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D’un relationnel personnel au cœur du théologique

De la relation à quoi ou à qui ? comment et en vue de quoi ?

Pierre GISEL

Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Lausanne

1. L’horizon : données et défis contemporains

L’argumentaire du colloque ciselait ainsi les données du contemporain, et du coup les défis : « dans nos sociétés [...] la religion a [...] cessé de structurer l’espace social et politique, elle se manifeste de plus en plus dans sa dimension personnelle, à travers des formes de “religiosité privée” ». Et le texte de préciser, à propos de ces formes de religiosité, qu’elles sont « fondées sur la recherche d’une relation non médiatisée avec un Dieu intime »1 (je souligne).

On touche là un point fondamental et décisif à mon sens. Et il sous-tendra mon propos.

Mais, d’abord, élargissons le constat. À l’encontre de la vision unilinéaire, unidimensionnelle aussi, qui caractérisait les théories classiques de la sécularisation2, il y a de l’inédit, fait de redistributions et d’innovations. Au plan religieux comme au plan social. C’est d’ailleurs l’un de mes axes de travail que de mettre en lumière que ces deux champs doivent être travaillés ensemble et mis en interaction.

L’inédit, ce sont, pour commencer, des modifications qui touchent les traditions dans leur manière de se penser et d’envisager leur rapport au monde. L’illustrent des phénomènes de radicalisation, mais des tendances aussi à investir la religion comme compensation à du déficit social ; ainsi, se vouloir d’abord communautaire à une époque de perte de lien, ou focaliser sur le seul développement personnel à un moment de fragmentation et d’impératifs fonctionnels conduisant à une dilution du sujet. Quitte à se retrouver découplé de toute prise réelle sur la socialité dans laquelle prend corps ce sujet, et dès lors abandonné à des crises d’identité sourdes ou plus manifestes.

L’inédit, c’est aussi ce que les sociologues ont appelé dans le dernier tiers du XXe siècle des « nouveaux mouvements religieux » (scientologie, Fraternité blanche universelle, raéliens, ordre du Temple solaire...), qui donnaient à voir qu’il y a, au cœur de la modernité, de la création religieuse, chose d’ailleurs, à y regarder de près, tout sauf nouvelle. Et il y a surtout, central pour ce qui nous retient ici, des formes plus diffuses du religieux, ou plus disséminées, transversales au surplus, et qui peuvent compliquer le travail d’une enquête sociologique quantitative. C’est qu’elles ne se déploient pas – ou pas seulement – sur le terrain communément balisé comme étant celui des religions, ou même du religieux. À une analyse un peu fine, ces formes y sont certes repérables, les sociologues pouvant parler, par exemple, de religieux « alternatif », ainsi les éditeurs3 du collectif au titre par ailleurs bien significatif, Religion et spiritualité à l’ère de l’ego, dont le sous-titre retient justement ce terme, inséré dans une constellation non homogène : Profils de l’institutionnel, de l’alternatif, du distancié et du séculier. Mais elles se déploient aussi – en toute sécularité pourrait-on dire – au cœur du médical ou de ce qui est tenu pour du paramédical, en lien à la santé, à la nourriture, à la quête d’équilibres de vie plus en harmonie avec l’environnement naturel. Et qui alors, souvent, ne se disent pas religieuses. On touche là tout particulièrement à la montée de visions « holistes », où certains ont vu une « révolution spirituelle »4, mais qui, à mon sens, n’affecte justement pas seulement ce qui peut être estampillé comme religieux.

1.1. De la spiritualité opposée aux religions

Si nous resserrons la focale sur le terrain du religieux et ce qui s’y passe, un premier point est à noter, de constat banal mais qu’il convient quand même de ne pas escamoter : ce que recouvre le mot religion est aujourd’hui plutôt refusé, voire vilipendé, alors que ce que vise le mot spiritualité a bonne presse. C’est que, pour le contemporain, religion va avec institution, donc avec médiations – de toute manière de la construction historique –, alors que spiritualité va avec subjectivité, ce qui s’y noue, s’y décide et s’y assume. La religion se voit du coup rapportée à héritage et contrainte, la spiritualité à un présent à habiter et à une liberté à laquelle donner cours.

Par-delà institution et médiation – en couple antithétique à subjectivité et liberté – se tient un autre couple, les deux étant d’ailleurs liés : la religion est récusée en ce qu’elle vivrait d’hétéronomie et de vérité extrinsèque, la spiritualité se conjuguant avec autonomie et vérité intérieure ou intériorisée.

Pas besoin de longuement illustrer cette donne. Rappelons simplement qu’on trouve sur le marché des propositions de « spiritualité laïque » ou de « spiritualité sans Dieu » – cela vaut titres de livres qui peuvent se vendre à plus de 100 000 exemplaires –, qu’on a de plus en plus d’« accompagnateurs spirituels » dans des institutions publiques, à l’hôpital pour commencer – c’est nouveau, donc significatif, qu’ils y soient intégrés, et c’est à ce titre qu’ils le sont, ce qui est tout aussi significatif –, qu’en librairies, les rayons spiritualités sont 100 fois plus fournis que les rayons religions, que quand l’écologie croise la religion dans sa recherche d’un type de rapport au monde autre que le toujours-plus et toujours-même d’un contemporain prédateur, elle en appelle à de la spiritualité5, que les propositions à l’enseigne d’un « développement personnel » intégrant du spirituel, mais ne convoquant justement pas les registres de la religion, occupent un large terrain. À quoi on peut ajouter la séduction qu’opère le bouddhisme, auquel on dit volontiers s’être converti « parce que ce n’est pas une religion ».

