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Le dialogue de Thomas Merton avec les spiritualités d’Asie

Comment il enrichit l’approche chrétienne de la relation personnelle à Dieu

Agnès GROS

Faculté de théologie, Université de Genève

Introduction

Le thème de la relation personnelle à Dieu rejoint la question de la mystique et son inscription dans le champ de la théologie. Comment la fréquentation des spiritualités asiatiques peut-elle, par un déplacement du regard et un autre paradigme, élargir ce champ et y apporter d’autres éléments ? À cet égard, le parcours du moine trappiste américain Thomas Merton, né en France en 1915 et décédé à Bangkok en 1968, est riche d’enseignements. Merton a travaillé toute sa vie sur la contemplation et la vie intérieure, en s’efforçant de les mettre à la portée de tous les croyants et pas seulement des moines, ce qui était novateur dans le monde catholique antérieur à Vatican II. Sa fréquentation des spiritualités orientales à partir des années cinquante, en particulier du bouddhisme zen et de l’hindouisme, a fortement marqué sa vie spirituelle.

En 1938, étudiant en lettres à New York, Thomas Merton se convertit et reçoit le baptême dans l’Église catholique. En 1941, il entre au monastère trappiste de Gethsemani dans le Kentucky. À la demande de son père abbé, ce poète et écrivain rédige le récit de sa conversion, qui sera publié en 1948 sous le titre The Seven Storey Mountain (en français La Nuit privée d’étoiles). Comme maître des étudiants, puis des novices, Merton écrit sur la contemplation et la vie intérieure. Sa rencontre avec maître D. T. Suzuki, artisan de la diffusion du zen en Occident, l’amènera à développer une compréhension profonde du bouddhisme zen. Le moine trappiste va ensuite approfondir son étude des spiritualités orientales et y puiser des moyens d’aller plus loin dans la pratique de la contemplation, tout en s’engageant dans les combats du monde, à travers ses écrits et son abondante correspondance. Merton s’intéresse à tous ceux qui vivent une expérience spirituelle : les mystiques chrétiens, mais aussi les maîtres soufis, taoïstes, hindous, bouddhistes zen ou tibétains, ainsi qu’à la psychanalyse, notamment à travers les écrits de Carl Gustav Jung. En 1968, Merton reçoit l’autorisation de son supérieur de se rendre à une rencontre intermonastique à Bangkok. À cette occasion, il entreprend un voyage en Asie durant lequel il rencontre notamment le Dalaï-lama. Le 10 décembre 1968 à Bangkok, il meurt électrocuté, juste après avoir prononcé une conférence.

En partant de l’importance qu’accordait Merton à l’expérience vécue, au-delà des concepts, à travers le récit de son expérience mystique à Louisville en 1958, nous aborderons les thèmes de l’interdépendance, centrale dans le bouddhisme, du moi intérieur ou du « point vierge », et du travail sur le « faux moi ». Nous verrons comment la méditation zen nous parle de l’importance d’être présent, du silence et de l’abandon à plus grand que soi ; comment le thème de la kénose des chrétiens rejoint la notion de vacuité des bouddhistes ; comment il est urgent de remettre la mystique au cœur de l’expérience chrétienne et de faire se rencontrer l’Orient et l’Occident. Le récit de son expérience d’Éveil vécue à Polonnaruwa quelques jours avant son décès sera l’occasion de voir en quoi le moine trappiste a été un pont entre deux mondes, en enrichissant le vocabulaire chrétien de la mystique et de la relation à l’Absolu, et un pionnier du dialogue interreligieux invitant à la communion au-delà de la communication.

1. La primauté de l’expérience

Pour Thomas Merton, la relation à Dieu est plus importante que l’appartenance à une religion et l’expérience prime sur les discussions théologiques. Merton rejoint en cela les grands mystiques chrétiens, comme Évagre le Pontique et Maître Eckhart qu’il a beaucoup étudiés, ainsi que les théologiens qui ont écrit sur la mystique, comme le jésuite Michel de Certeau, le pionnier du dialogue avec l’hindouisme Bede Griffiths ou le jésuite sri-lankais Aloysius Pieris sur le bouddhisme. Pieris considère Évagre le Pontique, ce Grec du IVe siècle, comme plus bouddhiste que chrétien dans son analyse de la conscience humaine, et ce seize siècles avant Sigmund Freud1. Évagre fut ignoré à une époque où les chrétiens s’intéressaient plus à définir la christologie en employant des concepts de la philosophie grecque qu’à l’expérience spirituelle. Dans le premier cours qu’il donne aux novices sur la mystique, Merton affirme que « sans mystique il n’y a pas de théologie, et sans théologie il n’y a pas de vraie mystique. [...] Séparer la théologie de la spiritualité est un désastre »2. En cela, il est proche des bouddhistes pour qui l’expérience prime sur le discours spéculatif. On compare en effet l’enseignement du Bouddha à un radeau que l’on peut abandonner une fois que l’on a atteint l’autre rive. La parabole bouddhique de l’homme atteint par une flèche empoisonnée rappelle aussi qu’il est plus urgent de retirer la flèche et de soigner le blessé que de spéculer sur la direction d’où venait la flèche ou sur l’identité de celui qui l’a envoyée.

Merton prône une théologie de l’expérience passant par l’exercice de la charité. On retrouve cela dans ses cours sur la mystique, notamment dans ce qu’il dit de Bernard de Clairvaux et de son commentaire du Cantique des Cantiques3. Pour Merton, Bernard de Clairvaux, en s’attachant surtout au mystère de notre union à Dieu, est un véritable théologien. L’important n’est pas d’étudier ou de comparer les doctrines mystiques, mais d’expérimenter comment le mystère de l’union de l’âme à Dieu est une prolongation de l’Incarnation et comment la charité nous unit à Dieu, en faisant fi des expériences psycho-physiques, des extases ou autre manifestations extra-ordinaires.

2. Une expérience au-delà des mots

Dans son ouvrage L’expérience intérieure, dont le titre originel était The Dark Path, en référence à la « nuit obscure de l’âme » de Jean de la Croix, Merton rappelle que :

toutes les formes de contemplation authentique ont quelque chose en commun. Qu’elles soient ou non associées à nos propres efforts, elles tendent vers un contact expérientiel obscur avec Dieu au-delà des sens et même, d’une certaine manière, au-delà des concepts4.

