résumé, l’expérience ne se réfère pas seulement au récit d’un événement vécu, mais elle renvoie à la réalité d’une rencontre personnelle qui change la perception sur l’être humain en relation avec le divin.

2.1. L’expérience d’une relation transformante

L’observation de Falque conduit l’analyse de l’« expérience » des « visites du Verbe » vers une subjectivisation de la présence divine :

On lira donc « au livre de l’expérience » dans le cadre de la théologie monastique aux XIe-XIIe siècles, non pas uniquement en « faisant une expérience » (sens accusatif), mais aussi en « faisant l’expérience de son expérience » (génitif subjectif), elle-même formalisée dans un « discours sur l’expérience » (génitif objectif). « Expérience » et « philosophie » se lient de façon exemplaire au Moyen Âge, non pas uniquement dans une philosophie de l’expérience ou une manière de vivre l’expérience, mais aussi dans une expérience de la philosophie ou une façon de la penser. Pas « d’expérience » sans intelligence de l’expérience dans la théologie monastique, ou de « vie » sans herméneutique ou art de la déchiffrer3.

En parlant des « visites du Verbe », Bernard renvoie d’abord à une expérience. Néanmoins, la mise en paroles de celle-ci révèle les deux formes du génitif : d’abord, Bernard témoigne les visites faisant l’expérience de son expérience afin d’arriver ensuite à la formulation d’un discours indirect sur l’expérience.

Bernard ne développe pas uniquement son langage théologique pour traduire en paroles l’expérience à laquelle il se réfère. La lecture du Sermon 74 laisse comprendre que Bernard compose son témoignage afin de donner voix à son expérience du Verbe (experimentum Verbi), déjà vécue plusieurs fois. Néanmoins, la lecture descriptive est insuffisante pour découvrir le sens profond des « visites du Verbe ». La mise en paroles de l’expérience mystique dépasse les limites d’une description « factuelle » : le vécu et le raconté. Bernard utilise l’art du langage pour créer un espace de rencontre. Son style scriptural et les faits linguistiques dévoilent tel une icône le Visage du Verbe. Ainsi, son langage évoque le Nom divin : une doxologie à la gloire de Dieu. Ceci coïncide avec une personnification de la Parole. En ce sens, le discours bernardin se transforme en un modèle iconique du Verbe qui parle. Cette dimension surmonte la réduction de la relation à Dieu à un simple phénomène. En notre acception, Bernard parle de l’expérience, non pas en termes phénoménologiques, mais pour se laisser continuellement transformer par la relation au Verbe, et à partir de cette transformation, il travaille à l’édification de ses proches ou de ses lecteurs-auditeurs. Falque affirme :

« parler d’expérience » n’est pas d’abord en parler, mais se laisser transformer et modifier par elle. L’expérience consacre d’abord le lieu de la « limite » ou de la « finitude » de l’homme. On traite certes et à tout bout de champ « d’événement », voire de « surprise », « d’avènement » ou d’Ereignis, mais on oublie tout ce qu’a de limité un tel « apprentissage par l’épreuve » parce qu’il nous renvoie à nos propres limites. On fait une expérience, ou des expériences, non pas en cela d’abord qu’elles nous « débordent », mais par là qu’elles nous « contiennent ». Le sens de la « limite » précède son « excès », et il n’est pas de l’imprévision que parce que d’abord il y a du prévu. Le transcendantal ne se renverse pas, y compris dans l’expérience. Il constitue la sphère première de l’humain sans laquelle rien n’arrivera, y compris l’autre ou Dieu lui-même, s’il ne se plie aussi aux conditions de réception qui sont les nôtres (kénose)4.

Pour résumer, l’expérience des « visites du Verbe » renvoie aux « limites » de l’être humain, mais en même temps, elle révèle notre caractère iconique. En donnant voix et mots à cette expérience, Bernard dévoile que la relation personnelle à Dieu nécessite premièrement une relation à soi-même. Ainsi, la notion d’expérience chez Bernard est utilisée dans un contexte qui suscite la connaissance de soi avant de parler de la relation à Dieu :

HODIE legimus in libro experientiae. Convertimini ad vos ipsos, et attendat unusquisque conscientiam suam super his quae dicenda sunt. Aujourd’hui nous lisons dans le livre de l’expérience. Tournez le regard vers nous-même, et que chacun interroge sa conscience sur ce qu’il faudrait dire5.

Bernard présente « le livre de l’expérience » à partir du regard que l’être humain devrait tourner sur soi-même. Parler de l’expérience dans la vision bernardine signifie un repli sur soi afin d’interroger la conscience et actualiser l’expérience. Lorsque Bernard parle de ses expériences mystiques, il lit effectivement dans « le livre de l’expérience ». Mais il ne prend pas la parole avant de se tourner sur lui-même. Cette connaissance de soi représente une première étape pour parler des « visites du Verbe ». Une fois que la conscience a été interrogée, celui qui a vécu le toucher divin peut traduire en paroles le mystère de cette rencontre et finalement de sa relation au Verbe.