Cette conjoncture d’ensemble ne va pas sans caricatures du christianisme, voire de l’histoire occidentale (mais elles sont symptomatiques, donc à interpréter) ; et quand on redécouvre les veines mystiques de cette histoire, c’est souvent non sans relectures édulcorantes. Il en va d’ailleurs de même pour le bouddhisme, historiquement beaucoup plus contraignant et structuré – avec des rites, des maîtres et de fortes exigences imposées – que ce qu’en traduit la vulgate du temps.

1.2. Présence de formes religieuses de frappe nouvelle

À côté du couple antithétique spiritualité-religion et de ce qui se joue sur chacun des deux termes, une deuxième donne est à enregistrer, la présence de formes religieuses de frappe nouvelle. On compte ainsi et pour exemples, en Suisse romande, des cercles chamaniques, des groupes néo-hindous, des associations taoïstes. Ces formes sont autres que celles des traditions religieuses historiquement porteuses, le christianisme pour commencer, protestant ou catholique, voire oriental, ce dernier pouvant toutefois se trouver plus volontiers mobilisé. Mais elles sont autres aussi que les « nouveaux mouvements religieux » que j’ai évoqués, et d’abord en ce qu’elles sont peu structurées. Elles dessinent une mosaïque de références, de rituels aussi, en stricte juxtaposition compensatoire à la société, ou réactive – non sans effet d’exotisme –, et non seulement en termes de lieux, mais au cœur de ce qui traverse chacun : de l’appartenance multiple, successive ou concomitante, et labile, sauf à considérer que dire ici appartenance est déjà trop fort.

On le pressent sans peine, il y a bien à « repenser le statut du collectif et du social », comme l’annonçait l’argumentaire du colloque. Et en débat ou correctif à « l’horizon individualisant » qui marque le présent. Mais – dit alors en petit décalage du même argumentaire –, cela ne vaut pas seulement en contrepoint des « religiosités contemporaines en Occident ». Pointer ces religiosités seules risque en effet de manquer ce qui est en cause. La disposition que je viens de parcourir est en effet plus large. Elle touche l’ensemble du religieux dans le contemporain, y compris ce qui se recompose au sein des christianismes, réformé ou catholique, voire évangélique, au moins pour ce qui concerne le communautaire et l’affectif, voire l’émotionnel6. Et elle touche le social comme tel.

2. De quelques motifs en jeu

En cause au cœur du panorama esquissé, je vois trois motifs, que je thématise comme suit.

2.1. De la médiation en perte de plausibilité et des crises qui y sont liées

La première thématique, déjà évoquée, tourne autour des médiations, aujourd’hui spontanément plutôt vues comme obstacles et tenues pour arbitraires, à quoi on oppose la quête d’un rapport direct à la vérité, ratifiée au plan de chacun et en toute liberté, la sienne, celle de ce qui devrait faire le corps social – ici communautaire –, celle de ce qu’on peut appeler Dieu, lié par rien d’autre que sa pure volonté. Or, en matières religieuses, il y avait médiation parce qu’il n’y a pas de rapport direct à la vérité et ce, non seulement de fait (il n’y a pas d’évidence de Dieu, pas plus que des propositions mises en avant par telle tradition), mais au vu du type de vérité en jeu, qui requiert du cheminement7. Qui suppose aussi qu’on assume que les réalités proposées sont hors univocité, étant faites de données hétérogènes qu’elles médiatisent justement, au creux de l’humain, de la culture et des sociétés. Des données hétérogènes puisque y sont en cause ce qui fait l’humain comme tel, ce qui s’y tient en excès et ne peut qu’être visé, ce qui prend forme dans les représentations et autre imaginaire sous-tendant le collectif : du culturel et du social dont le religieux est fait, pour le meilleur du religieux d’ailleurs.

La crise des médiations – ou le refus qui leur est opposé – n’est pas aujourd’hui centrale en matières religieuses seulement, mais, tout autant et selon leurs coordonnées propres, en matières politiques ou plus globalement sociales. C’est à ce propos que Zygmunt Bauman parle de société « liquide »8, désinstitutionnalisée, sans corps intermédiaires ni instances correspondantes reconnues, pensées et dès lors régulables. Une société qui produit de la radicalité en matières religieuses – des fondamentalismes ou autres intégrismes –, hors tradition historique différenciée parce qu’hors incarnation et acculturation, et qui, en matières politiques, produit des affects individuels – sanctionnés des seuls droits subjectifs –, hors réalités intermédiaires structurantes, comme s’il n’y avait rien entre l’individu et un espace républicain ou national supposé ou voulu homogène.

L’argumentaire du colloque s’interrogeait ainsi : « une société sécularisée est-elle [...] exclusive de toute médiation ? » À mon sens, y répondre requiert qu’on remette sur le métier ce que l’on peut et doit entendre sous séculier, sans quoi on risque de mettre en avant des propositions en forme de contre-modèles, de fait réactionnaires, sans compter qu’on ne sera pas allé au fond des problèmes en jeu, de ce qui s’y dit de symptôme et de ce qui en sourd d’exigences.

2.2. De l’extériorité à repenser ; ce qui en est requis et les risques qui s’y greffent

La deuxième thématique s’organise autour de ce qui est extérieur au sujet, aujourd’hui récusé comme hétéronomie – aliénante –, à quoi on oppose l’autonomie, voire l’autoposition ou, au moins, la ratification de toute proposition au travers de ce que je peux en éprouver, en sentir, ou m’en expliquer comme authentique et approprié à mon devenir d’existence.