Merton fait maintes fois référence à Maître Eckhart qui recommande : « Cherchez Dieu afin de ne jamais Le trouver. » Si vous pensez l’avoir trouvé, il ne sera pas celui que vous aurez trouvé. Dès que vous essayez de le saisir, il s’échappe. Il n’est pas un objet, il n’est pas une personne. Il est le Tout qu’on ne peut découvrir que dans l’expérience de ne pas Le découvrir. « Tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne saurait me voir et vivre » (Ex 33,20). Lui donner tout autre nom que « Je suis » court le risque d’en faire une idole. Ce que nous expérimentons dans la prière nous fait évoluer et change notre vision de Dieu :

L’expérience mystique du chrétien ne consiste pas seulement en une prise de conscience du moi intérieur, mais aussi, par une intensification surnaturelle due à la foi, en une saisie expérientielle de Dieu comme présent au-dedans de notre moi intérieur5.

Pour Thomas Merton, l’expérience spirituelle se situe au-delà des mots, des concepts, des barrières de religions ou de doctrines ; c’est vivre, sentir de tout son être la présence de Dieu. Voici comment il décrit la plus forte expérience de contemplation, et la plus rare :

La meilleure de ces initiations est un vide soudain de l’âme dans lequel les images disparaissent, les idées et les paroles se taisent, la liberté et la clarté s’ouvrent subitement en nous de telle sorte que tout notre être saisit ce que Dieu a de prodigieux, de profond, d’évident, en même temps que ce qu’Il a de distant et d’infiniment incompréhensible6.

Dans son ermitage, en décembre 1964, juste avant de recevoir de son abbé l’autorisation d’y passer des journées entières, cet amoureux de la nature vit cette saisie expérientielle. Il est rempli d’un sentiment de bonheur et d’union à Dieu :

Couché dans mon lit, réalisant soudain que j’étais, que j’étais heureux. Prononçant ce mot étrange « bonheur » et réalisant qu’il était présent, mais pas comme un « ça » ou comme un objet. Il existait tout simplement. Et c’est ce que j’étais. Et ce matin, descendant, observant la multitude des étoiles au-dessus des branches nues de la forêt, je fus soudainement frappé pour ainsi dire par la révélation en entier du sens de toute chose : que l’immense miséricorde de Dieu était sur moi, que le Seigneur dans sa bonté infinie avait abaissé son regard sur moi et m’avait donné cette vocation par amour, et qu’il en avait toujours eu l’intention. [...] La seule réponse possible est de sortir de vous-mêmes avec tout ce que l’on est, ce qui n’est rien, et répandre ce « rien » par gratitude que Dieu est qui Il est. Tout discours est impertinent ; il détruit la simplicité de ce « rien » devant Dieu en faisant croire comme s’il était « quelque chose »7.

3. L’expérience de Louisville

Les journaux de Merton relatent des expériences fortes d’union à l’univers, au Divin, à chaque être humain et chaque être vivant. Un tournant dans sa vie spirituelle, une véritable épiphanie, est son expérience du « point vierge » à Louisville, cette plongée vers le « fond de l’âme » dont parle Maître Eckhart, dans la « mer infinie de la divinité »8. Merton en donne le récit dans son ouvrage Réflexions d’un spectateur coupable9. Cette expérience, que l’on peut qualifier de mystique, a eu lieu le 18 mars 1958, dans un quartier commercial et non dans la solitude de son monastère :

À Louisville, au coin de Fourth et de Walnut streets, au centre du quartier commercial, j’ai été tout à coup écrasé par le sentiment que j’aimais tous ces gens, qu’ils m’appartenaient comme je leur appartenais, et qui, bien que nous fussions totalement étrangers, nous étions proches les uns des autres10.

4. Une expérience d’interdépendance

À Louisville, Merton fait l’expérience de l’interdépendance avec tous les êtres sensibles qui se situe au cœur de la doctrine bouddhique et qui va de pair avec la pratique de la compassion, karuna. Cette prise de conscience de Merton a très certainement nourri ses engagements politiques en faveur de la justice, contre la ségrégation raciale aux États-Unis et la guerre du Vietnam durant les années soixante. Il écrit :

C’était comme si je m’étais réveillé après un rêve d’isolement, d’isolement faux dans un monde spécial, celui du renoncement et de la prétendue sainteté. L’illusion d’une vie sainte et séparée n’est qu’un rêve [...] Cette impression d’être délivré d’une différence illusoire me fut un tel soulagement et une telle joie que j’éclatai presque de rire tout haut11.

Merton sort soudain de ce rêve illusoire de fuite du monde que peut nourrir le moine qui croit, en franchissant la porte du monastère, pouvoir y demeurer à l’abri des combats et des préoccupations du monde. Il peut être amené à penser que tous ses problèmes psychologiques, ses tentations, disparaîtront dès qu’il vivra dans le cadre de la vie monastique ; que le monde du renoncement conduit forcément à la sainteté et que le moine appartient à une espèce à part.

J’ai l’immense joie d’être un homme (« [hu]man » dans le texte original en anglais), membre d’une race12 dans laquelle Dieu Lui-même S’est incarné. Comme si les souffrances et les stupidités de la condition humaine pouvaient m’écraser, je comprends maintenant ce que nous sommes tous. Si seulement tous les hommes pouvaient le percevoir ! Mais c’est impossible à exprimer. Il n’y a pas de moyen d’expliquer aux gens qu’ils se déplacent radieux comme le soleil !13

Merton prend alors conscience de ce privilège d’être un humain, et non pas seulement un moine, un humain parmi tous les humains que le Christ a rejoints par son Incarnation, et ce malgré leurs faiblesses, leurs incapacités et leurs erreurs ; une race dont Il a été fier de faire partie. Cette prise de conscience produit en Merton une immense joie, même s’il sait pourtant que cette expérience est intransmissible, inexprimable, comme toute expérience mystique pour laquelle le seul langage adéquat est celui de la poésie, au-delà des concepts. Merton comprend du même coup que cette vision est un « don spécial » qui n’est pas accordé à tous :

Alors j’ai cru voir soudain la secrète beauté de leur cœur, la profondeur de leur cœur que le péché, le désir, ni la connaissance de soi ne peuvent atteindre, le centre de leur réalité, la personne qu’est chacun de nous aux yeux de Dieu. Si seulement ils pouvaient se voir tous comme ils sont en réalité. Si seulement, nous pouvions nous voir toujours ainsi ! Il n’y aurait plus de guerre, plus de haine, plus de cruauté, plus de cupidité. [...] Mais tout cela ne peut être vu, seulement compris par un don spécial14.