2.2. L’être iconique fait usage d’un langage « inappropriable »

Si on comprend les « visites du Verbe » comme un événement qui métamorphose notre « moi » intérieur, une voie s’ouvre vers la transformation (métamorphose) en êtres iconiques. En effet, l’être iconique correspond à notre vraie nature qui se découvre par les « visites ». En ce sens, le « moi » maintient le lien avec notre personne. Cette traversée de soi est équivalente à la métanoïa et conduit à la transformation selon le Christ, le Verbe de Dieu. La vocation de l’être humain est de devenir l’icône du Christ. En ce sens, Quenot affirme :

Rendre grâce au Créateur pour les logoi (les essences) perçus dans les choses et faire eucharistie (du grec efkaristo : merci) pour tout, sanctifier sa vie en gravant le Christ dans l’esprit et le cœur, c’est devenir un être liturgique et eucharistique qui voit dans la création le sceau de Dieu. [...] Cette métanoïa, qui est passage de la mort à la vie, permet l’union à Dieu qui sanctifie et déifie. Pareille transformation, qui est aussi une transfiguration, s’accomplit surtout par la manducation de l’eucharistie, de la Parole, de l’icône et du Nom6.

Cette transformation nous montre la finalité de l’expérience. Bernard fonde son récit sur son expérience. Dans le 74e Sermon sur le Cantique, il confesse comment les choses se sont passées en lui. Le témoignage des « visites du Verbe » n’est pas seulement fondé sur l’expérience seule, mais il est surtout basé sur la transformation intérieure, suscitée par la relation au Verbe, vécue et verbalisée. Ainsi, l’affirmation « je suis moi-même le lieu d’expérience et de naissance du Verbe en moi »7 est une conséquence d’un passage du « je » au « moi ». À notre sens, le commentaire de Falque souligne cette l’intériorisation du Verbe dans le sujet parlant :

Je deviens moi-même, en ma plus pure égoïté, le lieu des épousailles de l’époux et de l’épouse, dans l’échec d’une extériorité qui impose une réduction à l’intériorité (l’union, au cœur de l’intime, du vécu des chairs) : si vero intus, et ipsum interius erat – « s’il est à l’intérieur, c’est qu’il était alors lui-même plus intérieur » (SCt 74,5). [...]

La motion (motus) fait pour Bernard le lieu de l’affect (affectus), de sorte qu’il atteste reconnaître la présence du Verbe d’abord « par le mouvement de son cœur » (ex motu cordis). « L’instruction » (instructio) nous rend certes « savants » (doctos), mais seule « l’affection » (affectio) nous rend « sages » (sapientes) – et tel est le sens véritable de la visitation du Verbe en chacun de nous : « là nous sommes instruits [ibi instruimur quidem], mais là nous sommes touchés [sed hic afficimur] » (SCt 23,14). La vraie sagesse (sapientia) n’est donc pas celle qui connaît tout théoriquement du Verbe, de son hypostase et de la communication des idiomes (quoique la chose soit essentielle pour Bernard de Clairvaux), mais celle qui expérientiellement « tire de son nom de saveur » [a sapore denominatur], parce qu’elle est comme l’assaisonnement de la vertu qui lui donne du goût [sapidam] (SCt 85,8). Bref, et on l’aura compris, je deviens par la résurrection le théâtre du Verbe en moi, et fuir dans un ailleurs doit cependant me reconduire in fine vers mon propre intérieur [la sagesse du Verbe en mon propre cœur] : « la saveur est dans le palais [sapor in palato], la sagesse dans le cœur [in corde est sapientia] » (SCt 28,8). En battant le rappel du Verbe en lui, à l’instar de l’épouse dont le bien aimé s’est absenté (Cant 2,17), le moine cistercien consacre donc son cœur (cor) comme la dimension affective et liturgique d’un nouveau mode de temporalité et de spatialité [...]8.

Il convient de souligner l’affirmation de Falque : « je deviens par la résurrection le théâtre du Verbe en moi ». Le passage du « je » au « moi » trouve son véritable sens théologique par l’intériorisation du Verbe dans notre personne. En effet, cette intériorisation rend visible la splendeur de la personne humaine. Devenir le « théâtre » du Verbe traduit la beauté de la rencontre entre la personne humaine et la Personne du Verbe. Devenir le théâtre du Verbe est une transformation comparable au dévoilement de l’être iconique. L’icône se distingue d’une image par le fait qu’elle contient la présence de la personne représentée. Il se peut que la formule personnelle de Bernard « moi-même » devienne le « théâtre » d’une présence personnelle double, à savoir le soi-même et le Verbe. Ce « théâtre » est un lieu des visites dans lequel « l’ami » qui vient nous voir en passant n’est donc autre que nous-même. Mais ce « théâtre » est aussi le lieu des « visites du Verbe ». Ces rencontres personnelles nous révèlent en tant qu’icônes du Verbe.