À mon sens, il convient ici non de défendre des extériorités valables en et pour elles-mêmes, quelles qu’elles soient, mais de repenser ce qu’il en est du sujet : un avènement, singulier mais construit, consistant et résistant parce qu’à même d’assumer sa différence et la validité de ce qu’il vise. Ce qui suppose d’être au clair quant à sa condition, à ses possibles et à ce dont elle peut être porteuse. Une condition déterminée à chaque fois – notamment en termes de culture et de socialité –, où l’on a à répondre de soi en répondant en même temps de ce qui est donné, extérieur en ce sens, certes à décaler, à refigurer et à prendre en charge, mais hors fantasme de terre vierge où tout serait à inventer à partir de soi. Un sujet pour qui sont données ensemble de l’extériorité et de l’existence en première personne. Où l’extériorité provoque et nourrit, et où l’existence personnelle se fait habitation d’un donné non choisi, pour reprendre et porter plus avant ce qui s’y est tissé, y est inscrit, y est en souffrance et en promesse.

Or nous sommes dans un temps peu propice à l’avènement de sujets forts et responsables, parce que s’assumant en lien à d’autres et en différence ; notre temps dispose plutôt, voire formate, des humains fonctionnalisés – hors espaces intermédiaires consistants et faits d’avènements en co-construction –, des humains du coup livrés aux seules opinions.

Il y a ici urgence. Mais on aura compris qu’il convient de repenser chacun des deux pôles trop souvent mis en opposition – parce que subrepticement idéologisés –, l’affirmation de soi d’une part, légitime en tant que telle mais à construire, et l’extériorité d’autre part, qui peut se faire aliénante mais qui, retravaillée de l’intérieur, peut s’avérer féconde et participer à une naissance à soi.

2.3. De ce qui peut légitimer, et dont on puisse rendre compte en rationalité publique

Une troisième thématique touche ce qui, des deux précédentes, rejaillit sur ce qu’il en est du christianisme – comme sur ce qu’il en est de toute tradition analogue –, ce qui nous en vient et ce que nous en faisons. Comme toute tradition, le christianisme ne pourra en effet qu’être contesté, et à juste titre à mon sens, s’il se présente – c’est souvent le cas aujourd’hui, et c’est plutôt nouveau – comme étant à comprendre et à vivre en lien à un fondement propre, extérieur et non médiatisé, qui le légitimerait à lui seul, un fondement au départ d’une tradition spécifique, en principe ou idéalement continue, du coup à corriger quand elle ne l’est pas, et homogène, dès lors à préserver des acculturations qui en guettent le déploiement tout au long de son histoire.

Il convient de quitter ici la vision d’une tradition ou d’une institution qui se comprendrait et se validerait selon un système auto-référencié, mettant en avant une origine qui aurait à commander son déploiement, une origine séparée et à laquelle on en appellerait sans passage par soi, ni en termes d’accomplissement de l’humain, ni en la forme d’une reprise intellectuelle assumée de ce qui peut en faire alors la validité.

Dit positivement, cela suppose qu’on investisse le moment de l’institutionnel et de ce qui s’y instaure d’organisation sociale et de représentations culturelles, et qu’on sache en lire les réalités en fonction des motifs humains et sociaux de pertinence générale qui y travaillent. On ne pourra mener à bien cette tâche qu’en débat critique avec le contemporain, aussi vrai que notre monde est traversé d’un profond trend de désinstitutionalisation et de perte des médiations, ne prisant que des individualisations hors enracinement culturel et hors histoire, sur fond neutralisé et du coup mondialisé, comme l’a mis en lumière Olivier Roy. Où l’on se retrouve hors régulation, parce que hors consensus touchant un espace d’arbitrage possible intellectuel et social –, et dès lors livré tant au populisme des affects et des opinions qu’aux radicalités religieuses des seules convictions.

Comme les deux précédentes, la thématique ici en cause est à reprendre et à approfondir. On s’était décalé des critiques en forme de simples refus opposés à l’encontre de réalités médiatrices et de toute validation d’extériorité, sans pour autant tomber dans une entreprise, apologétique, qui entendrait simplement réaffirmer la valeur tant des médiations mises en avant que de l’extériorité fondatrice ou instituante à laquelle elles renvoient. C’est qu’il était requis d’honorer ce qui se cache derrière ces refus, d’en prendre la mesure, pour, en fin de compte, donner une forme reconfigurée à ce qui, de l’humain et du social, se cherche ou s’affirme au cœur du présent. Mais cette forme ne sera justement reconfigurée que dans la mesure où l’on aura approfondi la réflexion sur les enjeux qu’en porte la quête et qu’on se sera dès lors trouvé à même d’en répondre selon une validation propre. Ce qui suppose que le présent soit autrement relu que ce qui s’en donne spontanément, et qu’il ne soit pas vu comme champ neutralisé à investir en dehors de ce qui le travaille et y bouillonne.

3. Retour sur le christianisme

3.1. Une régulation qui passe par une pluralité d’instances non homogènes

Touchant la nécessité et le bien-fondé d’un recours à l’expérience, je partirai des « propositions de foi » que cisèle Gerd Theissen. Elles se présentent certes comme catéchisme critique9, mais, touchant ce qui nous retient ici, ce pour quoi plaide leur auteur est, de fait, classique.

Dans la première section du livre, la proposition 5 annonce, sous le titre « Quelles sont les bases de la foi ? » : « la foi a des sources : la Bible et la tradition, l’expérience et la raison ». Le recours à l’expérience s’explicite alors ainsi : « rien ne peut remplacer l’éclair de la vérité dans la vie personnelle [...]. L’expérience donne son évidence à la foi transmise par la tradition »10. On lira aussi, dit en d’autres termes, pt 14 : « Rien n’est valable simplement parce que cela a toujours été valable. La Bible et la tradition ne convainquent ni par leur autorité ni par la revendication d’une révélation dont d’autres auraient été l’objet. C’est seulement notre propre expérience qui nous donne [une] certitude »11.