5. Faire émerger son « point vierge », l’image de Dieu en soi, son moi intérieur

Se distinguant d’un christianisme trop marqué par l’idée de péché, Merton est habité par une vision positive de l’homme, celle d’un homme aimé de Dieu, fondamentalement aimable, d’un homme porteur en lui de l’image de Dieu, cette imago Dei qu’a reprise le psychanalyste Carl Gustav Jung dans sa description de la personnalité ; l’inconscient profond, ce centre qu’il s’agit de rejoindre, de laisser jaillir, ce « point vierge » qui est la partie la plus profonde de notre cœur, ce lieu où nous faisons l’expérience de Dieu. On retrouve cette mention de l’image de Dieu chez Guillaume de Saint Thierry, l’ami de Bernard de Clairvaux, qui fait dire à Dieu : « Reconnais-toi, parce que tu es mon image, et ainsi tu me connaîtras, moi dont tu es l’image, et tu me trouveras en toi. »15 Merton poursuit son récit :

Au centre de notre être est un point vide qui est vierge de péché et d’illusion, un point de vérité pure, une étincelle qui appartient entièrement à Dieu, qui ne nous appartient jamais, à partir duquel Dieu dispose de nos vies, qui est inaccessible aux idées bizarres de notre esprit ou aux brutalités de notre volonté. Cette petite pointe de néant et de pauvreté absolue est la gloire pure de Dieu en nous. [...] C’est comme un diamant très pur, irradiant l’invisible lumière du ciel. Ce point est en nous, et si nous pouvions le voir, nous verrions ces milliards de points lumineux se réunissant dans l’éclat d’un soleil qui ferait aussitôt disparaître complètement les ténèbres et la cruauté de l’existence. Je n’ai pas de plan à proposer pour cette vision. Elle est donnée. Mais la porte du ciel est partout16.

De nouveau, nous retrouvons cette idée qu’une pareille vision ne peut être provoquée, suscitée ; qu’elle ne peut qu’être reçue. Mais, en même temps, nul n’en est propriétaire et elle peut éclore en des terrains fort variés.

Merton a emprunté cette expression de « point vierge » à l’islamologue Louis Massignon avec qui il a entretenu une longue correspondance, de 1959 jusqu’à la mort de Massignon en 1962. Ce « point vierge » correspond au vrai moi, au moi intérieur. Dans L’expérience intérieure, Merton le décrit ainsi :

Le moi intérieur est précisément ce moi que nul, pas même le diable, ne saurait tromper ou manipuler. Tel un animal sauvage et très farouche, il ne se montre jamais quand il est à proximité d’une présence étrangère, et ne sort que lorsque tout est parfaitement paisible et silencieux, qu’il est seul et sans appréhension. Rien ni personne ne peut l’appâter, car le seul appât auquel il ne peut résister est celui de la liberté divine17.

Ce n’est pas une partie de notre être [...]. Il est la totalité de notre réalité substantielle, à son niveau le plus élevé, le plus personnel, le plus existentiel. [...] Il est notre vie spirituelle dans ce qu’elle a de plus vivant. Il est la vie qui donne vie et mouvement en nous à tout le reste18.

On retrouve la même intuition chez le moine anglais bénédictin Bede Griffiths, dont le parcours fut très similaire à celui de Merton. Dans Expérience chrétienne, mystique hindoue, il évoque la buddhi, l’intellect ou la pure intelligence, l’esprit intuitif, « le point où l’esprit humain s’ouvre à la lumière divine, le point d’unification de la personnalité »19.

6. Dépasser son faux moi et mourir à soi-même

Pour découvrir ce moi intérieur et entrer ainsi en relation avec Dieu, il nous faut décaper notre faux moi, celui que nous construisons pour exister dans le monde. Nous devons travailler à combattre cette illusion, à l’instar des bouddhistes combattant le poison de l’ignorance et l’illusion d’un moi séparé et permanent. Dans Nouvelles semences de contemplation, Merton écrit :

Chacun de nous se cache derrière une personnalité illusoire, un faux moi.

C’est celui que je voudrais être, mais qui ne peut exister parce que Dieu ne le connaît pas. Et être ignoré de Dieu, c’est passer vraiment par trop inaperçu.

Ma fausse personnalité est celle qui veut exister en dehors de la volonté et de l’amour de Dieu ; en dehors de la réalité et de la vie ; aussi ne peut-elle être qu’illusoire20.

Le danger est de laisser ce faux moi prendre toute la place, en croyant qu’il constitue notre véritable identité, de l’interposer entre Dieu et nous, et de finir par nous mettre au centre. C’est cette distorsion de la réalité que Merton considère comme le péché originel. Ce moi extérieur n’est pas celui que nous sommes appelés à être. Pour avancer vers Dieu, le seul chemin possible est la mort à soi-même, en rejetant en nous tout ce qui ne vient pas de Dieu ; en reconnaissant nos faiblesses et nos blessures. Pour Merton, le chemin vers la sainteté passe par le fait de devenir soi-même, en abandonnant ce faux moi qui n’est qu’une illusion et nous englue dans l’ignorance.

7. La méditation zen : laisser l’Absolu faire son travail en soi

Sur son chemin spirituel, Merton a été fortement attiré par la méditation zen, durant laquelle on laisse la conscience émerger, sans chercher à la traduire en mots ; où on laisse l’Absolu faire son travail en soi, sans chercher à le contrôler, comme on laisserait une pomme mûrir au soleil (selon l’expression de James Finley qui fut novice sous la direction de Merton21). En 1959, Merton contacte le maître zen japonais Daisetz Teitaro Suzuki afin de récolter son avis sur le livre qu’il est en train d’écrire : La sagesse du désert. Aphorismes des Pères du désert. Maître Suzuki, dans son livre Mysticism: Christian and Buddhist publié en 1957, a établi des comparaisons avec les mystiques chrétiens, notamment Maître Eckhart, ce à quoi a été sensible le moine trappiste. Celui-ci a, de son côté, remarqué la « ressemblance remarquable » entre les aphorismes des Pères du désert du IVe siècle (Évagre le Pontique, Maxime le Confesseur, Jean Cassien) et les koans des maîtres Rinzai, ces énigmes du zen qui contribuent à une transformation de la conscience en vue d’atteindre l’Éveil et qui ne peuvent être résolues à l’aide du seul intellect. Les deux hommes se rencontreront en 1964 à New York. Leurs échanges seront publiés dans Zen, Tao et Nirvâna, « Sagesse et vacuité »22, ce qui constitue le texte le plus élaboré de Merton sur le zen et son rapport avec la mystique chrétienne.

Le zen a attiré Merton par son absence de doctrine et son insistance sur l’expérience. Selon Merton, le zen place « l’expérience directe au-dessus de la connaissance abstraite et théorique, acquise par la lecture et par l’étude »23. Dans « L’étude du zen » publié en 1968, Merton écrit que le zen (tel qu’il le voit) se situe en dehors de toute structure ou système religieux :

Le zen est la conscience non structurée par une forme ou un système particuliers, une conscience transculturelle, transreligieuse, transformée. Il est par conséquent, en un certain sens, « vide ». Mais il peut briller dans tel ou tel système, religieux ou irréligieux, tout comme la lumière peut briller dans un verre qui est bleu, vert, rouge ou jaune. Si le zen a une préférence, ce serait pour un verre pur, sans couleur, du « simple verre »24.