De surcroît, le langage de Bernard est caractérisé par l’impatience d’exprimer l’expérience du Verbe dans les paroles humaines. Définir le langage dans la perspective bernardine suppose la séparation entre « parler sur Dieu » et « laisser Dieu parler à travers notre langage ». Bernard ne développe pas une théorie propre concernant le langage humain, ni sur la manière de parler de Dieu. Pourtant, il semble que le cistercien adhère à l’idée que tout discours sur Dieu est impropre et inadéquat. Il est évident que le langage s’avère limité et inappropriable devant l’ineffable divin. Cependant, Bernard favorise le langage comme étant porteur de l’expérience des « visites du Verbe », visites qui trouvent ainsi une expression en mots. Pour cette raison, Bernard ne parle pas sur Dieu, sa théologie est un témoignage de la relation au Verbe. Le langage bernardin prend forme par la transposition en mots de son témoignage. Il y a une double tension dans la compréhension du langage de Bernard : d’un côté, il reconnaît la relativité et les conventions de celui-ci, de l’autre, il revêt le langage du vécu de l’expérience, ce qui renforce l’efficacité et la performativité du langage. En ce sens, Bernard prête sa voix au Verbe divin pour que ce Verbe continue sa visite dans le langage, écrit ou oral, et pour que ce Verbe puisse éventuellement prendre « chair » ou s’iconise dans l’auditeur ou le lecteur. Si, dans la tradition byzantine, les iconographes travaillent pour rendre visible le Visage du Verbe incarné, de la même façon, les auteurs cisterciens, spécialement Bernard, transforment leurs écrits en « icônes » du Verbe divin, tel qu’il s’est révélé dans les Écritures. Il est connu que, dans la tradition byzantine, le peintre d’icône est appelé iconographe, c’est-à-dire qu’il « écrit » l’icône. Les Sermons sur le Cantique des Cantiques sont un exemple de théologie iconique qui actualise la présence intime du Verbe divin. Bernard par son langage crée une réalité iconique manifestée par la parole. Son langage devient performatif, car il amène le lecteur à ressentir directement l’expérience du Verbe divin. Les « visites du Verbe » apportent à la parole humaine une potentialité et une présence. À son tour, la parole humaine devient « l’icône » du Verbe9.

Le récit des « visites du Verbe » est caractérisé par la tension entre l’impossibilité d’exprimer la réalité spirituelle de l’événement et l’utilisation du langage pour actualiser cette expérience. Le Sermon 79 sur le Cantique présente parfaitement la quête de Bernard pour (re)trouver celui qu’aime son âme. L’alternance présence-absence est exprimée par l’utilisation d’un dialogue imaginaire entre l’âme et l’Époux.

Ait : NUM QUEM DILIGIT ANIMA MEA VIDISTIS ? Quasi vero hi sciant quid cogitet ipsa. « Avez-vous vu celui qu’aime mon âme ? » dit-elle. Comme s’ils savaient ce qu’elle pense !
Quem diligit anima tua, de ipso sciscitaris ? Et non habet nomen ? « Celui qu’aime ton âme » : c’est de lui que tu t’enquiers ? Et n’a-t-il pas de nom ?
Quaenam vero tu, et ille quis ? Et haec ita dixerim propter singularitatem eloquii et insignem verborum incuriam, qua praesens Scriptura ceteris dissimilis satis apparet. Qui es-tu donc, et qui est-il ? Je dis cela à cause de la singularité de ce langage et de l’étonnante désinvolture des mots, par quoi ce texte de l’Écriture apparaît assez différent des autres10.

Tout en restant « inappropriable », la question « Et n’a-t-il pas de nom ? » révèle le désir de Bernard de trouver les mots appropriés afin de pouvoir nommer et appeler celui qu’il aime. Farkasfalvy affirme que Bernard est parvenu ainsi « à une théorie assez élaborée sur la possibilité de parler de Dieu en un langage imagé »11.

Adopter un langage imagé est une pratique basée sur la tradition patristique. Bernard affirme clairement la continuité avec les Pères :

Docemur auctoritate Patrum et consuetudine Scripturarum congruentes de rebus notis licere similitudines usurpare, sed et verba non nova invenire, sed nota mutuari, quibus digne et competenter eaedem similitudines vestiantur. Alioquin ridicule ignota per ignota docere conaberis. L’autorité des Pères et la pratique des Écritures nous apprennent qu’il est permis d’emprunter aux réalités connues les comparaisons qui conviennent ; et aussi que nous pouvons, non pas inventer des mots nouveaux, mais employer des mots connus pour en revêtir ces mêmes comparaisons de façon digne et adéquate. Sinon, tu t’efforceras d’une façon ridicule d’enseigner l’inconnu par l’inconnu12.

