Vers une autre anthropologie de la prière
En-deçà et par-delà la question religieuse
Introduction
Une traversée des études sur la prière en sciences humaines et sociales fait apparaître un motif récurrent : la prière ne serait pas n’importe quel phénomène religieux, puisque s’intéresser à elle équivaudrait à s’intéresser à la substantifique moelle de la religion en général. Ainsi, dès l’incipit des textes, on lit que la prière est la pratique religieuse « par excellence »1, qu’elle en « révèle l’essence la plus profonde »2, qu’elle est son phénomène « central »3, en est la « quintessence »4 même. Elle est à la religion ce que « la respiration est à l’être vivant »5, ou encore, dit Novalis, ce que la « pensée est à la philosophie »6. C’est en souscrivant à une définition de la religion qui la ramène à son (éventuelle7) racine étymologique religare, c’est-à-dire ce qui est supposé « relier » – et l’on précise : relier l’humain au divin – que lesdits auteurs en viennent à juger de l’extrême éligibilité de la prière parmi tous les faits religieux qu’on pourrait étudier. Le raisonnement est simple : qu’est-ce qui, mieux que le langage, mieux que l’adresse à, effectuerait la religion comme relation ? Bref, en posant que le « commerce avec Dieu »8 est l’essence de la religion, alors il faudrait conclure la prière n’est rien de moins que « la religion en acte, c’est-à-dire la religion réelle ».
L’objectif de cet article est de mesurer les conséquences d’une telle qualification de la prière dans les études réalisées à son sujet. Plus précisément, notre intention est de mettre en lumière les mises en débat du concept de prière à compter du début du XXe, en formulant l’hypothèse que ces conceptualisations ont été surdéterminées par la question théologico-religieuse, au détriment d’une prise en compte de l’ensemble des dimensions qui pourraient être celles de cet objet. En d’autres termes, si l’on reconnaît que la prière est un objet aux dimensions multiples – elle peut par exemple être abordée comme le geste d’un individu qui a formulé dans l’intimité de sa conscience une intention de communication avec Dieu, tout autant que comme le geste d’un individu qui réalise un rite codifié par son institution religieuse –, notre thèse est qu’en raison de cette liaison de consubstantialité généralement reconnue entre prière et religion, c’est le rapport à la religion qui déterminera le choix des dimensions à traiter. Il ne s’agira donc pas de discuter de « l’essence de la religion », ou d’évaluer la pertinence d’une préférence de la prière sur les autres phénomènes religieux pour désigner le religieux en général, et il ne s’agira aucunement de présenter de manière exhaustive les écrits la concernant, ou d’en formuler ici une proposition de conceptualisation nous-mêmes. Plutôt, ce texte se propose comme une occasion de tracer les contours de trois différentes manières de conceptualiser la prière, relatives à trois stratégies discursives distinctes et déterminées par trois rapports spécifiques au théologico-religieux mis en débat dans les sciences humaines et sociales du début du XXe siècle à aujourd’hui, c’est-à-dire, pour nous, à compter de la parution de la première monographie qui tente de formuler une théorie générale et objective de la prière : la thèse inachevée de Marcel Mauss9.
La première de ces catégories s’inscrit dans un horizon dogmatique plus ou moins reconnu comme tel : elle a pour caractéristique de normaliser la prière à partir de l’élaboration d’une définition essentialisante et idéalisée, qui repérerait les formes véritables de prière par opposition à ses simulacres. Dans le cadre de cet exposé, cette première catégorie, illustrée par l’œuvre de Henri Bremond, l’Introduction à une philosophie de la prière (1929), nous permettra d’aborder les principales entreprises de théorisation philosophique de la prière, majoritairement représentées dès la seconde partie du XXe siècle par l’école française de phénoménologie. La deuxième catégorie s’inscrit dans une logique de valorisation de la religiosité : elle enchante la prière en faisant de son étude une vérification de la thèse sur la réalité d’une tension universelle de l’humain vers son principe transcendant. L’exemple qui nous apparaît paradigmatique est alors la monographie de Friedrich Heiler sur la prière (1931), qui a longtemps fait référence par l’ampleur de son entreprise d’histoire comparée des religions, et qui permet d’identifier des tendances ensuite repérables dans la littérature en sciences des religions. Enfin, la troisième catégorie, parce qu’elle se veut en rupture épistémologique avec le passé théologico-religieux et parce qu’elle arbore une posture critique relativement à la religion, entend désenchanter la prière en l’expliquant. Bien que l’essai de Marcel Mauss soit au centre de notre intérêt sur ce point, nous montrerons que les intentions de déconstruction sont alors amplement comparables à celles qui se jouent dans les textes de psychologie religieuse à la même époque et jusqu’à aujourd’hui.
De manière générale, notre objectif sera de faire apparaître que ces trois traitements de l’objet, parfois solidement inscrits dans une tradition disciplinaire en particulier, sont relatifs à des manières contextuelles et historiques de se rapporter aux expériences dites religieuses. Selon nous, si ces options théoriques peuvent être comparées en termes de coûts et de bénéfices dans le projet de prise en compte de l’ensemble des dimensions analytiques de la prière, c’est qu’elles peuvent par endroit sembler complémentaires. L’identification de leurs forces et de leurs limites analytiques respectives nous permettra donc, en conclusion, d’esquisser une nouvelle manière d’étudier l’objet. Notre objectif sera ainsi de montrer que cette possible anthropologie nouvelle de la prière, si elle travaille à la prise en compte de l’ensemble des dimensions de l’objet, nous semble devoir répondre de deux impératifs : elle doit mettre en place une démarche résolument interdisciplinaire, et elle doit penser la prière en tant qu’elle n’est pas épuisée par la question théologico-religieuse. Dans cet ordre, aborder la description et l’analyse de la prière en tant qu’« activité » à part entière et au sens wébérien du terme, c’est-à-dire comme une pratique à laquelle l’agent « communique un sens subjectif »10, permettrait d’envisager la prière comme étant tout à la fois une expérience de conscience et un fait social, sans sacrifier ni l’intérieur à l’extérieur, ni l’extérieur à l’intérieur.