Merton cite Suzuki pour qui le zen est « au-delà du monde des contraires, d’un monde construit par la distinction intellectuelle »25. Pour Merton, le zen est « l’expression la plus pure du bouddhisme »26, au-delà des systèmes :

Le véritable courant du bouddhisme va en direction d’une illumination qui est précisément une percée dans ce qui se trouve au-delà du système, au-delà des structures culturelles et sociales, et au-delà des croyances et des rites religieux27.

Selon Merton, les Pères du désert se sont retirés au désert non pas pour y chercher la pure beauté spirituelle, « mais pour voir la face de Dieu »28 et retrouver la pureté de cœur. Pour cela, il leur fallait combattre l’Adversaire, « logé dans leur moi extérieur »29. « L’important dans la contemplation n’est pas la jouissance, le plaisir, le bonheur, la paix, mais l’expérience transcendante de la réalité et de la vérité dans l’acte d’un amour spirituel suprême et libéré. »30 Il s’agit dans le silence d’atteindre ce vrai moi qui :

ne peut être pris comme objet d’étude. On ne peut l’atteindre et le faire sortir de sa cachette par quelques caresses ou procédés que ce soit, y compris la méditation. Tout ce qu’on peut faire au moyen d’une quelconque ascèse, c’est de produire en soi un peu de silence, de l’humilité, du détachement, de la pureté de cœur, et de l’indifférence requises pour que le moi intérieur consente à quelque timide et imprévisible manifestation de sa présence31.

8. Être totalement présent, dans le silence

Dans son journal à la date du 4 avril 1965, Merton évoque la méditation au-delà des mots, qui rejoint la méditation vipassana des bouddhistes, la « vision profonde » communément appelée « méditation de pleine conscience » en Occident :

Le besoin de continuer de travailler sur la méditation, aller à la racine. La simple passivité ne suffira pas, mais l’activisme non plus. Un temps d’approfondissement sans mots, pour saisir la réalité intérieure de mon néant en Lui qui est. En parler en ces termes est absurde. Rien à voir avec la réalité concrète qu’il s’agit de saisir. Ma prière est paix et lutte en silence, pour être conscient et vrai, au-delà de moi-même. Sortir par la porte de moi-même, non pas parce que je le veux mais parce que je suis appelé et dois répondre32.

Un peu plus tard, le 10 août 1965, Thomas Merton écrit sur sa relation à Dieu, semblable à celle d’un fils complètement orienté vers son Père, et de l’importance d’être complètement présent à l’ici et maintenant :

Une vie de relation filiale où tout ce qui distrait de cette relation est vue comme niais et absurde. Tout cela est tellement réel ! Une réalité à laquelle je dois sans cesse me mesurer, car on ne peut pas simplement la tenir pour acquise. Elle ne peut pas se perdre en distraction. Ici la distraction est fatale et vous mène inexorablement à l’abîme. Mais nulle concentration n’est requise, il s’agit juste d’être présent33.

On reprochera à Merton de n’avoir pas tout compris du zen et de s’être arrêté au zen de Suzuki, un zen hors-sol débarrassé de toutes ses pratiques et de ses aspects institutionnels et doctrinaux. Il est néanmoins intéressant de voir comment l’étude du zen lui a permis de porter un regard différent sur la réalité et d’inviter ses lecteurs à se reconnecter avec leur vie intérieure :

L’attrait que le zen exerce sur l’Occident est, en partie, une réaction saine d’hommes exaspérés par quatre siècles de cartésianisme : idolâtrie de la conscience réfléchie, évasion de l’être dans les mots, les mathématiques et le raisonnement. Descartes a changé en fétiche le miroir dans lequel le moi se trouve : le zen le brise34.

9. Se tenir présent devant Dieu et se perdre en Lui

Le 2 janvier 1966, Thomas Merton écrit au soufi pakistanais Abdul Aziz qui le questionnait sur ses habitudes de prière :

Vous m’interrogez maintenant sur ma méthode de méditation. À proprement parler, ma façon de prier est simple. Elle est complètement centrée sur l’attention à la présence de Dieu, Sa volonté et Son amour. C’est-à-dire qu’elle est centrée sur la foi qui seule peut nous faire connaître la présence de Dieu. On pourrait dire que cela donne à ma méditation le caractère décrit par le Prophète : « être présent devant Dieu comme si on Le voyait ». Cela ne signifie pas pourtant que l’on imagine quoi que ce soit ou que l’on se fasse une image précise de Dieu, car à mon avis cela serait une forme d’idolâtrie. Au contraire, il s’agit de L’adorer comme invisible et infiniment au-delà de notre compréhension, et de Le considérer comme étant Tout. Ma prière tend beaucoup vers ce que vous appelez fana (annihilation, kénose). Il y a dans mon cœur cette grande soif de reconnaître entièrement le néant de tout ce qui n’est pas Dieu. Ma prière est alors une sorte de louange s’élevant hors du centre du Néant et du Silence. Si je suis encore présent à « moi-même », je le reconnais comme un obstacle. Si telle est Sa volonté, Il peut alors transformer le Néant en totale clarté. Si ce n’est pas Sa volonté, alors le Néant semble lui-même être un objet et demeure un obstacle. Voici quelle est ma façon habituelle de prier, ou ma méditation. Ce n’est pas « penser à » quelque chose, mais une quête directe de la Face de l’Invisible. Qui ne peut pas être trouvée à moins qu’on se perde en Lui qui est Invisible35.

Pour Lawrence Cunningham, cette lettre de Merton à son ami soufi nous permet de comprendre quelle sorte de contemplatif et de mystique était le moine trappiste :

Son insistance sur le silence, l’absence d’image, la présence etc. est caractéristique du mysticisme sombre qui remonte à saint Grégoire de Nysse, véhiculé par les écrits du Pseudo-Denys et jusqu’à saint Jean de la Croix, et véhiculé de nouveau par les docteurs monastiques et scolastiques du Moyen Âge. Ce type de mysticisme, il faut bien le noter, serait bien disposé en faveur de l’esthétique et de la pratique de la tradition zen qui met l’accent sur la simplicité, le dépouillement et son rejet des images36.

Se perdre en Dieu qui est plus grand que tout, devenir comme le grain de blé qui tombe en terre et meurt afin de porter du fruit, est précisément la kénose à laquelle le chrétien est appelé.