Testé dans des groupes de l’Église réformée d’ici, la mise en avant de l’expérience au titre d’une « base » de la foi a pu surprendre. Une surprise qualifiée d’heureuse. C’est probablement qu’on s’attendait à des légitimations plus autorisées. La Bible – « texte fondateur », comme on dit depuis peu, malencontreusement12 mais symptomatiquement13 – ou, en contexte non protestant, la tradition, voire le magistère.

Or, en tradition chrétienne classique, c’est un ensemble d’instances qui préside à la régulation de la foi, et en est justement partie intégrante le sensus fidelium ou sensus fidei14 – ce qui, au plan du sujet, est ressenti et expérimenté –, à côté de la Bible, de la tradition, de la théologie – dont le dogme, spécifique – et du magistère15. Et ces instances sont non seulement diverses, mais hétérogènes, n’entrant pas dans les coordonnées d’un même espace où, disposées côte à côte, elles pourraient être hiérarchisées et, pour commencer, organisées.

Ne nous n’y méprenons pas, il y a ici une pertinence de ce qui est expérimenté, éprouvé, incarné et pris sur soi, parce que le christianisme reconnaît et confesse un salut qui n’est pas aliénation – soumission à une réalité ou à une vérité garantie par autorité, alors qu’en christianisme traditionnel, c’est la vérité qui a autorité, dans la mesure où elle est reconnue vraie –, mais restitution de l’humain à lui-même. Restitution à ce qu’il est, certes inaccompli ou de fait distordu, mais distordu au cœur même de ce qu’il vise, pour le meilleur, et demandant à être repris de l’intérieur et assumé par et pour soi, même si le sujet en advenir qu’est l’humain se noue dans un cadre donné, riche d’antécédences instructives et fécondes, et lourd de promesses à relever, comme d’égarements dont s’alerter.

3.2. Une irréductible polarité présidant à l’économie croyante

Pour ce qui nous retient, la dualité Christ-Esprit est centrale et significative. À condition de bien voir que les deux pôles en jeu ont chacun leur pertinence, spécifique, et qu’aucun ne saurait valoir à lui seul et sans l’autre. C’est qu’ils cristallisent deux moments constitutifs d’une économie croyante déployée à même le réel – hors fondement direct –, passant par la chair du monde et les sujets qui y et en naissent. Ici, la phrase du Christ Jésus à ses disciples selon Jean 16,7, « il est avantageux pour vous que je m’en aille », doit toujours à nouveau être méditée : avantageux que je m’en aille et que soit ouvert l’espace de l’Esprit, de ses « œuvres », dit le texte, les « mêmes » œuvres, voire « de plus grandes ». Sans quoi la référence au Christ ne peut que se faire christolâtrie – accrochée au seul Christ, perdant même de vue que sa réalité est le lieu d’un renvoi à un Dieu qu’elle n’est pas –, alors qu’elle est le moment passé d’une détermination à reprendre au cœur d’un mouvement qui se poursuit toujours à neuf. De même que, corrélativement, l’évocation de l’Esprit, moment d’effectuation au cœur de chacun et dans la dispersion des nations, ne peut, autonomisée, que virer à un présentisme sans distance ni critique, et à un subjectivisme livré à l’enthousiasme de ses seules expériences, de ses seuls engagements et convictions.

3.3. Une suite d’incarnations au creux de l’humain et des cultures

En christianisme, la foi se noue au cœur du monde et selon ce qu’est l’humain, au gré du procès ouvert de l’avènement de cet humain et visant à le reprendre en en appelant d’une vérité toujours à nouveau à incarner et à effectuer. D’où le jeu d’une pluralité d’instances présidant à son déploiement et la polarité d’une référence à la figure du Christ Jésus et d’une évocation de l’Esprit, distinctes dans ce qu’elles sont et quant à leur fonction respective. Le régime de l’Esprit et de ce à quoi il commande n’est pas le maintien, comme en surplomb, d’un Christ suppléant à une absence entre la mort de Jésus et la venue d’un Royaume eschatologique.

Du coup, le christianisme est convoqué à prendre toujours à nouveau corps dans les sociétés et les cultures qu’il traverse et qui le traversent, dont à vrai dire il dépend, selon une condition à assumer et où s’inscrire. Pas de fondement unique ici, séparé et valant pour lui-même, mais une suite discontinue dont on ne pourra penser une identité qu’au gré d’une construction seconde. Se référer à une prédication originaire ayant vocation à se répandre à partir d’elle-même est égarant. Le christianisme n’a jamais été, ni n’a à être, une donne qui ferait progressivement « tache d’huile », ni n’est à comprendre comme auto-déploiement progressif visant accomplissement plénier. On a ici à se démarquer d’une compréhension que le catholicisme a pu accréditer, mais dont le protestantisme n’est en rien exempt. J’en veux pour illustration le programme politique du 7 juillet 2020 proposé par l’autorité de l’Église évangélique réformée du Canton de Vaud à l’enseigne d’une « Vision » qui s’énonce ainsi, dramatiquement à mon sens, parce que subrepticement sectaire : « Les nouveaux comportements, rendus possibles par la découverte de l’Évangile annoncé par Paul, ont commencé au sein des communautés et ont fait tache d’huile dans la société. »16

Une telle représentation est historiquement fausse et contraire au génie du christianisme, commandé par le type de vérité qu’il met en œuvre. Faut-il rappeler que l’appareil doctrinal et les propositions théologiques sensées du christianisme, aussi bien que sa forme d’institution, ne proviennent en rien de la Bible, mais sont des produits de l’Antiquité tardive, non seulement dans leur vocabulaire ou leurs contours, mais dans leurs logiques mêmes, qui sont celles du temps – c’est à l’évidence le cas des dogmes christologique et trinitaire –, alors possibles parmi d’autres bien sûr, et souvent en débat et conflit avec d’autres, mais des débats et des conflits relevant d’un terrain balisé des mêmes coordonnées ?