1. Constitution du corpus et méthode d’analyse
Cette analyse systématique des manières de conceptualiser la prière a été réalisée en deux phases, la seconde correspondant à un élargissement des sources employées par redéfinition des critères d’exclusion. La première phase a correspondu à l’élaboration d’une bibliographie à partir de l’étude des notices encyclopédiques de sciences humaines et sociales, et la seconde à l’étude de sources diversifiées produites dans les mêmes disciplines. En vue de cet élargissement bibliographique, la deuxième phase de l’enquête s’est appuyée sur les moteurs de recherche généraux, en particulier Jstor, Scopus et le catalogue de la Bibliothèque nationale de France. Face à l’ampleur des résultats, deux critères de sélection ont été mis en place, afin d’identifier les polarités sémantiques et disciplinaires les plus saillantes : d’une part, les textes devaient explicitement se donner pour objectif que de conceptualiser la prière et de formuler une tentative de définition ou de théorisation générale. Pour cette raison, a été écartée la littérature technique sur ce qu’ont pu être les pratiques ponctuelles de prière. D’autre part, ils devaient être soit le produit soit l’objet d’une « réception » au sein de ces débats sur la conceptualisation de la prière. L’œuvre de William James est ici un bon contre-exemple : si les Variétés11 ont représenté un véritable tournant dans les sciences de la religion en générale, le texte sur la prière qu’on y trouve n’a pourtant, lui, trouvé qu’un faible écho dans la littérature. Ainsi, plus efficace que la recherche par mot-clef, le corpus final a été constitué par la fréquentation des bibliographies et les citations croisées dans les études qui nous ont semblé répondre au mieux aux critères. On notera toutefois qu’en écartant les études historiques et ethnographiques de la prière, c’est la diversité des pratiques représentées qui a été impactée. En d’autres termes, et bien qu’elle ne soit pas toujours reconnue comme telle, c’est souvent à une discussion interne au christianisme que nous avons affaire. L’identification du contexte culturel de cette littérature savante n’est pas sans conséquences épistémiques : elle va de pair avec une conceptualisation de la prière comme pratique largement individuelle, qui prend sens à partir de la représentation d’une possible relation personnelle de l’humain avec le Dieu unique. Mais désormais : comment ces différents textes s’organisent-ils ? Quelle conception de la religion y détermine la construction de l’objet « prière », et quelles lignes directrices reconnaît-on dans leurs travaux ?
2. Normaliser : la prière idéalisée
Dans le projet d’identifier trois manières de conceptualiser la prière selon un certain rapport contextualisé au théologico-religieux, la première manière de faire que nous reconnaissons façonne une conception de la prière comme idéal à viser, dans le cadre d’une certaine tradition théologique, ou depuis une certaine institution religieuse. Marqueur de la littérature religieuse – on pense par exemple aux traités d’oraison –, cette manière de théoriser l’objet peut en effet être retrouvée dans le cadre des travaux de sciences humaines et sociales. Si c’est l’ouvrage d’Henri Bremond, l’Introduction à la philosophie de la prière (1929), qui nous servira d’abord d’exemple paradigmatique, cette forme de conceptualisation nous permettra d’explorer les productions en philosophie de la prière ensuite majoritairement représentées par l’école de phénoménologie française. Notre intention est de montrer qu’une telle conceptualisation est favorable à la compréhension de ce que prier veut dire pour celui qui prie tout autant qu’elle représente une limite théorique et méthodologique au sein de l’étude. Mais alors qu’est-ce que définir la prière par son idéal, et quelle place une telle conceptualisation peut-elle prendre au sein des sciences humaines et sociales ?
Repérons tout d’abord la nature du procédé. Dans le deuxième chapitre de la première partie de son ouvrage, « Ascèse ou prière ? »12. Bremond pose la question du rapport qu’entretient la prière avec la notion de méthode. Comme il l’avance, si la rédaction de méthodes pour prier peut s’avérer paralysante pour les priants – c’est une critique des Exercices spirituel13 d’Ignace de Loyola transmis par la tradition jésuite –, la prière est, selon lui, à reconnaître et à définir comme méthode. Elle est ce par quoi quelque chose d’autre qu’elle est rendu possible, à savoir la communion avec le divin. Il apparaît alors une sorte de dédoublement définitionnel : il y a, d’un côté, la simple prière, cette méthode dont nous parlons qui correspond à la pratique plus ou moins ritualisée que nous connaissons, et de l’autre, il y a la prière qualifiée de « véritable », la « vraie » prière, qui se confond avec l’expérience qu’on qualifie aussi de « mystique » au-delà de la théologie chrétienne. Telle est pour Bremond la réponse à la question de « l’essence » de la prière : « toute prière »14, quelle qu’elle soit, « collabore à la naissance et au progrès de la vraie prière », à savoir la « contemplation mystique, au sens fort du mot ».
Quoi qu’il s’en défende15, Bremond rejoint par ce geste la tradition des traités d’oraison, en ce qu’il cherche à définir la prière selon ce qu’on pourrait appeler son « orthodoxie » et son « orthopraxie ». En d’autres termes, est véritablement prière celle qui est « bien faite ». Si c’est d’abord à travers les commentaires du Notre Père qu’on a cherché à comprendre ce qu’est la « vraie prière », à partir d’Évagre le Pontique, les traités d’oraison sont devenus des enseignements généraux irréductibles au commentaire exégétique : on y théorise la manière dont la prière est censée être pratiquée pour « correspondre » à la nature qu’on lui a reconnue. Avec la littérature mystique, la normativité définitionnelle se détache du doctrinal : elle s’élabore à partir d’une expérience vécue comme étant celle d’une « prière accomplie ». De la même manière que dans les traités d’oraison, Bremond procède donc à une sorte de discrimination : parmi l’ensemble des pratiques qui prétendent s’appeler prière, certaines en méritent davantage le nom, certaines en expriment davantage l’essence, selon qu’elles parviennent ou non à s’ériger à la hauteur du « modèle » que définissent les expériences mystiques.
Que dire, désormais, d’une telle conception de la prière, importée dans le cadre de travaux en sciences humaines et sociales ? Commençons par en repérer les limites. Nous pourrions identifier cette tension au constat tout à fait classique qu’à la suite des travaux de David Hume on a appelé le is-ought problem : le constat de l’incompatibilité épistémologique des formules indicatives avec les formules normatives. Le projet de définir théologiquement l’idéal ne peut se confondre avec le projet de rendre intelligible l’« observable »16 pour répondre à la question « que veut dire prier réellement ? » : d’un côté la prière est regardée du point de vue de sa perfection (supposée), de l’autre depuis le lieu de sa pratique. Si l’on dit, synthétiquement, que les sciences humaines et sociales, lorsqu’elles s’intéressent à la prière, cherchent à répondre la question : « que font les gens lorsqu’ils prient ? », ou « de quoi parlons-nous lorsque nous parlons de prière ? », alors l’objet de recherche doit d’abord être défini par les pratiques elles-mêmes et par les usages linguistiques. Ainsi, que la conception idéale et normative de la prière représente une limite est d’autant plus apparent dans des œuvres qui, plus explicitement que celle de Bremond, se donnent pour projet que de qualifier la réalité concrète. C’est alors les travaux de phénoménologues qui apparaissent comme paradigmatiques, et nous pourrions prendre pour exemple la phénoménologie de la prière proposée par Jean-Louis Chrétien. L’auteur y formule l’intention de réaliser une phénoménologie « à proprement parler », c’est-à-dire de décrire la prière sans « accomplir » de « position d’existence »17 relativement à la puissance à laquelle l’orant s’adresse. Ce qu’il entend valoriser, c’est donc « ce qu’il se passe », concrètement, lorsque quelqu’un prie. Toutefois, progressivement, la forme du discours semble se confondre avec celle d’un manuel spirituel. Amplement déterminée par une théologie de la grâce, la description se meut en prescription :
C’est dans la lumière à la fois discrète et sans esquive de la prière qu’il [l’orant] se voit désormais lui-même, et dans cette lumière il découvre que nul homme n’est digne de prier, si digne signifie que nous nous appuierions pour le faire sur un mérite préalable18.