L’expression « enseigner l’inconnu par l’inconnu » se prête à une lecture en clé apophatique. Selon le Sermon 74,2 sur le Cantique, il s’avère que le rôle des images est de nous introduire dans la connaissance du mystère divin. Bernard développe un langage imagé pour :

  1. Exprimer avec nos mots la sagesse cachée dans le mystère,
    nostri verbis sapientiam in mysterio absonditam
  2. Faire pressentir Dieu à nos cœurs à travers des figures,
    nostri affectibus Deum dum figurat, insinuat ignota
  3. Faire goûter aux intelligences humaines ce qui est le plus précieux : « les perfections » inconnues et « invisibles de Dieu »,
    et invisibilia Dei mentibus propinat humanis.

En définitive, les trois points correspondent à la dimension iconique des paroles bernardines et nous renvoient à une lecture apophatique. Au sens étymologique (du grec apophatikè, dérivé de apophèmi : « je nie »), l’approche apophatique distingue ce que l’être humain peut dire de ce qu’il ne peut pas dire lorsqu’il s’interroge sur sa relation à Dieu et sur Dieu lui-même. Il s’agit d’une manière de penser Dieu qui procède par voie de négation13. Pour interroger le non-dit et le non-exprimable de la relation à Dieu, il nous semble pertinent d’intégrer dans une réflexion théologique le terme « inappropriable », forgé par Giorgio Agamben.

3. L’inappropriable – Vers une nouvelle théologie apophatique. Une enquête sur la philosophie politique de Giorgio Agamben

Avec le volume L’usage des corps (2015), Giorgio Agamben a conclu son œuvre principale Homo sacer, projet philosophique commencé en 1997, regroupant 9 volumes. Dans ce dernier volet, Agamben reprend des concepts majeurs analysés depuis le début de la série : usage, exigence, mode, forme-de-vie, désœuvrement (inoperosità), puissance destituante. Si dans les premiers volumes l’accent était mis sur la « vie nue », son rapport à la politique, à la loi et à la naissance du gouvernement moderne, dans les volumes plus récents, l’attention se tourne vers la « construction de la vie » en tant que forme éthique, ce par quoi l’homme s’efforce de soustraire sa vie à toute gouvernementalité.

L’œuvre Homo Sacer trouve une réception et un usage dans des domaines aussi variés que la pensée politique, la philosophie, les sciences humaines, la critique littéraire, la théorie contemporaine de l’art. Bien qu’Agamben accorde une importance considérable aux traditions mystiques ou monastiques et aux notions de corps, d’usage, de contemplation en rapport à la « forme-de-vie », la réception théologique ne connaît pas un développement majeur.

Si Homo Sacer semble être en premier lieu une critique de la démocratie libérale moderne réduite à la biopolitique, il s’avère en second lieu qu’Agamben déploie les concepts de « condition messianique » comme paradigme politique et d’« usage » comme catégorie politique fondamentale.

L’enquête théologique du projet philosophique d’Agamben s’inscrit dans la continuité de ce qu’on peut appeler le tournant théologique de la philosophie et de la phénoménologie continentale14. À son tour, Agamben s’intègre dans ce tournant, mais son engagement théologique semble dépasser les horizons des autres auteurs. En réponse à Maurice Blanchot15 et Jean-Luc Nancy16, promoteurs initiaux du terme désœuvrement (inoperosità), l’ouvrage d’Agamben, La communauté qui vient17, marque un virage théologique de sa philosophie. Les explorations théologiques d’Agamben ne partent pas d’un Dieu transcendant et son rapport au monde, mais interrogent spécialement la façon dont le monde immanent peut créer une relation avec l’absent ou le potentiel. D’après Dickinson18, La communauté qui vient est fondée sur un impératif éthique d’amour qui résulte de la rencontre singulière avec le visage de l’autre, une expérience quasi mystique où le transcendant est vécu dans la rencontre immanente. Agamben franchit le pas vers un messianisme philosophique qui sera développé par la suite de ses écrits.

Le temps qui reste19 parle du temps de maintenant (ho nun kairos) et de l’Apôtre Paul comme prototype du penseur messianique.