Dans son fameux « Discours de Ratisbonne » de 2006, Benoît XVI a souligné l’importance de ce moment, à l’encontre de positions entendant procéder à une « déshellénisation du christianisme », telles celles de bien des modernes, historiens ou théologiens d’ailleurs et se revendiquant volontiers de la Réforme protestante17. Le projet en fut central dans le libéralisme protestant, ainsi chez Harnack voulant valider le « simple et pur message » de Jésus, ou, différemment, dans la théologie dialectique mettant en avant le « kérygme » d’une interpellation radicale. Mais, en christianisme, il n’y a pas de vérité religieuse – pas d’Évangile – hors un tissu qui la précède, hors un tissu dans lequel elle s’inscrit, ni hors le tissu d’une histoire ultérieure où s’en marque un témoignage. Cette vérité est ainsi liée aux moments historiques contingents dans lesquels elle a opéré, y donnant forme à des expressions humainement sensées et éprouvées. Je me trouve ici en accord avec Benoît XVI pour souligner que la vérité proclamée doit être de teneur humaine et dicible en raison, ni étrangère au monde, ni ne se légitimant en recourant à un motif extrinsèque émargeant à un système auto-référencié.

On ne saurait donc court-circuiter le moment d’hellénisation au profit d’une origine se tenant en deçà, au fond un fantasme, de fait dangereux parce que non médiatisé en raison et en texture humaine personnelle, comme si cette origine devait valoir pour elle-même. Mais ce moment n’a pas à valoir modèle, à répéter. La modernité, en des déploiements au surplus différenciés, ne vit pas des mêmes schèmes culturels que ceux de l’Antiquité tardive, et le Moyen Âge avait déjà marqué des déplacements non négligeables par rapport à l’héritage reçu du moment antique. À quoi s’ajoutent les formes qui sont celles de christianismes indiens, chinois, africains ou autres.

Il convient de prendre en compte les positivités propres au christianisme, inscrites dans la culture et les expériences humaines – et alors validées par et pour des sujets –, mais sachant qu’elles sont à chaque fois contingentes, comme toute réalité en ce monde. Relire l’effectivité du christianisme se déployant dans la diversité des temps et des lieux où il est appelé à opérer fait voir une série de discontinuités socioculturelles, traversées en outre de différentes prises de position singulières. En est ouvert un double travail, à mener de manière conjointe mais différenciée, sur les possibles humains d’un temps donné d’une part, avec ses attentes et ses apories, sur la tradition chrétienne d’autre part, à problématiser et à penser de manière constructive pour le monde qui est le nôtre. On est ici aux prises avec des positivités, à prendre en compte dans leurs teneurs mêmes, non à évaluer selon le bien-fondé des intentions engagées ou selon une rectitude formelle, mais sans pour autant les sanctionner comme telles. C’est qu’elles sont à relire en lien à ce qui les travaille, sachant que l’inscription de la vérité au cœur du monde n’a à viser ni une harmonie maximale ni une forme idéale, mais à faire fructifier de l’hétérogène.

4. Éléments d’histoire récente

4.1. Couper d’avec la seconde scolastique

Mettre en première ligne le double moment d’une incarnation dans les cultures et d’une reprise sur soi du sujet ne se démarque pas seulement d’une vision du christianisme qui le rapporterait à une origine fondatrice valant pour elle-même, selon une pente aujourd’hui trop souvent suivie et qu’exacerbent des velléités de radicalisation. Il y a aussi à couper d’avec des constructions métaphysiques donnant à voir une vérité qui ne serait pas constitutivement passée par l’expérience humaine, personnelle et collective. Ce qu’il est convenu d’appeler la seconde scolastique, dominante dans les temps ayant mené à la crise moderniste de 1907, en fournit une cristallisation emblématique. L’essentiel de la « nouvelle théologie » déployée de 1937 à 1950, ainsi que de Vatican II, a justement consisté à se penser sur un mode autre que celui qui en sous-tendait la métaphysique, de logique plutôt formelle et hors historicité effective.

Je renverrai ici à Karl Rahner (1904-1984), acteur décidé, parmi d’autres, de ce déplacement de terrain18. La question du sujet et de ce qui s’y noue est chez lui centrale. Ouvrir son Traité fondamental de la foi de 1976 le confirme19 : ses premières parties déploient en effet une théorie de l’humain, un humain devant répondre librement de lui-même et étant travaillé par ce qui le dépasse, articulé à la question du « mystère de Dieu », sur fond d’une pluralité des voies empruntées et d’une condition « diasporique ». C’est sur cette donne que se reprennent ce qu’on peut entendre structurellement par « révélation », puis ce qui doit être médité de la figure Jésus-Christ – passant par une « phénoménologie de la relation » qui s’y noue – et de l’Église comme « médiation institutionnelle de la religion », dont sa « forme particulière dans le christianisme ». Les énoncés de ces différents axes sont éloquents, d’autant qu’ils sont repris comme titres de sections du Traité. J’ajoute que l’arrière-fond ignatien de Rahner ne doit pas être ici sous-estimé quant à la posture de fond et au geste spirituel qui lui est inhérent.