Multipliant les défenses de la prière face aux objections qui ont été « maintes fois élevées contre elles »19 et allant jusqu’à glisser, dans son texte, un commentaire du « Notre Père »20, la marche de la phénoménologie change peu à peu de direction, substituant à la recherche du concret un discours normatif sur un objet de plus en plus abstrait. Cette réorientation du discours est un marqueur de l’appartenance de Jean-Louis Chrétien à la catégorie des phénoménologues du « tournant théologique », tels que les a identifiés Dominique Janicaud21. On la trouve aussi sous la plume de Certeau, lorsque par exemple il décrit l’« homme qui prie » comme n’étant qu’un pur « geste d’attente », un « corps fatigué par le désir »22. Ses mains, si elles « ne serrent que le vide », ce qu’elles « désignent pourtant n’est pas une absence, mais une aspiration ou une certitude de la foi »23. Si la phrase est superbe, on est en droit de se demander : de quoi parle-t-il ? Sans doute ne s’agit-il pas ici d’une description des pratiques communes, concrètes de la prière. Le risque de la définition normalisante est donc tenu dans le fait qu’elle mène le projet descriptif d’une pratique qui est au cœur de la religion à la conclusion qu’elle n’est en réalité pratiquée par personne – et les expériences mystiques ne sont que l’exception qui confirme la règle. C’était d’ailleurs la conclusion de Madame Guyon :
Celui qui ne désire pas du fond du cœur fait une prière trompeuse ; quand il passerait les journées entières à réciter des prières ou à méditer, ou à s’exciter de sentiments pieux, il ne prie point véritablement s’il ne désire pas ce qu’il demande. Oh, qu’il y a peu de gens qui prient ! Car où sont ceux qui désirent véritablement les biens d’en haut ?24
Mais alors quand fera-t-on une phénoménologie de cette prière-là, de la prière telle qu’elle est pratiquée concrètement ? Celle que les gens prient, ici, ailleurs, celles de ceux qui, bien plus nombreux, ne sont pas des mystiques ?
La définition de la prière par l’idéal présente toutefois plusieurs avantages théoriques réels, dans le cadre d’une recherche de sciences humaines et sociales. Notamment, elle permet de désigner un certain rapport à la prière. En normalisant la prière, c’est-à-dire en stabilisant une forme extraordinaire de prière comme étant, seule, conforme à un contenu de croyance, Bremond rend compte d’une part de la logique psychologique que la pratique peut impliquer : elle est sous-tendue d’une représentation de l’orthopraxie à l’aune de laquelle elle s’évalue elle-même, et ce souci du « bien faire » explique certainement la multiplication des traités pour « apprendre à prier », qui par ailleurs sont loin d’être le propre d’une tradition religieuse en particulier. Plus largement, elle fait apparaître qu’une pratique ne peut être pensée indépendamment de ses enjeux théologiques – la prière est un rite qui s’accompagne toujours d’un mythe, disait Mauss. Pour rendre compte de la prière, on ne peut se passer de l’explication de ce qu’elle signifie pour celui qui la pratique, de la même manière que l’explication indigène devait être recueillie pour rendre compte de ce qu’est le mana25.
En somme, cette première forme de théorisation de la prière procède par essentialisation, indépendamment de la considération des pratiques concrètes. Il en est autrement pour la deuxième et la troisième forme de conceptualisation la prière que nous proposons de repérer. Alors que nous pourrions dire de la première qu’elle délivrait un enseignement ou une description de ce qui doit être, la deuxième et la troisième théorisent l’observable, et ce à partir d’une stratégie discursive identifiable. Elles ont en effet en commun de faire de l’étude de la prière un outil au sein d’une structure argumentative plus large, construite en vue de répondre à un jeu de questions alors considéré comme prioritaire théoriquement : pourquoi la religion ? Qu’est-ce que la religion ? Cette réflexion sur la nature de la religion inscrit les textes des prochaines catégories dans un nouveau type de discours : il n’est plus question de visée théologique, mais anthropologique, au sens où l’on cherche à élaborer un discours sur la nature humaine en général. Les deux positions rejouent alors un affrontement théorique classique du XXe siècle : d’un côté une conception anhistorique de la religion comme ce par quoi se joue la relation d’un absolu avec un autre absolu, et de l’autre une conception historique de la religion comme construction élaborée selon des lois psycho-sociologiques indépendantes de la subjectivité individuelle.
3. Enchanter : la prière universalisée
Selon Heiler, auteur de l’une des monographies les plus denses qui aient été consacrées à la prière, si l’on peut observer des pratiques similaires à l’oraison chrétienne dans toutes les religions, c’est qu’il existe un sentiment religieux universel. Noter que la prière est « universellement » pratiquée s’inscrit donc dans une argumentation – voire même une rhétorique – tout à fait explicite : il s’agit de valoriser la prière dans sa capacité à dire quelque chose de l’humain en général. Plus précisément, il s’agit de valoriser la prière dans sa capacité à valider les théories de l’universalité du sentiment religieux. Ce qu’on reconnaît ici, c’est l’antériorité des thèses de Friedrich Schleiermacher sur l’origine de la religion : selon ce dernier, il y a à la source de la religion un certain « sentiment » (Gefühl), une certaine « intuition » (Anschauung) de quelque chose de plus grand, à l’occasion desquels le sujet reconnaîtrait sa relation de dépendance à l’égard de ce qui le transcende. L’histoire de la prière, c’est alors pour Heiler comme une manière de vérifier la théorie du sentiment religieux universel : si tous prient et ont prié, dit-il, c’est que tous sont habités par un « profond sentiment de dépendance »26. Dans le même ordre d’idée, Charles Bois avançait dans sa définition de la prière de l’Encyclopédie des Sciences religieuses27 que si « partout et toujours », l’homme a prié, c’est « parce qu’il a eu partout et toujours le sentiment de sa faiblesse, et le sentiment d’une puissance supérieure dont il dépendait ». On reconnaît ici le saut interprétatif ou argumentatif de nos auteurs : le repérage d’un universel est employé comme signe d’une non-arbitrarité, et donc d’une raison, d’une validité, d’une « vérité » du sentiment religieux.