10. Kénose et vacuité

Dans son essai « Le koan zen », publié dans Mystique et Zen, Merton met en parallèle sur un plan psychologique la notion de kénose chère à la tradition mystique et apophatique pour qui Dieu se laisse connaître dans l’obscurité, où on Le trouve en ne Le trouvant pas (comme dans l’ouvrage mystique anonyme du XIVe siècle, Le Nuage d’Inconnaissance), et la vacuité des bouddhistes, sunyata :

Au plan psychologique, il y a correspondance parfaite entre la nuit mystique de saint Jean de la Croix et le vide de la sunyata. La différence est théologique : la nuit de saint Jean s’ouvre sur la liberté divine et personnelle, et elle est un don de la « grâce ». Le vide du zen est le fond naturel de l’être, pour lequel aucune explication théologique n’est ni proposée ni souhaitée. Dans les deux cas, cependant, que ce soit en parvenant à la pure conscience du zen ou en passant par la nuit obscure de saint Jean de la Croix, il faut que « meure » cette identité de l’ego ou conscience de soi que constitue un ego plein de calculs et de désirs37.

Cette notion bouddhique de vacuité, du vide d’existence de par soi-même (qui va de pair avec la notion d’interdépendance), a été trop souvent comprise en Occident comme un nihilisme, notamment suite à l’interprétation erronée du philosophe Schopenhauer. La vacuité bouddhique est plutôt un mouvement dynamique pour se vider, l’espace dans lequel tous les possibles peuvent se déployer. Pour l’appréhender, il s’agit d’aller au-delà de la vision dualiste de la réalité, cette perception qui divise, crée des catégories, afin de vivre l’expérience de la « coïncidence des opposés ». Dans toutes les grandes traditions spirituelles, ce chemin vers la réalisation est un chemin de dépouillement, de « réduction du moi à zéro ». Il est donc très important de :

devenir détachés de notre conception ordinaire de nous-mêmes comme sujet susceptible d’expériences spéciales et uniques, ou comme candidat à la réalisation et à l’accomplissement. Autrement dit, cela signifie qu’un guide spirituel digne de ce nom mènera une campagne impitoyable contre toutes les formes d’illusion issues de l’ambition spirituelle et de la satisfaction de soi qui visent à établir le moi dans la gloire spirituelle. C’est pourquoi saint Jean de la Croix est si hostile aux visions, extases et autres formes d’« expériences spéciales ». C’est pourquoi aussi les Maîtres du zen disent : « Si vous rencontrez le Bouddha, tuez-le ! »38

11. Réhabiliter la mystique en christianisme

Merton cherche à remettre au centre cette « théologie spirituelle, ascétique et mystique » qui était devenue périphérique dans l’enseignement de la théologie des années soixante, focalisée sur la théologie morale et dogmatique. Dans son essai « La nouvelle conscience », Merton évoque la place que tient la mystique dans la théologie. Celle-ci a toujours été tenue pour suspecte, car échappant à tout contrôle de la communauté et à l’influence des clercs. Merton est également conscient que le dialogue des chrétiens avec les spiritualités orientales est regardé avec méfiance. Cinquante ans plus tard, dans un monde occidental où la recherche spirituelle s’effectue souvent en dehors des grandes religions institutionnelles et où le christianisme devenu minoritaire est tenté d’adopter une posture identitaire et défensive, les propos de Merton restent actuels :

Si l’on identifie sommairement le mysticisme avec l’expérience chrétienne « hellénique » et « médiévale », il est de plus en plus rejeté comme non chrétien. Le nouveau catholicisme, radical, a tendance à faire cette identification. Le chrétien est invité à répudier toute aspiration à l’union contemplative personnelle avec Dieu et à l’expérience mystique profonde, parce que c’est là une infidélité à la véritable révélation chrétienne, une substitution humaine au verbe sauveur de Dieu, une évasion païenne, une échappatoire individualiste à la communauté. De plus, le dialogue chrétien avec les religions orientales, avec l’hindouisme et particulièrement avec le zen, est considéré comme plutôt suspect, encore que, le dialogue étant « progressiste », il ne faille pas l’attaquer ouvertement comme tel39.

C’est pourtant au niveau de la mystique que le dialogue entre spirituels est vécu.

12. La mystique comme point de rencontre entre Est et Ouest

William Johnston, jésuite vivant au Japon et spécialiste du zen, avec qui Merton a correspondu, écrit : « c’est au niveau du mysticisme que l’Orient et l’Occident se retrouvent, au point-repos du monde qui tournoie »40. En mai 1964, celui-ci demande à Thomas Merton s’il accepte de préfacer son livre The Mysticism of the Cloud of Unknowing, livre qui paraîtra en 1967 et qui fait le lien entre la mystique anglaise du XIVe siècle et le bouddhisme zen. Merton accepte ; il lui signale avoir apprécié la lecture du livre de Heinrich Dumoulin, jésuite allemand vivant au Japon et spécialiste du bouddhisme zen chinois et japonais. Ce livre publié en 1963, Histoire du bouddhisme zen, fera référence et Thomas Merton en fera un commentaire dans Mystique et Zen41. Dumoulin avait été envoyé au Japon en 1935 sous la direction du jésuite Hugo Enomiya-Lassalle, qui aborda le zen par la pratique intensive de la méditation et le fit connaître dans les milieux chrétiens au Japon et en Europe, notamment à travers son livre Méditation zen et prière chrétienne, publié en 1968 et que Merton lira aussi avec intérêt. Merton explique à Johnston pourquoi, selon lui, il est si important de s’intéresser au zen :

Bien que le zen me paraisse être une chose qui ne va plaire qu’à une élite, et à une élite très réduite, il a pourtant une grande importance, car il est très proche de ces mouvements que sont la phénoménologie et l’existentialisme, en plus de répondre à certains besoins spirituels mal exprimés de l’homme d’aujourd’hui. C’est important que nous le sachions, et j’ajoute aussi que je pense qu’un peu de discipline zen est une chose très salutaire42.

Le zen en tant que discipline permet de s’affranchir du bavardage qui nuit à la vie intérieure et de se recentrer ; il est cohérent avec les aspirations de l’homme occidental et peut l’aider à retrouver le chemin d’une vie intérieure, même s’il le fait sortir des sentiers bien balisés.

Il est sans doute mieux de simplement prendre ce que le zen peut nous offrir en termes de purification intérieure et de liberté par rapport aux systèmes et aux concepts, et ne pas trop nous inquiéter d’où nous allons exactement43.