Au total, la perspective théologique et religieuse est celle d’un accomplissement, un motif central chez les Pères et repris chez les médiévaux dans les termes d’un achèvement « perfectionnant » le donné créaturel. C’est à mon sens sur cette ligne, et elle seulement, que se décide la vérité du christianisme – sa teneur et ce qui s’y noue –, la seule question étant celle, de fait ouverte et en débat, des modalités de cet accomplissement. En l’occurrence, elles touchent à la consistance du créé, en fin de compte résorbée ou non – voire sublimée – dans ce qui est proposé et mis en œuvre en termes de « salut » ou de visée idéale20.

4.2. La redisposition du motif de l’expérience chez Karl Barth

Barth et ceux qui le suivaient entendaient couper délibérément d’avec les affres de l’expérience religieuse dans lesquelles aurait sombré la théologie libérale, donnant lieu à un subjectivisme sans consistance et délétère. Une objectivité fut dès lors remise au centre, en sa force constitutive, mais ce n’était ni celle des orthodoxies confessionnelles, ni celle de l’évangélisme. Elle allait avec un Dieu hors prise – et tout-autre –, qui ne peut que perturber, et en lien à de l’événement survenant au cœur du monde. La disposition alors mise en place doit être bien perçue. S’y noue certes de l’expérience, mais « hors corrélation » et dans un dispositif qui a déplacé ladite « dualité kantienne » sujet-objet. On lira ici avec profit la thèse d’Anthony Feneuil21, que spécifie le sous-titre, Sur l’expérience religieuse chez Karl Barth et Henri Bergson.

Écoutons Barth, dans le premier volume de sa Dogmatique, au début de ses Prolégomènes. Sous le titre « La Parole de Dieu et l’expérience [Erfahrung] », il renvoie à « l’événement qu’est la réalité de la Parole »22. Je souligne qu’il est question d’un événement et ajoute qu’il convient de voir que, sous « Parole de Dieu », il n’y a ni à entendre un contenu particulier, ni à en appeler à une manifestation spécifique. Parole de Dieu est un concept construit, second, pour dire l’effet possible – de fait effectif – d’une parole humaine, quelle qu’elle soit ou quel qu’en soit le registre. C’est sans équivoque chez Barth : « Dieu peut nous parler par le moyen du communisme russe, d’un concert de flute, d’un bouquet de fleur ou d’un chien mort. » Il précise aussi que nous n’avons pas reçu « la mission de transmettre à d’autres hommes ce que nous aurons [...] entendu, comme s’il s’agissait [...] d’un message autonome » (je souligne)23.

Ce que vise Barth, c’est le moment où l’homme « se trouve déterminé dans son existence ». Cette « détermination », nous l’« appelons expérience », écrit-il24, précisant qu’elle « a lieu dans un acte d’auto-détermination humaine » – un fait qu’il qualifie au demeurant d’« indéniable » – et que seul un « malentendu » pourrait conduire à « penser que la situation de l’homme qui fait l’expérience de la Parole de Dieu comporte la suppression de son auto-détermination » (je souligne).

On notera que Barth aura aussi récusé toute idée d’une « concomitance » ou d’une « interaction », voire d’« une “unité de tension” entre le divin et l’humain ». Il ne convient pas non plus de penser, ajoute-t-il, que « l’homme accomplit [...] une plus ou moins grande partie de l’expérience, le reste étant laissé à l’action de Dieu ». C’est que « la coexistence de l’homme et de Dieu qui se produit dans l’expérience de la Parole n’est pas une coexistence sur le même plan » (je souligne).

Pas question dès lors, pour Barth, de faire fond sur une expérience religieuse – et irréductiblement religieuse25 –, en lien à « quelque faculté extraordinaire et cachée ». C’est qu’on se tient de part en part dans un ordre humain26, fait d’expérience « médiate », écrit Feneuil. On s’y trouve plongé dans le monde, un monde qui nous « dépasse » et où peut s’inscrire du « dépassement », mais comme « dépassement immanent de l’immanence », qu’on pourra alors tenir pour un moment d’« expérience indirecte de la transcendance » (je souligne). S’en trouve convoqué un penser de bout en bout humain et mondain, dont Feneuil souligne qu’il est de teneur indifféremment philosophique et théologique.

5. De l’expérience et du relationnel, sur quels modes et pour quoi ?

La perspective qui sous-tendait la traversée proposée est commandée par une vérité qui se noue au cœur du monde et selon ce qu’est l’humain, et non seulement en ce qu’elle s’inscrit dans les registres d’une existence en corps personnel, culturel et social, mais en ce qu’elle passe par l’acte d’une reprise propre à un sujet. En ce sens, l’expérience est ici centrale, et on peut ratifier Luther disant que « seule l’expérience fait le théologien »27. On ignore un théologique autonomisé, rapporté à un espace métaphysique ayant sa cohérence en lui-même ou à ce qui commanderait une tradition ayant sa consistance et ses continuités à partir d’un fondement propre, séparé – une Bible par exemple –, d’où viendraient des impulsions susceptibles de trouver des échos en ce monde.

Expérience donc, mais de quoi, comment, et en vue de quoi ?

En démarcation d’un trend contemporain – lié à une sécularisation en son fond neutralisante –, on ne sera pas en recherche d’immédiat. Ni avec soi, lieu de ce qui peut se passer et où il n’y a de sujet que déterminé, ni avec le monde, traversé de médiations historiquement instaurées, à déchiffrer et à reprendre, voire à reconstruire. On habitera plutôt le régime d’un corps-à-corps avec le réel, ce qui, de lui et inscrit en son cœur, me précède, m’est donné, que j’éprouve, et qui me convoque. Le réel dans sa consistance propre et marqué de « traces », dirait Emmanuel Levinas. De l’« infini » ou de la « transcendance » peut certes y être en cause, mais sur mode indirect, et s’avérer déterminant ou décisif, mais non en immédiateté, ni sans décalage foncier. Les médiévaux le savaient : l’habitation du monde se noue dans du « relationnel » et un rationnel surplombé d’un ad Deum – le fameux théologal – disant une modalité de la réception du monde.