Comme on le voit, la définition de la prière dont on use dans ce type de textes découle moins de l’observation des pratiques que d’une théorie de la religion à partir desquelles on les observe. Cette théorie, telle que nous l’annoncions, c’est celle de l’homo religiosus, selon laquelle la religion est une dimension essentielle à la nature humaine qui, ici, se concrétiserait dans la prière. En d’autres termes, parce que l’humain serait nécessairement religieux, et parce que la nature religieuse de l’humain s’exprimerait et s’effectuerait dans la prière, l’homo religiosus serait aussi et consubstantiellement homo orans. Dans le texte de Heiler, on reconnaît ce passage de l’histoire de la religion à la recherche en anthropologie philosophique par l’importance donnée à la figure du « primitif » : il insiste sur les formes de prière qui sont apparemment les plus « spontanées » – les cris de détresse, les appels à l’aide – et celles qui donc semblent désigner au mieux la source toute émotionnelle des prières dites « primitives », qui prouveraient par là leur authenticité. Lorsque l’anthropologie philosophique est hantée par la question de l’origine, le « primitif » est en effet celui par lequel on croit pouvoir découvrir ce qu’était l’humain avant la socialisation, dans une sorte de pureté originaire. Sa manière de prier – le cri – est, à l’instar de la prière de l’enfant, considérée comme le témoin de ce qu’aurait été la prière « pure », antérieure au glissement que lui fera subir l’action de l’institution.
Cette thèse de la prière comme expression de la nature religieuse de l’humain a connu diverses actualisations. Au nom d’une distinction entre « spiritualité » et « religion », certains auteurs plus récents se donnent les outils théoriques pour envisager une curiosité à l’égard du transcendant qui ne soit pas encore codifiée par une institution, et rafraîchissent la thèse parfois éculée de l’homo religiosus en y apportant quelque nuance : l’humain n’est pas essentiellement religieux, mais essentiellement spirituel, et c’est sa nature-même qui implique que chatouille en lui un certain souci pour le transcendant, préalable au croire institué. Tout autoriserait donc à penser que la prière n’est pas seulement l’expression ponctuelle d’une manière codifiée de « faire du religieux », mais qu’il s’agisse par elle de quelque chose qui tienne de la nature humaine, quoique laïcisé dans une formule plus audible qui fait jouer des distinctions définitionnelles, celle du « besoin de méditer »28, comme signe de l’irrésistible appel, en soi, d’un Créateur qui a « mis dans le cœur de l’homme la pensée de l’éternité » (Qo 3,11). Indépendamment de toute une catégorie d’ouvrages grand public dans les rayons « spiritualité » des bibliothèques où l’on propose des florilèges de prières cueillies dans les corpus de toutes les religions du monde29, d’autres ouvrages, plus proprement académiques, en portent les traces. On y précise ainsi qu’il y a aussi de la prière chez ceux qui ne s’identifient pas à une tradition religieuse, voire même chez ceux qui ne « croient pas »30. La prière, en ce sens, ne serait pas seulement le propre de la religion, puisqu’elle serait aussi « profondément ancrée dans la condition humaine »31.
Comme on le voit, la seconde manière de conceptualiser la prière partage avec la première sa thématisation de l’objet à partir de la relation avec le divin. Pour cette raison, elle n’est pas exclusive d’une définition normative : nous retrouvons chez Heiler le motif de la « vraie prière », comprise alors comme la pure expression de l’émotion religieuse, par distinction de la prière comme acte cultuel complexe, figé par l’usage selon un processus de « solidification et de mécanisation »32 et réduite à la superstition, puisqu’on la récite, dit Heiler, « sans émotion et sans ferveur, sans cœur et sans pensée », et que l’on croit que sa forme et sa méthode suffiront à la rendre efficace. La différence entre l’idéalisation de la prière dans la première et dans la deuxième catégorie est donc plutôt à situer dans les objectifs visés par les discours. La première façonne l’idéal selon un ordre théologique, et ce façonnement est sa fin même, puisqu’elle cherche justement à décider de l’essence véritable de la prière pour fixer devant les pratiques concrètes l’horizon à viser. Dans la deuxième, la forme de l’idéal est récupérée pour accompagner l’élaboration d’un projet dont la finalité est, cette fois, moins dans l’éducation religieuse que dans la fondation d’une théorie sur la nature humaine en général.
Cette transformation dans l’ordre du discours explique que la limite qui est celle de cette conceptualisation de la prière ne soit plus, cette fois, théorique, mais méthodologique. Elle est repérable dans le traitement qui est fait des pratiques concrètes. En effet, l’intention d’illustrer par l’étude de la prière une thèse sur la nature spirituelle de l’humain, en tant qu’elle implique une certaine compréhension de ce qu’est la spiritualité, détermine à une sélection des matériaux à étudier, et une priorisation, dans les descriptions des pratiques, de certaines de leurs dimensions seulement. Alors qu’on entend parler de la prière en tant que telle, on choisit celles de ses formes qui sont les plus éthérées, et puisqu’il s’agit de valoriser la dimension « spontanée » et « subjective » du fait religieux, on priorise les descriptions des pratiques qui le font au mieux apparaître. On s’intéresse aux curiosités sincères, à la recherche de relation, aux prières où le moi est enfin « décentré »33, où il expérimente enfin le pur désintéressement, tout tourné qu’il est vers son principe, on s’intéresse aux prières de « kénoses »34 où, l’âme mise à nu, l’orant desserre la crispation de son ego, et non aux prières où l’attention vagabonde, à la recherche de conformité sociale, au souci d’obéir à ces normes posées par les « proches qui comptent », aux habitudes progressivement vidées de leur sens ou aux gestes chorégraphiés par le mimétisme. En réalité, on s’intéresse à une prière profondément esthétique, qui semble, un instant, aux yeux des auteurs, sauver le religieux de l’obscurité qui l’endimanche depuis plusieurs siècles.
Cette seconde manière de conceptualiser la prière a pourtant bien sa valeur théorique. Cela apparaîtra d’autant mieux lors de l’exposé de la troisième forme de conceptualisation de la prière qui nous semble identifiable. Ce que ces dernières études ont que n’ont pas les prochaines, c’est en effet une prise au sérieux de l’individu comme échelon d’analyse pertinent pour rendre compte de ce que c’est que la prière.