13. L’expérience d’Éveil de Thomas Merton

Une expérience forte d’union à Dieu au-delà des mots de Thomas Merton, souvent commentée, est celle décrite comme « l’illumination de Polonnaruwa ». Au Sri Lanka, début décembre 1968, huit jours avant son décès, Thomas Merton se retrouve dans cette ancienne capitale, seul face aux statues de grands Bouddhas de pierre debout, assis ou couchés. Alors que le prêtre qui l’accompagne répugne à s’approcher de ces statues qu’il considère comme païennes, Thomas Merton vit une véritable expérience d’éveil, de non-dualité, où tout se rejoint sans s’opposer :

Je peux approcher les Bouddhas pieds nus, sans être dérangé, les pieds dans l’herbe et le sable mouillé. Alors vient le silence de ces extraordinaires visages. Ces grands sourires, gigantesques et cependant subtils, emplis de toutes les possibilités, exempts de doutes, omniscients, ne rejetant rien... Il ne s’agit pas d’une paix issue d’une résignation émotionnelle, mais de madhyamika44, de sunyata, une paix qui a traversé toutes les interrogations sans essayer de discréditer quiconque ou quoi que ce soit, sans réfutation, sans établir d’argument opposé. Pour le doctrinaire, pour l’esprit qui exige des prises de position bien déterminées, une telle paix, un tel silence peut être effrayant45.

Après cette approche dans le silence, Thomas Merton vit une véritable rencontre au-delà des schémas habituels, une rencontre qu’il mettra plusieurs jours à traduire en mots dans son journal :

J’ai été submergé par une immense vague de soulagement et de reconnaissance lorsque j’ai vu l’évidence de la clarté des visages, la clarté et la fluidité des formes et des silhouettes, les contours des corps monumentaux disposés parmi les roches et le paysage [...] Contemplant ces figures, je me suis soudain trouvé, presque malgré moi, projeté hors de la vision habituelle et limitée des choses, et une clarté intérieure s’est manifestée, évidente, comme projetée par une explosion des rochers mêmes. La singulière évidence du personnage allongé, le sourire, le triste sourire d’Ananda46 debout les bras croisés (bien plus impérieux que Mona Lisa car parfaitement simple et direct)47.

Cette rencontre fait que pour lui tout devient soudain évident, limpide :

Ce qui me frappe, c’est qu’il n’y a aucune perplexité, aucun problème, aucun « mystère ». Tous les problèmes sont résolus et tout est clair, simplement parce que ce qui importe est clair. Le rocher, toute matière, toute vie, sont chargées de dharmakaya48... Tout est vacuité et tout est compassion. Je ne me rappelle à aucun moment dans ma vie avoir ressenti un sentiment aussi profond de beauté et de force spirituelle, fondus dans une seule et même illumination esthétique. Il est certain qu’avec Mahabalipuram49 et Polonnaruwa mon pèlerinage asiatique s’est purifié et est devenu clair. Je sais et j’ai vu ce qu’obscurément je recherchais. Je ne sais ce qui me reste à trouver, mais à présent, j’ai vu à travers la surface, au-delà de l’ombre et du masque. Voici l’Asie dans toute sa pureté, débarrassée des monceaux d’ordures orientales, européennes ou américaines. Elle est pure, limpide, complète. Tout est dit : il n’y a rien à ajouter. Et parce qu’il n’y a rien à ajouter, elle peut se permettre de rester silencieuse, cachée, mystérieuse. Elle n’a pas besoin de se découvrir. C’est nous, asiatiques compris, qui devons la découvrir50.

Tel est le récit de son expérience numineuse, d’après le terme forgé par le théologien Rudolf Otto (qui avait travaillé sur une comparaison des spiritualités orientales et des spiritualités occidentales) dans son livre Le Sacré, publié en 1917 et repris en psychologie par Carl Gustav Jung ; une expérience d’un sentiment de présence absolue, de présence divine, une expérience non-rationnelle. À Polonnaruwa, Merton a été rejoint par le sourire du Bouddha, ce sourire au-delà du masque, au-delà des questionnements et des divisions, dans une expérience de paix et d’harmonie avec le monde.

14. Un pont entre deux mondes

Son expérience de Polonnaruwa, très proche de l’expérience de l’Éveil, du satori expérimenté par un bouddhiste zen, a constitué dans la vie de Merton un pont entre le bouddhisme et le christianisme, un pont né de son expérience spirituelle de moine chrétien tourné vers le bouddhisme. Pourtant, le fait qu’il n’utilise pas de termes chrétiens dans son récit ne signifie nullement qu’il ait renié sa foi chrétienne. Dans ses notes préparatoires à la conférence qu’il a donnée à Calcutta en octobre 1968 sur « L’expérience monastique et le dialogue entre l’Orient et l’Occident », Merton a prévu de se présenter ainsi :

J’ai quitté mon monastère pour venir ici non pas en tant qu’universitaire ni même en tant qu’écrivain (il se trouve que je suis les deux). Je ne suis pas venu simplement comme un chercheur pour recueillir des informations, des « faits » sur les autres traditions monastiques, mais comme un pèlerin désireux de boire à d’anciennes sources de sagesse et d’expérience monastiques. Je ne cherche pas seulement à en savoir davantage (quantitativement) sur la religion et la vie monastique, je cherche à devenir moi-même un meilleur moine, un moine plus illuminé (qualitativement)51.

Sa rencontre avec les spiritualités d’Asie ne s’est pas faite seulement à travers des mots, des connaissances livresques, mais par une véritable expérience vécue. En buvant à d’autres sources de sagesse, elle lui a permis de s’enrichir, d’aller plus loin. Thomas Merton a confiance que cela ne remet pas en question sa foi chrétienne ni celle de ceux qui s’aventureront sur le même chemin :

Nous sommes maintenant parvenus [...] à un degré de maturité religieuse suffisant [...] pour qu’il soit désormais possible de demeurer parfaitement fidèle à un engagement monastique chrétien occidental, et de profiter pleinement des leçons d’une discipline et d’une expérience bouddhistes ou hindoues par exemple52.

15. Un travail sur les mots

Cette communication entre spirituels s’est d’abord faite à travers la recherche d’un lexique commun, à travers des mots dont le sens s’est affiné au fur et à mesure qu’on avançait dans ce dialogue :

La publication des textes classiques orientaux et des études faites sur eux, principalement en anglais et en allemand, a favorisé la formation de ce qu’on pourrait appeler un vocabulaire inter-traditionnel. Nous sommes bien avancés dans la constitution d’un lexique interconfessionnel de mots clés, en grande partie à racines sanscrites, qui devraient permettre une discussion intelligente de toutes les sortes d’expériences religieuses dans les différentes traditions. Ce stade est d’ailleurs presque déjà atteint, puisque psychologues et psychanalystes, anthropologues et spécialistes des religions comparées, sont désormais capables de s’exprimer à l’aide d’une langue commune permettant de décrire l’expérience religieuse. Je pense que ce jargon, quelquefois un peu pédant, est néanmoins assez sûr pour être utilisé par des théologiens, des philosophes et de simples moines comme moi-même53.