Le tournant théologique est manifesté dans les derniers quatre volumes d’Homo Sacer. Dans Le Règne et la Gloire20, Agamben étudie les prémisses théologiques sur lesquelles l’appareil politique occidental a été construit. La question centrale d’Opus Dei21 est de savoir si nous pouvons sortir d’une conception de l’être basée sur l’opérativité qui caractérise notre époque, mais aussi et surtout sortir de la façon dont la liturgie s’est développée. De la très haute pauvreté22 analyse l’histoire de l’expérience monastique dans l’espoir que cela l’amènera à imaginer à la fois une forme-de-vie, c’est-à-dire une vie humaine libérée de l’emprise de la loi, et une utilisation des corps et du monde qui ne devienne jamais une appropriation. Enfin, dans L’usage des corps, Agamben affirme que « le problème ontologico-politique fondamental n’est pas l’œuvre, mais le désœuvrement, non pas la recherche fébrile et incessante d’une nouvelle opérativité, mais l’exhibition du vide permanent que la machine de la culture occidentale garde en son centre »23. En outre, Agamben affine les notions d’« inappropriable » et d’« inoperosità », tout en laissant ouvert le champ d’une exploration théologique. Pour conclure leur étude, Dickinson et Kotsko interrogent la relation entre la « philosophie à venir » d’Agamben et les nouvelles tâches et utilisations de la théologie. Le point de rencontre entre les deux auteurs se trouve dans l’expression « Dieu est silencieux, derrière le mur d’immanence absolue »24. Selon eux, Agamben défait les siècles de spéculation théologique pour mettre l’immanence de Dieu dans une nouvelle perspective. Dans la mesure où la théologie a essayé d’exprimer l’existence du langage lui-même sans pouvoir l’affirmer par des mots (c’est son noyau sacramentel et apophatique), la philosophie d’Agamben tente d’éclairer la possibilité d’un « messianique politique », compris comme une tâche immanente et éthique : « Être messianique, vivre dans le messie signifie la dépossession, sous la forme du comme non, de toute propriété juridico-factuelle (circoncis/non-circoncis, libre/esclave, homme/femme), mais cette dépossession ne fonde pas une nouvelle identité, et la “nouvelle créature” n’est que l’usage et la vocation messianique de l’ancienne (2 Co 7,15). »25 Bien que les recherches de Dickinson, Kotsko offrent une vue panoramique des thèmes théologiques abordés par Agamben, les références à une approche apophatique sont lacunaires.

À ce stade notre lecture en clé apophatique de l’expression bernardine se greffe sur l’enquête agambenienne accomplie dans L’usage des corps. L’usage, comme relation à un inappropriable, se présente comme un champ de forces tendu entre une propriété et une impropriété, un avoir en non-avoir. L’attention porte sur la fin propre de l’instrument et sur la transformation dans l’usage des corps et des objets.

L’ontologie de l’inappropriable se décline sous les trois espèces du corps : le corps propre, la langue et le paysage (environnement) ni animal ni humain. Nous comptons notamment nous appuyer sur le point d’articulation entre l’idée franciscaine d’une vie monastique et l’idée de la pauvreté, c’est-à-dire de l’usage sans appropriation. Cette articulation conduit à une forme d’ascétisme qui s’éloigne de l’efficacité et de la réalisation, pour arriver à une vie contemplative. En effet, cette forme-de-vie désœuvrée est prêchée également par Bernard de Clairvaux. L’activité, la praxis proprement humaine est un repos sabbatique qui rend inopérantes les œuvres et les activités spécifiques du vivant, les fait tourner à vide et ainsi les ouvre à la possibilité. La contemplation et le désœuvrement sont ainsi les opérateurs métaphysiques de l’anthropogénèse qui, en libérant l’homme de tout destin biologique et de tout devoir prédéterminé, le préparent à cette absence particulière d’œuvre que nous avons l’habitude d’appeler art, philosophie, spiritualité.

Dans Le Sacrement du langage26, Agamben plaide en faveur de l’actualité du serment en tant qu’événement de l’antropogenèse qui ne pourrait jamais être regardé comme accompli, car il est toujours en cours. Pour présenter sa philosophie du langage, Agamben étudie la théologie juive et chrétienne du Nom de Dieu pour l’associer au thème philosophique de l’être absolu où coïncident essence et existence. Cet ouvrage a suscité notre intérêt d’approfondir les idées d’Agamben en dialogue avec la théologie des noms divins et de la parole apophatique. Dans notre thèse, j’ai particulièrement utilisé La philosophie du verbe et du nom de Boulgakov27 pour arriver à l’analyse des « visites du Verbe » entre acte de foi et sacrement du langage. En effet, la polarité du langage est propre de la connaissance négative, exprimée par un désœuvrement (inoperosità) de la langue qui conduit à la contemplation.