L’argumentaire du colloque parlait d’une « relation » qui – et que ? – « sous-tendrait la possibilité d’une ouverture réciproque du fini sur l’infini ». On aura compris que ce moment d’ouverture est fondamental à mes yeux, à l’encontre de tout repli fonctionnaliste. L’existence est en effet le lieu d’une intrigue ouverte et en attente, sinon de résolution, au moins d’une prise en charge, d’une configuration pour commencer. Et s’y cristallise de l’infini – qui échappe, mais qui bouscule et commande à de l’opération au cœur du fini et aux prises avec ce fini –, ad infinitum d’ailleurs, parce que toujours à reprendre au gré du temps et de nos vies. Mais je ne parlerais pas d’ouverture « réciproque ». Si l’on peut parler d’ouverture pour le fini comme, métaphoriquement, pour l’infini, ce doit en effet être hors symétrie : fini et infini ne sont pas sur le même plan, le fini en étant à jamais décalé, et l’infini s’y disant en dif-féré, dans l’ordre tiers des médiations historiques.

Dans la foulée, l’argumentaire du colloque se demandait avec « quels outils conceptuels » pouvait être pensée cette double ouverture. J’en ai tracé une perspective possible, mais elle aura passé par une redisposition des données en jeu. Et alors que l’argumentaire évoquait « le “Tout Autre” », reprenant une expression chère à Karl Barth, la mise en place ici proposée ne pourra se contenter d’ouvrir sur un Dieu à infinie distance, mais devra le penser décalé justement, ou selon asymétrie. Du coup, l’altérité ne commandera pas à une interpellation directe, mais assignera à un détour par la chair du monde et les existences qui s’y nouent, ce qui s’y médiatise, en régime d’extériorité, et dont seul du récit peut rendre compte.

On se trouve alors dans les registres travaillés par le Levinas d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence28, différents de ceux de la théologie dialectique. S’y médite un « passage de l’Infini », sous un horizon « an-archique » que scandent des émergences propres sur fond de « démesure » et au creux de l’« illéité » du monde. S’y donne certes et peut s’en reprendre, s’en cultiver ou s’en honorer, de l’expérience. C’est qu’on y est touché au corps, à même le « sensible », d’où de la mobilisation et de l’engagement possible. Mais ce sera en vue d’un « témoignage » à poursuivre dans les traces passées et à jamais singulières d’un humain, dont la consistance de ce qu’il est et incarne renvoie à un Infini qui, hors toute proportion et ignorant toute voie unique, le fait advenir comme répondant de soi et de la vérité en excès dont il atteste.

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1Colloque « La relation personnelle à Dieu. Quelles perspectives d’étude ? », Notre Dame de la Route, Fribourg, 5-6 novembre 2020.

2Pour exemple d’une relecture critique se décalant du paradigme qu’avait accrédité la modernité, Hans Joas, Les pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement (2017), Paris, Seuil, 2020, et La foi comme option. Possibilités d’avenir du christianisme (2012), Paris, Salvator, 2020 ; on notera qu’une démarcation à l’égard des théories de la sécularisation était déjà à l’œuvre dans les travaux de Danièle Hervieu-Léger depuis environ quatre décennies.

3Jörg Stolz, Judith Könemann, Mallory Schneuwly Purdie, Thomas Englberger, Michaël Krüggeler (éds), Religion et Spiritualité à l’ère de l’ego. Profils de l’institutionnel, de l’alternatif, du distancié et du séculier, Genève, Labor et Fides, 2015.

4Paul Heelas et Linda Woodhead, The spiritual Revolution. Why religion is giving way to spirituality, Oxford, Blackwell, 2005.

5Cf. Dominique Bourg, Une nouvelle terre, Paris, Desclée de Brouwer, 2018 (voir ce que j’en reprends dans le chapitre 2 de Sortir le religieux de sa boîte noire, Genève, Labor et Fides, 2019), les diverses quêtes de « sobriété volontaire », invoquant souvent Pierre Rabhi, ou encore la « transition intérieure » et l’« écopsychologie », mises en avant par Michel-Maxime Egger par exemple.

6On pourra relire ces redispositions en les inscrivant dans le panorama que dessine Élisabeth Parmentier, « Prospectives en théologie pratique. L’épistémologie déroutée », Revue théologique de Louvain 51/4 (2020), p. 520-534, où se fait voir le passage d’une articulation différenciée au social à des « performances » proposées par des groupes affinitaires juxtaposés.

7Je renvoie ici au chapitre XI, « Statut de l’Écriture et vérité en christianisme », de mon recueil d’études, Du religieux, du théologique et du social. Traversées et déplacements, Paris, Cerf, 2012, p. 231-252.

8Cf. Zygmunt Bauman, Liquid Modernité, Cambridge, Polity Press, 2000 ; Id., La vie liquide (2005), Chambon, Le Rouergue, 2006 ; Id., Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007.

9Gerd Thiessen, Questions de foi. Dire le christianisme autrement (Glaubenssätze. Ein kritischer Katechismus, 2012), traduit par Jean-Marc Tétaz, Paris, Olivétan/Salvator, 2021. L’auteur est un exégète historico-critique du Nouveau Testament qui a régulièrement usé d’interfaces avec les sciences psychologiques et sociales.