Mais ce lexique n’est que le socle sur lequel bâtir, car « il est incontestable que ce type de communication ne peut aller très loin si l’échange ne se fait pas entre ces gens qui partagent plus ou moins le même degré d’illumination »54. Il s’agit donc d’un partage d’authentiques expériences spirituelles, et non d’un échange purement intellectuel passant par le truchement des mots. Dans sa dernière conférence, prononcée quelques heures avec sa mort, Merton redit que l’essentiel de la vie monastique relève de la « grande affaire de transformation intérieure totale »55, cette transformation de la conscience qui nous met en lien avec chaque être humain.

16. La communion, au-delà de la communication

Merton clôt la conférence de Calcutta mentionnée ci-dessus en insistant sur la communion :

Des contacts fructueux peuvent facilement s’établir au niveau de l’expérience, pas nécessairement dans le cadre du monachisme institutionnel, mais parmi des personnes qui sont en recherche. La condition fondamentale est que chacun soit fidèle à sa propre quête. [...] Le niveau le plus profond de la communication n’est pas la communication mais la communion. La communion se passe de mots, elle est indicible, elle se situe au-delà de la parole et des concepts. Non que nous découvrions une nouvelle unité. Nous découvrons une unité antérieure, très ancienne. Mes chers frères, nous ne faisons déjà qu’un, même si nous imaginons qu’il en va autrement. Ce qu’il nous faut recouvrer, c’est notre unité originelle. Il nous faut devenir ce que nous sommes déjà56.

La recherche spirituelle, au-delà des frontières constituées par chacune des traditions religieuses ou sapientielles, fait prendre conscience de ce qui lie les humains entre eux. Elle donne les moyens d’avancer ensemble vers la construction d’un monde plus fraternel. La démarche de Merton dépasse les limites d’une simple quête spirituelle, elle engendre une exigence de justice. Pour Aloysius Pieris, auteur d’Une théologie asiatique de la libération, Merton a eu l’intuition qu’il fallait unir en soi Est et Ouest, gnosis et agapè, afin d’expérimenter Dieu comme « sagesse et amour »57, la seule symbiose capable de restaurer l’Église en Occident. « Gnosis est la connaissance salvifique et agapè l’amour rédempteur. »58 Telles sont les deux dimensions que Merton a tenté de réunir dans sa quête spirituelle de « veilleur à l’écoute de l’Orient »59 comme le qualifie le jésuite Jacques Scheuer, afin d’ouvrir le chemin vers une authentique communion entre les hommes.

Conclusion

À travers ses nombreux écrits sur la contemplation et les spiritualités d’Asie, ses journaux et son abondante correspondance, le moine trappiste Thomas Merton n’aura cessé de travailler sur « l’expérience intérieure », en ne craignant pas de dépasser le cadre de la théologie de son temps et en recherchant dans l’expérience spirituelle des mystiques d’autres traditions les moyens de progresser dans sa quête vers Celui qui est au-delà de tout. Le dialogue de Merton avec en particulier le bouddhisme zen et l’hindouisme aura élargi l’espace de sa tente et l’aura muni d’un vocabulaire nouveau. Il aura enrichi sa perception de ce qui ne peut se traduire en mots et aidé à constituer un langage pouvant résonner au cœur de toute personne en recherche, tant au sein de la tradition chrétienne qu’à l’extérieur de celle-ci. Son dialogue avec les mystiques chrétiens, soufis, hindous ou bouddhistes l’amènera à jouer un rôle dans l’élaboration de Nostra Ætate, la « Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes » de 1965, et en fera un pionnier du dialogue interreligieux, notamment intermonastique, dialogue qui se poursuit aujourd’hui au sein du DIMMID60.

Il est toutefois important de souligner ici que la spiritualité de Merton ne se limite pas au champ de la contemplation et n’est aucunement une fuite du monde. Loin de nous replier sur le confort de notre chambre intérieure, cette spiritualité nous ouvre à l’action, à un véritable engagement dans le monde, au service des plus pauvres, de ceux qui sont persécutés pour la justice, à l’exemple des engagements du moine trappiste dans les combats de son époque, pas toujours bien perçus par l’autorité ecclésiastique d’alors. Au-delà des frontières érigées par les religions, la rencontre avec la pensée de Merton nous emmène plus profondément au cœur de notre être, tout en nous invitant à porter notre regard vers le large.

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1Aloysius Pieris, Love Meets Wisdom, a Christian Experience of Buddhism, New York, Orbis, 1988, p. 24.

2« Without mysticism there is no real theology, and without theology there is no real mysticism. [...] The separation of theology from “spirituality” is a disaster ». Thomas Merton, A Course in Christian Mysticism, Collegeville, Liturgical Press, 2017, p. 1.

3Ibid., p. 118-140.

4Thomas Merton, L’expérience intérieure, Paris, Cerf, 2010, p. 133.

5Ibid., p. 43.

6Thomas Merton, Nouvelles semences de contemplation, Paris, Seuil, 1963, p. 205-206.

7« Lay in bed realizing that I was, was happy. Said the strange word “happiness” and realized that it was there, not as an “it” or object. It simply was. And I was that. And this morning, coming down, seeing the multitude of stars above the bare branches of the wood, I was suddenly hit, as it were, with the whole package of meaning of everything: that the immense mercy of God was upon me, that the Lord in infinite kindness had looked down on me and given me this vocation out of love, and that he had always intended this [...] The only response is to go out from yourself with all that one is, which is nothing, and pour out that nothingness in gratitude that God is who He is. All speech is impertinent, it destroys the simplicity of that nothingness before God by making it seem as if it had been “something”. » Thomas Merton, Dancing in the Water of Life. The Journals of Thomas Merton, vol. 5 : 1963-1965, New York, Harper Collins, 1997, p. 177-178.

8Jürgen Moltmann, « Théologie de l’expérience mystique », Revue d’histoire et de philosophie religieuse 59/1 (1979), p. 1-18, ici p. 10.

9Thomas Merton, Réflexions d’un spectateur coupable, Paris, Albin Michel, 1970, p. 178-180.

10Ibid., p. 178.

11Ibid., p. 178-179.

12Thomas Merton écrit dans les années soixante, bien avant la vogue du « politiquement correct ». Le terme « race » qu’il utilise en anglais n’a à l’époque rien de choquant.

13T. Merton, Réflexions d’un spectateur coupable, op. cit., p. 179.