Dans l’ouvrage L’usage des corps, Agamben présente la contemplation comme le paradigme de l’usage :

L’œuvre n’est pas le résultat ou l’accomplissement d’une puissance qui se réalise et s’épuise en elle : l’œuvre est ce en quoi la puissance et l’habitus sont toujours présents, toujours en usage, elle est la demeure de l’habitus, qui ne cesse pas de se montrer et pour ainsi dire de danser en elle, en la rouvrant sans cesse à un nouvel usage possible. Au livre IV de l’Éthique, Spinoza nous a donné la clé permettant de comprendre la relation particulière avec la puissance dont il est ici question et qu’il appelle acquiescentia in se ipso. « Le contentement intérieur, écrit-il, est la joie née de ce que l’homme se contemple lui-même ainsi que sa puissance d’agir ». Que veut dire le fait que l’homme se contemple lui-même ainsi que sa puissance d’agir ? Le contentement est, bien sûr, une figure du désœuvrement – mais qu’est-ce qu’un désœuvrement qui consiste à contempler sa propre puissance d’agir ?28

Ce texte renvoie au concept d’inoperosità, terme forgé d’une manière originale par le philosophe italien. À la base, il s’agit du verbe katargeō, un composé de argeō. Il dérive à son tour de l’adjectif argos, qui signifie « inopérant, non-en-œuvre (a-ergos), inactif ». Le composé donne donc « je rends inopérant, je désactive, je suspends l’efficacité »29.

Le récit des visites du Verbe fait ressortir discrètement quelques éléments qui renvoient au concept d’inoperosità. Bernard confesse l’expérience du Verbe à l’aide des paroles, mais celles-ci cessent d’œuvrer à l’instant de la contemplation.

Pour résumer, le témoignage bernardin suit le rythme suivant : d’abord il active sa capacité poétique faisant usage du langage pour donner une expression à l’expérience du Verbe. La création du récit est comblée par la doxologie du Nom qui rend inépuisable et inappropriable le pouvoir des paroles. La production bernardine est rendue inopérante pour s’ouvrir à un nouvel usage qui va prendre la forme de la lingua Verbi. Ainsi, le lecteur-auditeur reçoit un avant-goût du Royaume de Dieu, présenté comme désœuvrement et repos sabbatique.

En définitive, pour Bernard vivre dans la plénitude de la sagesse est l’accomplissement de l’inoperosità :

Non erit itaque sponso Verbo operis cibus, quia cesset necesse est omne opus, ubi plenius ab universis percipitur sapientia ; nam QUI MINORANTUR ACTU, PERCIPIUNT EAM. Le Verbe Époux ne se nourrira plus des œuvres, puisque toute œuvre cesse nécessairement lorsque la « sagesse » est pleinement acquise par tous. Car « ceux qui ont moins d’affaires acquièrent la sagesse » (Si 38,25)30.

Mais tout ceci fait sens si on admet que l’idée d’inappropriable requiert une attitude pratique d’inoperosità comme une sorte de négation de la négation. La signification d’inoperosità oscille entre une neutralisation ou inactivation qui opère après coup, et un désœuvrement qui serait à l’œuvre dans l’agir lui-même. La relation entre « l’inappropriable » et « l’inoperosità » est révélatrice d’une approche négative. Les deux termes incluent une négation (in-, dés), visant ainsi une limite dans la possibilité de connaissance et d’agir dans le monde. Cette négativité se prête à une référence théologique qui a une longue tradition de « négativité » dans la théologie apophatique, traditionnellement orientée vers la connaissance à Dieu.

Pour toutes ces raisons, l’idée est d’introduire les termes « inappropriable » et « inoperosità » pour conduire à un nouvel usage la théologie apophatique lorsqu’on parle de la relation à Dieu.

Conclusion

Entamer une réflexion théologique sur l’inappropriable ne se prête pas à fournir une conclusion. Grâce à l’écho31 donné à ce texte par le professeur Pierre Gisel, auquel nous adressons nos sincères remerciements, nous tenons à relever quelques pistes afin d’élargir l’horizon d’une réception théologique de la philosophie agambenienne.

L’ensemble de notre analyse tourne foncièrement autour du jeu ou des rapports entre l’expérience des « visites du Verbe » et son expression. Tout en exprimant un accord de fond, le professeur Pierre Gisel observe que :

les lecteurs sont invités à passer d’une visée de traduction (ou herméneutique) à celle d’une opération en acte dans le sens d’une production déterminée d’une vie dans le monde. Il n’y a pas tant, en régime chrétien, à « traduire » en mots telle expérience ou tel événement qu’à lui « donner voix ». C’est là un déplacement, qui fait que l’accent sera mis sur le moment d’une « mise en œuvre », d’une « opération ». Il s’agit finalement d’une opération sacramentelle, du type d’un rapport du divin au créé, qui ne dissimule pas ce dernier puisque l’être humain est commandé par une visée transfiguratrice ou de métamorphose, dirait l’orthodoxie, ou de subversion transformante inscrite aux corps32.