10Évoquée ici à côté de l’expérience, la raison est traditionnellement assurée par la théologie, qui est une mise en forme constructive et conduite selon des principes rationnels de ce qu’est la foi, de sa teneur et de ce qui la tient.

11Dans la foulée, on lira aussi les pts 15 sur « comment peut-on faire l’expérience de Dieu ? », 16 sur les « formes d’expérience religieuse » et 17 sur la possibilité de « faire une expérience de ce qui dépasse toute expérience ».

12En ce que l’expression donne à penser que ces textes se tiennent au départ d’une tradition, alors qu’ils en sont partie prenante et ne sont en rien « fondateurs », ni historiquement ni de droit.

13En ce que l’expression cache la réduction – faute de savoir penser autre chose – de l’origine ou de ce qui autorise à du documentaire (par-delà : à du pur fait).

14Non sans parallèle existe aussi en islam, à côté du Coran, du Hadith et du fiqh, le jugement ou effort personnel (le ijtihad).

15Je l’ai souvent souligné, dès Croyance incarnée. Tradition, Écriture, canon, dogme, Genève, Labor et Fides, 1986 ; touchant le sensus fidei, cf. aussi, en prise sur l’aujourd’hui ecclésial, mon article « L’individu doit-il s’effacer devant la communauté ? », Évangile et liberté 347 (2021), p. 12-18.

16Le texte poursuit en parlant de « mûrissement individuel et communautaire », un motif qui a sa validité pour ce qui concerne chaque réalité donnée dans le temps et le monde, particulière et porteuse de promesses à accompagner spirituellement et pastoralement, mais non pour ce qui concerne le déploiement historique du christianisme ou du témoignage rendu au geste évangélique dans les diverses situations du monde et des cités.

17Pour ce qui suit, cf. mon texte « Vérité chrétienne et inscription dans la culture. Relire le Discours de Ratisbonne », in : Gabriele Palasciano (éd.), Dieu de raison ou de violence ? Confrontations théologiques sur le monothéisme suscitées par le Discours de Ratisbonne de Benoît XVI, Lyon, Olivétan, 2020, p. 121-134.

18Cf. le numéro des RSR 108/3 (2020), et Bernard Sesboüé, Karl Rahner, Paris, Cerf, 2001.

19Paris, Centurion 1983 et Cerf 2011 ; et voir ses Œuvres, au Cerf (32 tomes prévus, dont plusieurs doubles).

20Le motif de l’accomplissement est central dans les textes de Vatican II, mais se déploie d’une manière que j’ai plusieurs fois mise en cause, ainsi dans « Vers quelles communautés religieuses au cœur de quelle société ? », in : Diana Napoli et Pierre Gisel (éds), « Michel de Certeau (1925-1986) et la Compagnie de Jésus », RThPh 152/2 (2020), p. 163-188, ici 185-187. J’ai aussi régulièrement marqué – c’est non sans lien – un écart à l’endroit de Rahner à propos du motif de l’Église comme sacrement et de la à mon sens trop stricte réciprocité qu’il défend entre trinité ad intra et trinité « économique ».

21Le serpent d’Aaron, Lausanne, L’âge d’homme, 2015, ici p. 23s., 30-33, 413 ; cf. aussi « L’expérience comme promesse et comme détresse chez Karl Barth », Transversalités 149/2 (2019), p. 87-102.

22I/1* (1932), Genève, Labor et Fides, 1953, p. 192-194 et 197 pour ce qui suit, sauf si autrement signalé.

23Ibid., p. 53s. (cf. aussi, dans un autre registre de discussion, p. 256s.).

24On lira encore : des « hommes peuvent avoir l’expérience de la Parole de Dieu et devenir ce qu’ils sont par la détermination de cette Parole » (je souligne) ; ou : « L’homme qui connaît réellement la Parole de Dieu se connaît aussi lui-même comme existant dans le fait de sa vie, c’est-à-dire dans son auto-détermination. »

25On lira, en parallèle, John Dewey, Une foi commune (1934), Paris, La Découverte, 2011, p. 93s. : « aujourd’hui, on parle beaucoup, notamment dans les milieux libéraux, de l’expérience religieuse en tant qu’elle garantit l’authenticité de certaines croyances et le bien-fondé de certaines pratiques [...]. On va jusqu’à dire que l’expérience religieuse est le fondement ultime de la religion [...]. Je souhaiterais [...] souligner l’écart qui sépare cette position de celle que j’ai adoptée. Les tenants de l’idée selon laquelle il existe un genre particulier d’expérience qui serait en lui-même religieux en font [...] quelque chose de spécifique [...], qui se distingue de l’expérience en tant que cette dernière peut être esthétique, scientifique, morale, politique [...]. Or “religieux”, en tant que qualité d’expérience, signifie quelque chose qui peut appartenir à toutes ces expériences. Il s’agit de l’exact opposé d’un type d’expérience susceptible d’exister par elle-même » (je souligne).

26Celui d’« un être essentiellement et avant tout historique », écrit Barth.

27À ce propos, Christophe Singer, « La vraie théologie est pratique. Réflexions à partir d’un aphorisme luthérien », Études théologiques et religieuses 136/3 (2019), p. 451-473, ici p. 468.

28(1974) Paris, LGF, 1990 ; et cf. mon texte à paraître « Que veut dire pour le sujet et pour ce qu’on appelle Dieu exister dans l’asymétrie ? » ; et rappelons que l’autre grand livre d’Emmanuel Levinas, Totalité et infini, de 1961, avait pour sous-titre : Essai sur l’extériorité.