14Ibid., p. 179-180.

15Jürgen Moltmann, « Théologie de l’expérience mystique », art. cit., p. 10.

16T. Merton, Réflexions d’un spectateur coupable, op. cit., p. 180.

17T. Merton, L’expérience intérieure, op. cit., p. 30.

18Ibid., p. 33.

19Bede Griffiths, Expérience chrétienne Mystique hindoue, Paris, Cerf, 1985, p. 72.

20T. Merton, Nouvelles semences de contemplation, op. cit., p. 34.

21James Finley, Merton’s Palace of Nowhere, Notre-Dame, Ave Maria Press, 2003, p. 114.

22Thomas Merton, « Sagesse et vacuité », in : Id., Zen, Tao et Nirvâna, Paris, Bartillat, 2015, p. 127-173.

23Thomas Merton, « Le monachisme bouddhiste Zen », in : Id., Mystique et Zen suivi de Journal d’Asie, Paris, Albin Michel, 1995, p. 114.

24T. Merton, « L’étude du zen », in : Id., Zen, Tao et Nirvâna, op. cit., p. 31.

25Ibid., p. 30.

26Ibid., p. 31.

27Ibid., p. 31-32.

28T. Merton, L’expérience intérieure, op. cit., p. 75.

29Ibid., p. 76.

30Ibid., p. 76.

31Ibid., p. 34.

32« The need to keep working at meditation going to the root. Mere passivity won’t do at this point. But activism won’t do either. A time of wordless deepening, to grasp the inner reality of my nothingness in Him who is. Talking about it in these terms is absurd. Nothing to do with the concrete reality that is to be grasped. My prayer is peace and struggle in silence, to be aware and true, beyond myself. To go outside the door of myself, not because I will it but because I am called and must respond. » T. Merton, Dancing in the Water of Life, op. cit., p. 224.

33« A life of sonship in which all that distracts from this relationship is seen as fatuous and absurd. How real this is! A reality I must constantly measure up to, it cannot be simply taken for granted. It cannot be lost in distraction. Distraction here is fatal it brings inexorably to the abyss. But no concentration is required, only being present. » Ibid., p. 278.

34T. Merton, Réflexions d’un spectateur coupable, op. cit., p. 324.

35« Now you ask about my method of meditation. Strictly speaking, I have a very simple way of prayer. It is centered entirely on attention to the presence of God and His will and His love. That is to say that it is centered on faith by which alone we can know the presence of God. One might say this gives my meditation the character described by the Prophet as “being before God as if you saw Him.” Yet it does not mean imagining anything or conceiving a precise image of God, for in my mind this would be a kind of idolatry. On the contrary, it is a matter of adoring Him as invisible and infinitely beyond our comprehension, and realizing Him as all. My prayer tends very much to what you call fana (annihilation, kenosis). There is in my heart this great thirst to recognize totally the nothingness of all that is not God. My prayer is then a kind of praise rising up out of the center of Nothing and Silence. If I am still present to “myself” this I recognize as an obstacle. If He will He can then make the Nothingness into total clarity. If He does not will, then the Nothingness actually seems itself to be an object and remains an obstacle. Such is my ordinary way of prayer, or meditation. It is not “thinking about” anything, but a direct seeking of the Face of the Invisible. Which cannot be found unless we become lost in Him who is Invisible. » T. Merton, The Hidden Ground of Love, lettres publiées par William Shannon, HBJ Books, 1993, p. 63-64.

36« His emphasis on silence, lack of image, presence, and so on is characteristic of the dark mysticism that goes back to Saint Gregory of Nyssa, mediated through the writings of the Pseudo Dionysius and down to John of the Cross, and mediated again through the monastic and scholastic doctors of the Middle Ages. That kind of mysticism, it should be noted, would be amenable to the aesthetics and praxis of the Zen tradition with its emphasis on simplicity, spareness, and flight from the iconic. » Lawrence S. Cunningham, Thomas Merton and the Monastic Vision, Grand Rapids/Cambridge, Eerdmans, 1999, p. 97.

37Thomas Merton, « Le koan zen », in : Id., Mystique et Zen, op. cit., p. 139.

38Thomas Merton, « L’expérience transcendante », in : Id., Zen, Tao et Nirvâna, op. cit., p. 112.

39Thomas Merton, « La nouvelle conscience », in : Id., Zen, Tao et Nirvâna, op. cit., p. 51-52.

40William Johnston, Zen et connaissance de Dieu, Paris, DDB, 1973 p. 178.

41Thomas Merton, « Mystiques et maîtres du Zen », in : Id., Mystique et Zen, op. cit., p. 23-29.

42« Though Zen seems to me to be something that will appeal to an elite only, and a very small one, yet it has great importance because it is so closely related to such movements as phenomenology and existentialism, besides responding to certain inarticulate spiritual needs of man today. It is important that we know about it, and also I add that I think a little Zen discipline is a very healthy thing. » T. Merton, The Hidden Ground of Love, op. cit., p. 440.

43« It is probably best to simply take what Zen can offer us in the way of inner purification and freedom from systems and concepts, and not worry too much about precisely where we get. » Ibid., p. 443.

44En sanscrit, la voie du juste milieu, l’équilibre entre plaisirs sensuels et ascétisme extrême. Un autre nom du bouddhisme.

45T. Merton, Journal d’Asie, op. cit., p. 452-453.

46Le disciple du Bouddha, qui a mémorisé tous ses enseignements.

47T. Merton, Journal d’Asie, op. cit., p. 453.

48En sanscrit, le corps cosmique du Bouddha.

49Grand site hindou situé dans le Tamil Nadu au sud-est de l’Inde, visité par Thomas Merton en novembre 1968.

50T. Merton, Journal d’Asie, op. cit., p. 453-454.

51T. Merton, « L’expérience monastique et le dialogue entre l’Orient et l’Occident », Appendice III, in : Id., Journal d’Asie, op. cit., p. 485.

52Ibid., p. 485-486.

53Ibid., p. 487.

54Ibid., p. 487.

55Thomas Merton, « Marxisme et perspectives monastiques », Appendice VI, in : Id., Journal d’Asie, op. cit., p. 512.

56Thomas Merton, « Thomas Merton et le monachisme », Appendice II, in : Id., Journal d’Asie, op. cit., p. 480.

57A. Pieris, Love Meets Wisdom, op. cit., p. 13.

58« Gnosis is salvific knowledge and agape is redemptive love ». Ibid., p. 9.

59Jacques Scheuer, Thomas Merton, un veilleur à l’écoute de l’Orient, Namur, Lessius, 2015.

60Dialogue interreligieux monastique/Monastic Interreligious Dialogue, https://dimmid.org/.