Le projet d’Agamben vise le dévoilement d’une métaphysique dans laquelle coïncident essence et existence. Or, le professeur Gisel découvre que par cette interprétation de l’expérience de Bernard :

on quitte toute vision d’un renvoi à un événement ou à une expérience, les deux vus comme isolables et dont on rendrait compte après coup pour attester qu’ils ont eu lieu, voire pour les valider. C’est que le moment textuel est un moment propre d’un « issu de la chair » du monde en matière de ce que le christianisme confesse comme « salut » ou transformation du monde et de l’humain selon l’axe de Dieu. Par conséquent, on ne doit pas rester à une considération phénoménologique. On est au contraire invité à habiter un espace de rencontre, déterminé et à la complexité irréductible, où le sujet se dévoile, et en tant qu’il est un « lieu », le lieu d’une intrigue et de passages, le lieu d’une suite des « visites »33.

Pourtant, comme Dieu est hors lieu et hors temps, nous soulignons qu’il est « inappropriable » et nous rapprochons ce terme de la théologie apophatique. Dieu est inappropriable, et notre désir d’avoir sa présence et d’être en relation avec le Verbe nous renvoie à du Nom propre, à des images, à des figures. Du coup, on dit avec nos mots ce qui est caché dans un mystère. Les explorations théologiques d’Agamben ne partent pas d’un Dieu transcendant, mais interrogent la façon dont le monde immanent crée une relation tant avec l’absent qu’avec le possible. La relation à Dieu dans le sens agambenien évoque une expérience où du « transcendant » ait vécu au creux d’une rencontre immanente.

Finalement, « être en relation » vise un accomplissement ou une réalisation de la personne humaine. Notre vraie nature se découvre par les « visites du Verbe » et la relation qui en découle. La méditation de Bernard ouvre sur un « messianisme » compris comme une tâche immanente et opérante. « Être messianique » c’est vivre dans le Messie, ce qui passe certes par un moment de « dépossession », mais « cette dépossession fonde moins une nouvelle identité qu’un nouvel usage de l’ancienne ».

Méditer le poème de Bernard à travers la terminologie d’Agamben représente un projet novateur et aura – nous l’espérons – un impact sur le renouveau de la théologie contemporaine. La méthode renversante et révolutionnaire d’Agamben contribue à repenser les notions théologiques classiques et à les mettre dans une nouvelle perspective. De manière plus évidente, élargir la méthode esquissée dans cet article aura davantage un impact sur la connaissance de la crise de la modernité et de la critique qu’Agamben fait du système politique d’aujourd’hui. L’étude de la collection Homo Sacer permet de mieux saisir l’évolution des termes théologiques qui sont chargés d’un sens différent dans leur utilisation actuelle. Selon Agamben, la vraie modernité doit être une façon de ranger la dimension historique à partir d’un nouveau point de vue. En effet, ce procédé trouve une valeur épistémologique dans le projet Homo Sacer. Somme toute, la portée de notre réflexion est de clarifier comment Agamben utilise les éléments théologiques, non pas uniquement en vue de sa propre philosophie, mais comme un défi pour la théologie de repenser son attitude par rapport au monde moderne.

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1Les axes principaux de recherche dans cette première partie de l’article sont basés sur notre thèse intitulée « Visitatio Verbi dans les Sermons In Cantica de saint Bernard de Clairvaux. Splendor personae entre zôon poietikon et zôon eikonikon ». Actuellement en préparation de publication dans le volume 102 de la série Studia Œcumenica Friburgensia, ce travail a examiné la portée de l’expérience des visites du Verbe dans les Sermons sur le Cantique des Cantiques de Bernard de Clairvaux. L’accent a été mis sur la splendeur de la personne humaine en tant qu’être poétique et être iconique. D’après les résultats de cette recherche, les visites du Verbe visent le dévoilement d’une ontologie de la personne qui se réalise pleinement par l’invocation croyante du nom de Dieu. La théologie de Bernard de Clairvaux est utilisée pour former un pont potentiel de compréhension : d’une part, ses dates de vie (1090-1153) se situent au-delà de l’année symbolique 1054 (le grand schisme entre Orient et Occident), d’autre part, certains penseurs orthodoxes considèrent qu’il appartient à l’histoire de la tradition orthodoxe, dont nous faisons partie. Il s’agit d’un point de vue sans préjugé sur Bernard de Clairvaux. Les arguments sont particulièrement adaptés pour démontrer le potentiel d’unification de la tradition mystique occidentale avec la pensée théologique orientale. La pensée bernardine est présentée en continuité avec les Pères de l’Église. La thèse se démarque par une analyse iconologique et iconographique de l’utilisation du langage de Bernard. L’approche « interdisciplinaire » du sujet est mise en exergue au sein de la recherche sur la pensée du cistercien. Il est non seulement considéré comme un représentant de la piété, mais aussi comme un écrivain, un théologien et un philosophe, ainsi qu’un « penseur esthétique » qui inclut la dimension de la beauté. La tentative systématiquement développée dans notre recherche est d’interpréter la pensée de Bernard comme l’expression d’une personnification iconologiquement comprise au sens de l’achèvement de l’image créative de Dieu, comme avant-goût eschatologique. Enfin, la vision de la recherche sur la mystique médiévale se fait en référence à des projets philosophiques, linguistiques, et théologiques plus récents (Giorgio Agamben, George Steiner, Serge Boulgakov).

2Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique (S. 69-86), vol. 5, trad. Raffaele Fassetta, Paris, Éd. du Cerf, 2007, p. 165-169.

3Emmanuel Falque, Le livre de l’expérience. D’Anselme de Cantorbéry à Bernard de Clairvaux, Paris, Éd. du Cerf, 2017, p. 27.

4Ibid., p. 17.

5SCt 3,1, Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique (S. 1-15), vol. 1, trad. Raffaele Fassetta, Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 101.

6Michel Quenot, De l’icône au festin nuptial. Image, Parole et Chair de Dieu, Saint-Maurice, Éditions Saint-Augustin, 1999, p. 151, 154.

7E. Falque, Le livre de l’expérience, op. cit., p. 330.

8Ibid., p. 330-331.

9La posture apophatique orthodoxe se traduit par un recours à la poétique du langage et au sublime des images (les icônes) plutôt que par la logique conventionnelle et les notions schématisées. À ce propos, Christos Yannaras, La foi vivante de l’Église. Introduction à la théologie orthodoxe, trad. Michel Stavrou, Paris, Éd. du Cerf, 1989, p. 35-37 ; p. 171-173.

10SCt 79,1 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique (S. 69-86), op. cit., p. 261.

11Denis Farkasfalvy, L’inspiration de l’Écriture sainte dans la théologie de saint Bernard, Romae, Herder, 1964, p. 84.

12SCt 51,7 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique (S. 51-68), vol. 4, trad. Raffaele Fassetta, Paris, Éd. du Cerf, 2003, p. 53, n. 2. La formule « enseigner l’inconnu par l’inconnu » n’est pas employée par d’autres Pères de l’Église.

13La théologie orthodoxe fait une distinction entre la voie négative développée en Occident et la « connaissance apophatique » qui n’est pas épuisée par les définitions analogiques et causales. Mais elle les présuppose et les contient comme une possibilité fondamentale. L’apophatisme théologique se définit comme une synthèse simultanée d’affirmation et de négations. L’exprimable et l’inexprimable s’entrecroisent. Cf. Christos Yannaras, De l’absence et de l’inconnaissance de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 1971, p. 80-122.

14Pour aller plus loin, voir : John Panteleimon Manoussakis, After God: Richard Kearney and the Religious Turn in Continental Philosophy, New York, Fordham University Press, 2005 ; Colby Dickinson, Theology and Contemporary Continental Philosophy. The Centrality of a Negative Dialectic, London/New York, Rowman & Littlefield, 2019.

15Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Éd. De Minuit, 1983.

16Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986.

17Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Paris, Seuil, 1990.

18Colby Dickinson, Adam Kotsko, Agamben’s Coming Philosophy. Finding a New Use for Theology, Lanham, Rowman & Littlefield, 2015.

19Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains, trad. Judith Revel, Paris, Payot, 2004.

20Giorgio Agamben, Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, trad. Joël Gayraud et Martin Rueff, Paris, Seuil, 2008.

21Giorgio Agamben, Opus Dei. Archéologie de l’office, trad. Martin Rueff, Paris, Seuil, 2012.

22Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, trad. Joël Gayraud, Paris, Rivages, 2011.

23Giorgio Agamben, L’usage des corps, trad. Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2015, p. 352.

24C. Dickinson, A. Kotsko, Agamben’s coming Philosophy, op. cit., p. 252.

25G. Agamben, Le temps qui reste, op. cit., p. 48.

26Giorgio Agamben, Le Sacrement du langage, Archéologie du Serment, trad. Joël Gayraud, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2009.

27Serge Boulgakov, Philosophie du Verbe et du Nom, trad. Constantin Andronikof, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme, 1991.

28G. Agamben, L’usage des corps, op. cit., p. 104-105.

29G. Agamben, Le temps qui reste, op. cit., p. 152.

30SCt 72,2 ; Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique (S. 69-86), op. cit., p. 115.

31En faisant une relecture de notre article, le professeur Pierre Gisel nous a fait part d’une communication personnelle très stimulante pour affiner notre sujet. Pour cette raison, il nous a paru important d’ajouter dans la conclusion de l’article quelques citations provenant de la relecture du professeur Gisel.

32Pierre Gisel, communication personnelle.

33Ibid.