Si, comme nous l’annoncions, la deuxième et la troisième catégorie que nous présentons ont en commun de situer les études de la prière dans une structure argumentative plus large, par sa manière de répondre aux questions « pourquoi la religion ? » et « qu’est-ce que la religion ? », la catégorie qui suit est le parfait revers de celle que nous venons de présenter. À nouveau, c’est une certaine théorie sur la nature de la religion qui détermine la manière d’aborder la prière, et à la thèse sur la nature spirituelle de l’humain débouchant sur une compréhension de la prière comme pure expression d’une émotion subjective répond celle de l’origine sociale et/ou psychologique de la religion, qui fait de la prière un mécanisme dont on peut aisément trouver la clef.
4. Désenchanter : la prière objectivée
Chez Mauss, l’explication de la prière s’articule à sa définition comme rite. Traditionnelle, elle est inculquée dans son sens comme ses modalités selon l’appartenance à cette « communauté morale »35, unie par un « système solidaire de pratiques et de croyances » qu’on appelle aussi religion. Les pratiques individuelles de prière sont donc à ramener à la « généralité des modèles culturels supposés les avoir produites »36, et l’objectif est de reconduire l’apparemment ponctuel, l’apparemment idiomatique à « l’obligatoire » qui l’a forgé : tel type de pratique et telles représentations du sens de la prière sont le fruit de la rencontre avec un ou plusieurs systèmes symboliques et normatifs, voire même plus simplement encore, sont le strict résultat de l’origine sociale, selon un processus d’inculcation ou de dressage symbolique exercé en premier lieu par la socialisation primaire. Une telle proposition se fait au nom d’une réduction de la valeur heuristique de l’échelon individuel : il n’est que le « récipiendaire »37 d’une structure dont on peut « reconstruire la forme comme si elle persistait indépendamment » de lui. Ainsi, « la source de la parole dans la prière, écrit Headley en expliquant Mauss, c’est l’institution, l’Église, non l’individu croyant »38.
Ces entreprises de renvoi des pratiques individuelles aux règles sociologiques qui les prescriraient peuvent toujours être identifiées parmi certains des travaux les plus récents. Par exemple, Carlo Genova insiste sur le codage des postures, comprises comme la simple reproduction de conduites socialement situées39. On le retrouve aussi dans certaines études statistiques réalisées aux États-Unis, où la pratique de la prière est ramenée à sa seule origine socio-démographique40 : les femmes, les populations défavorisées économiquement et les Noirs-Américains sont les populations qui disent prier le plus régulièrement, et il y aurait donc, conclut l’auteur, un rapport étroit entre piété et souffrance sociale. On voit comment la production d’études sociologiques de la prière se rapproche ici d’études psychologiques : la conclusion selon laquelle c’est le caractère de « dominé » qui fait l’origine de la prière est soutenue de sa conceptualisation comme stratégie de « coping ». C’est alors avec un goût du paradoxe qu’on montre que le caractère éminemment intime de certaines pratiques n’occulte pas la source sociologique du fait qu’il y ait des prières, mais aussi des raisons de prier, et du contenu même de ces prières.
S’il y a « désenchantement », c’est donc en premier lieu en raison d’un certain rapport à la religion. Difficile d’y échapper : c’est en effet la religion qu’il s’agit, ici, de désenchanter. À l’époque de Mauss, les sciences des religions naissantes se veulent en rupture avec la tradition. Sous la double influence d’un rationalisme encore vigoureux et d’un libéralisme politique volontiers anticlérical, la nouvelle discipline entendait se consacrer à l’étude des faits religieux par un abord scientifique qui, à ses yeux, impliquait qu’elle se démarque radicalement de l’approche théologico-religieuse. Ainsi, alors que les derniers auteurs que nous évoquions s’enthousiasmaient devant la prière comme « signe » d’un souffle religieux universel, la prière est ici réduite à la pure et simple application d’une règle sociologique. C’est aussi à ce titre, par leur intention d’objectivation et de « désenchantement », que les travaux de sociologie peuvent être rapprochés de ceux qui ont été réalisés en psychologie de la religion. Dès Feuerbach, et ensuite parce que certains travaux statistiques semblaient avoir prouvé l’efficacité de la prière sur la santé et le bien être des personnes41, on cherche à rendre compte des conséquences de la pratique de la prière sur le corps et le psychisme de l’orant : auto-suggestion, auto-persuasion, efficacité magique permettent d’envisager la dimension performative de la prière, son efficacité physique et psychique concrète, tout en reconnaissant son origine toute sociale et donc – évidemment – sans s’encombrer du postulat d’une divinité qui l’exauce. Si l’on pourrait parler, dans les deux cas, de tentatives de déconstruction de la vérité de l’expérience religieuse comme expérience d’union avec un principe transcendant, l’explication, dans le cas des études de psychologie, se fait « naturalisation » : on rend compte du pourquoi de la prière à partir des d’implications psychologiques. Le front commun des sociologues et des psychologues, réel si l’on pense, par exemple, aux relations de la sociologie française avec la psychanalyse42, est en tout cas reconnu comme tel par certains représentants de la religion. On peut notamment penser à Ferdinand Ménégoz, auteur du Problème de la prière, qui cherche à « sauver » l’oraison des attaques qu’elle a subies de la part des « adversaires de la foi chrétienne »43 qui déconstruisent théoriquement sa valeur, conscients qu’ils sont du fait que « le sort de la religion [est] lié au sort de la prière » : « la victoire de cette tendance signifie une défaite du christianisme ». Il cite naturellement Nietzsche, « dont on connaît les victoires et les... ravages au sein de l’esprit contemporain », puis Feuerbach, Guyau, Loisy, et... « l’école sociologique d’Émile Durkheim ».
Si cette manière de conceptualiser la prière est le marqueur d’un certain rapport à la religion, il faudrait toutefois veiller à ne pas dire trop vite que la raison en est que ses auteurs s’y expriment depuis « l’extérieur » du religieux lorsque les premiers – dogmaticiens ou apologètes – s’exprimaient depuis « l’intérieur ». De la même manière, la confrontation de postures théologiques et dé-théologisées serait une hypothèse tentante, mais toutefois inexacte. C’est déjà apparent dans la formule de Ménégoz : désigner d’ennemis de la foi chrétienne les figures de Feuerbach, Guyau et Loisy pour leurs travaux sur la prière rappelle combien il s’agit là d’un débat interne au christianisme. Il est vrai toutefois que dans le projet d’objectivation du fait religieux, les sciences des religions du tournant du XIXe prétendent aborder une posture neutre et déconfessionnalisée, jugée constitutive de la scientificité des études. Certains éléments, dans l’écriture des auteurs même les plus réfractaires à une posture théologique, font pourtant apparaître un héritage idéologique fort, et peuvent ainsi être repérés, dans leur traitement de la prière, des hiérarchisations des manières de prier étonnements semblables à des formules de traités d’oraison. Suffisons-nous, par exemple, de trois figures majeures de l’histoire de la sociologie française : Durkheim, Lévry-Brühl et Mauss. À partir de quoi Durkheim peut-il, dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, distinguer des « sortes de prières »44 et des « véritables prières »45 sans en poser jamais la définition, s’il n’hérite pas d’une définition normalisante ? Que veut-dire Lévy-Brühl dans la Mentalité primitive lorsqu’il écrit que la consultation des morts au Cameroun est à comprendre comme une « offrande »46, comme une « consultation », comme un « procédé divinatoire », mais aussi comme une prière, « au sens habituel du mot quand il s’agit des primitifs » ? Ne faut-il pas préconcevoir une forme de prière « accomplie », « parachevée », pour estimer qu’il existe une prière proprement « primitive » ? À partir de quel étalon normatif Mauss peut-il parler des « vicissitudes » que la prière a connues dans son histoire : « presque vide à l’origine, écrit-il, l’une se trouve un jour pleine de sens, l’autre, presque sublime au début, se réduit peu à peu à une psalmodie mécanique »47. « Partie de bas », poursuit-il, la prière, dans sa « merveilleuse histoire », s’est « élevée peu à peu jusqu’aux sommets de la vie religieuse ». N’est-il pas étonnant que Mauss reconduise, sans les questionner et dès les premiers mots de son introduction, des distinctions axiologiques qui semblent tout droit héritées de la rationalité croyante ? L’abord déconfessionnalisé, ici, semble se mettre au service d’une glorification de certaines formes de religiosité, et c’est sans doute la raison pour laquelle ces trois manières de conceptualiser la prière seraient à penser comme des polarisations plutôt que comme des options exclusives. En d’autres termes, si elles sont bien relatives à des rapports à la religion, elles ne peuvent être aisément ramenées à la distinction entre des situations d’« insiders » et d’« outsiders ».
Maintenant, quelles sont les limites du projet scientifique de désenchantement de la prière ? Les jalons pour répondre à cette question sont déjà posés : la thèse en philosophie des religions qui précède l’observation des pratiques détermine le type de dimensions qu’on y étudie. Ici, la dimension étudiée, c’est la part des pratiques qui s’apparente à une obéissance à des règles sociologiques ou psychologiques. De la même manière que précédemment, les auteurs de cette troisième catégorie procèdent donc à une réduction de leur objet selon l’un de ses aspects seulement : si la construction sociale était exclue des précédentes définitions de la prière, ici, la « vraie » prière est en réalité définie depuis la société. Prier, c’est être pleinement inscrit dans ce qui a été engendré par le social. Puisque cette réduction de l’objet se fait au gré d’une réduction plus générale des faits sociaux à leur part collective et institutionnelle, l’identification des limites des travaux peut déjà être trouvée dans les critiques formulées contre le projet scientifique de la sociologie française du début du XXe. La conception du social comme « collectif » et donc comme totalité homogène, conception déjà atténuée lors du passage de relai de Durkheim à Mauss, a en effet pu être rabrouée successivement au cours du siècle. Pourrait notamment être citée la critique de Dennis H. Wrong contre le fonctionnalisme sociologique48, ou l’école de Boudon, dressée contre toute idée de totalité en sociologie49. Mais c’est la lecture de Max Weber et la découverte de la sociologie compréhensive qui s’avère décisive. Lue comme une invitation à un individualisme méthodologique50, c’est elle qui restaure durablement, dans le milieu académique, la valeur heuristique de l’échelon individuel. Cette évolution est pour nous d’autant plus intéressante qu’elle se fait au gré d’un renouvellement des théories de l’action : l’action, c’est pour Weber un comportement guidé par un sens qui lui donne son intelligibilité et qui a pour caractéristique d’être à la fois subjectif et collectif, puisque c’est en se rapportant aux comportements des autres que l’agent le façonne.
En sus de cette discussion plus générale du projet épistémologique de la sociologie française, la critique de cette troisième option théorique peut être trouvée dans le cadre plus spécifique des études sur la prière. Le chapitre d’Andrea Borella51 dans un collectif déjà cité serait ici caractéristique. L’auteur y fait apparaître que la prière silencieuse, telle qu’elle est pratiquée dans la communauté Amish qu’il a observée, semble offrir un champ de liberté extraordinaire à la personne qui prie, malgré la rigidité qu’on reconnaît généralement au contexte social en question. À partir de ces observations, Borella entendait discuter du « sociologisme » de Mauss pour envisager la pertinence d’une analyse de l’échelon individuel et de la prise en compte de son éventuelle autonomie psychologique. L’observation rigoureuse de la prière prouverait donc que la ramener au stricte « fait religieux », c’est-à-dire à un système de symboles et de signes qui se prêterait aisément à une interprétation sémantique, ne suffirait pas à en rendre totalement compte. Mais l’une ou l’autre formule de l’œuvre de Mauss nous mettaient déjà la puce à l’oreille : si la prière est, dit-il, « puissamment créatrice »52, c’est qu’elle est davantage que répétition, davantage qu’intériorisation de normes ou appropriation d’obligations, et c’est que le symbolique devait laisser davantage de place à la liberté interindividuelle et à la créativité que ne le suggérait Durkheim. Si, dans la prière, il n’y a pas que de la répétition, mais aussi de la création et un renouvellement du sens, c’est qu’il faut lui accorder, au sein des sciences sociales, un statut plus singulier encore que celui du suicide : elle résisterait à l’objectivation totalisante et annoncerait l’éventuelle insuffisance de la définition du phénomène religieux comme « chose sociale ».
Conclusion. Décrire : comprendre enfin la prière en l’observant ?
Nous avons proposé de reconnaître trois manières de conceptualiser la prière mises en débat dans les sciences humaines et sociales de 1909 à aujourd’hui, relativement à trois rapports au théologico-religieux, et trois stratégies discursives. Dans un horizon dogmatique, la prière est appréhendée selon sa forme idéale et dans une optique de normalisation culturelle. Lorsque ce sont plutôt les pratiques concrètes qui sont prises pour objet, il nous a semblé possible de repérer deux manières récurrentes de la traiter. Lorsque l’observation est précédée d’une thèse sur la nature spirituelle de l’humain, la prière est enchantée : elle est appréhendée cette fois selon sa permanence comme l’expression irrésistible d’une émotion religieuse, comme le signe d’une universelle tension vers le principe et d’une sincère inclination de l’individu vers son « Autre ». À l’inverse, lorsque l’observation s’arme d’une explication causale des faits religieux similaire à celles produites dans les sciences naturelles, la prière est désenchantée : elle est enfin appréhendée dans une optique de rationalisation selon sa nature socio-psychologique.
Chacune de ces trois manières de conceptualiser la prière saisit notre objet par l’une de ses dimensions essentielles : en tant que fait religieux, elle est une pratique socialement codifiée dont on peut partiellement expliquer l’émergence par des causes psychologiques. En tant qu’action volontaire, l’agent n’y est pourtant pas absolument aveugle. Comme nous le disions plus haut, il lui « communique un sens subjectif »53, façonné à partir de matériaux divers, dont, en premier lieu, la justification théologique de sa pratique telle que produite par la tradition religieuse qu’il fréquente, étant entendu que cette justification est nécessairement négociée par la pluralité de ses appartenances et plus généralement par son histoire individuelle. Il faudrait ainsi conclure que le sens de la pratique et la nature des motifs qui la gouvernent est le produit d’une construction complexe dont les matériaux sont hétérogènes, et que si c’est l’élucidation de la pratique de la prière que nous visons, elle doit se jouer dans l’articulation de ses différentes sources de production de sens. Si cela nous permet de faire apparaître la complémentarité des diverses approches jusqu’ici présentées, cela nous permet aussi de préciser l’horizon possible de prochaines études. Une compréhension de la prière comme activité, dont il s’agit de repérer la diversité des motifs, nous reconduit à la définition que formule Weber de la sociologie : la tâche qui lui incombe, écrit-il, est de « découvrir cet ensemble [de motifs] et de le déterminer par interprétation »54, parce que c’est cet « essai d’organiser le chaos »55 qui, seul, permettra de « rendre intelligibles les causes de phénomènes culturels ».
Mais comment tenir ensemble l’étude de la dimension subjective de l’action avec sa dimension objective ? Si l’une et l’autre ont généralement été étudiées de manière exclusives par des disciplines distinctes, par exemple la sociologie d’une part et la phénoménologie de l’autre, c’est l’articulation de ces deux approches qui, au vu de ce qui précède, pourrait ouvrir la voie d’une nouvelle anthropologie de la prière. Certaines innovations méthodologiques en sciences humaines et sociales, et l’on pense notamment à la technique de l’entretien d’explicitation telle qu’elle est théorisée par Pierre Vermersch, pourrait donner à penser que cette articulation est possible. L’explicitation annonce en effet la perspective d’un renouvellement des travaux sur l’action en offrant aux entretiens compréhensifs une ouverture de champ à la phénoménologie, jusqu’à récemment considérée comme étrangère à toute forme d’enquête empirique. Cela nous mènerait vers une étude a posteriori des pratiques et usages de la prière, en alternant tour à tour récit de vie, explicitation de pratiques et étude d’opinions et de représentations, pour aborder la densité des expériences subjectives comme imprégnées et nourries d’une tradition tout en étant irréductibles à elle.
Mais une autre condition à la mise en œuvre d’un tel projet de renouvellement des études sur la prière dans le sens d’une prise en compte plus englobante de ses dimensions doit encore être identifiée. À savoir : que soit enfin acté le divorce de la prière avec la religion. Comme nous l’avons vu, la considération de la prière comme expression de la quintessence de la religion peut avoir pour conséquence que l’attention à la prière en soit paradoxalement détournée, puisque très vite, on en vient à soupçonner sa vérité : la communication avec le transcendant est-elle véritable ? Y a-t-il vraiment, dans la prière, une mise en présence de l’Autre ? Mais si nous considérons la prière comme expérience, et que nous formulons le projet d’une approche descriptive de ces activités qui sont qualifiées de prière, il est possible de mettre autre chose que la vérité de la relation au divin au cœur de l’intérêt. Plus explicitement, cela impliquerait que nous nous intéressions à la prière effectivement priée, par réduction des préjugés tout à la fois intellectuels et apologétiques : l’acte de foi, les thèses implicites sur le quid de la religion et les jalons normatifs seraient suspendus, pour ne plus être reconnus qu’en tant qu’ils informent les pratiques, et en tant que le sujet, conscient ou non, s’y inscrit ou s’y reconnaît. Pour y parvenir, la traduction en termes méthodologiques pourrait-être le choix d’une attitude qui, définie par la phénoménologie husserlienne, nous permettrait de nous retirer de la discussion sur la vérité religieuse : nous appliquerions ainsi l’épochè à la question de la relation entre Dieu et l’homme, selon un agnosticisme méthodologique revendiqué. Nous renoncerions à toute attitude positionnelle, pour refuser de participer à cette discussion, et ainsi ne plus rien affirmer : pas même le caractère douteux de l’idée d’une relation réelle.
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1Jean-Louis Chrétien, L’Arche de la parole, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 23.
2Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, Paris, Gallimard, 1973, p. 255.
3Friedrich Heiler, La Prière, Paris, Payot, 1931, p. 1.
4« A quintessentially religious act », dans Bruce Ellis Benson et Norman Wirzba (éds), Phenomenology of Prayer, New York, Fordham University Press, 2005, p. 3. Le terme « quintessence » est aussi employé par Mgr Albert-Louis Descamps, dans Henri Limet et Julien Ries (éds), L’expérience de la prière dans les grandes religions. Actes du Colloque de Louvain-la-Neuve et Liège (22-23 novembre 1978), Louvain-la-Neuve, Centre d’histoires des religions, 1980.
5H. Limet et J. Ries (éds), L’expérience de la prière dans les grandes religions, op. cit., p. 7.
6Novalis, L’Encyclopédie, trad. De Gandillac. Paris, Éditions de minuit, 1966, p. 398.
7Pour une étude historique des interprétations du mot « religion » par l’étymologie, voir : Jean Pépin, « Chapitre IV – L’itinéraire de l’âme vers Dieu selon Saint Bonaventure », in : Les deux approches du christianisme, Paris, Éditions de Minuit, 1961, p. 205-273. J. Pépin explique ainsi comment la religion-religare est devenue la définition préférée des théologiens chrétiens depuis Augustin d’Hippone, et après Lactance.
8Auguste Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, Paris, Fischbacher, 1897, p. 24.
9Marcel Mauss, La Prière, Paris, Presses universitaires de France, 2019.
10« Nous entendons par “activité” [Handeln] un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance) quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et, par activité sociale, l’activité qui, d’après son sens visé [gemeinten Sinn] par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. » Max Weber, Économie et Société, Paris, Plon, 1971, p. 4.
11William James, The Varieties of religious Experience, Cambridge, Harvard University Press, 1985.
12Henri Brémond, Introduction à la philosophie de la prière, Paris, Bloud et Gay, 1929.
13Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, Paris, Desclée De Brouwer, 1974.
14H. Brémond, Introduction à la philosophie de la prière, op. cit., p. 53.
15Par précaution, il dit son projet moins ambitieux – non omnia possumus omnes, écrit-il – et cherche avant tout à rappeler la distinction, selon lui rendue confuse, entre activités d’ascèse et activités de prière (Ibid., p. 7).
16Ibid., p. 11.
17J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, op. cit., p. 25.
18Ibid., p. 34.
19Ibid., p. 32.
20Ibid.
21Dans Le tournant théologique de la phénoménologie française (1990) et La phénoménologie éclatée (1998), textes rassemblés dans La phénoménologie dans tous ses états (Paris, Gallimard, 2009), l’auteur diagnostique l’évolution de la phénoménologie française qui s’opère à partir des années 1970, caractérisée selon lui par le renouvellement des objets d’intérêt des phénoménologues au profit de questions d’ordinaire théologiques ou religieuses, et au détriment de l’attention aux phénomènes qui faisait le projet méthodologique originaire de la phénoménologie heideggerienne dans lequel s’étaient inscrits les premiers phénoménologues français. Le diagnostic est, en ce sens, éminemment polémique, puisque c’est la pertinence d’une qualification desdits travaux comme « phénoménologiques » qui est questionnée.
22Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 14.
23Ibid., p. 17.
24Jeanne Guyon, Discours Chrétiens et spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, Tome II, Discours VII, Cologne, Jean de la Pierre, 1716, p. 56-57.
25C’est aussi l’un des usages de la théologie auquel invite Joel Robbins dans la constitution d’une anthropologie du christianisme, cf. Joel Robbins, Theology and the Anthropology of Christian Life, Oxford/New York, Oxford University Press, 2020.
26Fr. Heiler, La Prière, op. cit., p. 163.
27Frédéric Lichtenberger, Encyclopédie des sciences religieuses, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1877.
28Aude Zeller (dir.), Le Besoin de méditer, Genève, Labor et Fides, 2015.
29Certains sont d’ailleurs savamment réalisés et commentés, voir par exemple le recueil de Armand Abécassis, Michel Angot, Malek Chebel, Philippe Cornu et Jacques Perrier, Ce que les Hommes disent aux dieux, Paris, Seuil, 2007.
30C’est le « je prie, parce qu’on sait jamais », que relève Giuseppe Giordan dans son article introductif « You Never Know. Prayer as Enchantment », in : Giuseppe Giordan et Linda Woodhead (éds), A Sociology of Prayer, Londres, Routledge, 2015, p. 2-8. L’idée que cette forme de prière prenne naissance indépendamment de tout ouï-dire, ou de tout « discours théologique » est toutefois à remettre en cause ; nous serions reconduit à la quête d’une forme « primitive » de prière, au sens de Heiler.
31« And, since even many who don’t believe in a transcendent being pray, prayer seems to be deeply rooted in the human condition ». G. Giordan, « You Never Know. Prayer as Enchantment. », art. cit., p. 1.
32Friedrich Heiler, La Prière, op. cit., p. 166.
33Merold Westphal, « Prayer as the Posture of the Decentered Self », in : B. E. Benson et N. Wirzba (éds), Phenomenology of Prayer, op. cit., p. 63-72. L’auteur y défend l’idée que la prière véritable correspond à une expérience phénoménologique de décentrement, avec une forte récurrence des références aux écrits lévinassiens.
34James K. Mensch, « Prayer as Kenosis », in : B. E. Benson et N. Wirzba (éds), Phenomenology of Prayer, op. cit., p. 13-31. L’idée est similaire à celle de la note précédence : la prière est décrite phénoménologiquement comme expérience de kénose, entendue comme dépouillement du moi. À nouveau, Levinas est la principale référence.
35Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, p. 65.
36Ibid.
37Jean-Marie Donegani, Sophie Duchesne et Florence Haegel, « Sur l’interprétation des entretiens de recherche », in : Id., Aux frontières des attitudes entre le politique et le religieux. Textes en hommage à Guy Michelat, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 5.
38Stephen Headley, « Pour une anthropologie de la prière », L’Homme 34/4 (1994), p. 7.
39C. Genova, « Prayer as Practice: An Interpretive Proposal », in : G. Giordan et L. Woodhead (éds), op. cit., p. 9-23.
40Joseph O. Baker, « An Investigation of the Sociological Patterns of Prayer Frequency and Content », Sociology of Religion 69/2 (2008), p. 169-185.
41Deux travaux sont ici pionniers : Jean-Martin Charcot, La foi qui guérit, Paris, F. Alcan, 1897, texte publié de manière posthume à propos de la vertu médicale de la foi en général, et à propos des « vertus » spécifiques de la pratique de la prière ; Francis Galton, « Statistical Inquiries into the Efficacy of Prayer (1872) », International Journal of Epidemiology 41/4 (2012), p. 923-928. On notera que depuis la Seconde Guerre mondiale, ce sont les vertus médicales des pratiques de méditation qui sont désormais au cœur de l’intérêt.
42Voir par exemple le chapitre : « L’unité du donné. Sociologie, psychologie des foules et psychanalyse », in : Bruno Karsenti, L’homme total. Anthropologie, sociologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 63-98.
43Fernand Ménégoz, « Le problème de la prière, principe d’une révision de la méthode théologique », Revue d’histoire et de philosophie religieuse 6 (1925), p. 581.
44É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 396.
45Ibid., p. 412.
46Lucien Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, Paris, F. Alcan, 1922, p. 201.
47M. Mauss, La Prière, op. cit., p. 53.
48Dennis H. Wrong, « The Oversocialized Conception of Man in Modern Sociology », American Sociological Review 26/2 (1961), p. 183-193.
49Voir par exemple : Raymond Boudon, « La sociologie comme science », Commentaire 135/3 (2011), p. 731-742.
50François Bourricaud, « Contre le sociologisme : une critique et des propositions », Revue française de sociologie 16 (1975), p. 583-603.
51Andrea Borella, « A Socio-Anthropological Analysis of Forms of Prayer among the Amish », in : G. Giordan et L. Woodhead (éds), A Sociology of Prayer, op. cit., p. 119-131.
52M. Mauss, La Prière, op. cit., p. 56.
53M. Weber, Économie et Société, op. cit., p. 4.
54Ibid., p. 36.
55Witold Gombrowicz, Cosmos : roman (1965), Paris, Denoël, 1966, p. 9, cité pour qualifier la tâche de la sociologie par Barbara Thériault, « Max Weber, le sociologue, et le policier : appréhender l’individu », Sociologies et société des individus 41/1 (2009), p. 60.