Ruedi Imbach, Porträt des Dichters als Philosoph. Eine Betrachtung des philosophischen Denkens von Dante Alighieri (coll. « Jacob Burckhardt-Gespräche auf Castelen » 37)
Basel, Schwabe Verlag, 2020, 69 p.
Personne, connaissant même seulement le nom de Dante (1265-1321), ne nierait qu’il fût poète, comme auteur de la (Divine) Comédie (Commedia). Pour voir aussi dans le Florentin un philosophe, il faut d’abord se tourner vers d’autres ouvrages, écrits en latin et en toscan, moins connus du grand publique : le Banquet (Convivio), le De monarchia – pour la philosophie politique –, ou encore le De vulgari eloquentia (De l’éloquence en langue vulgaire) – pour la philosophie du langage. La série de conférences données par R. Imbach, spécialiste reconnu de philosophie médiévale et de Dante, dans le cadre des « Entretiens Jacob Burckhardt », portent sur le Dante philosophe – non seulement l’auteur des traités, mais aussi le poète de la Divine Comédie. L’auteur, dont on rappelle l’ouvrage innovant intitulé Dante, la philosophie et les laïcs (Fribourg, 1996), distribue ici sa matière en quatre parties qui sont autant d’éclairages sur le rapport du Florentin à la philosophie : I. La conception de la philosophie chez Dante ; II. La philosophie du langage chez Dante ; III. La présence de la philosophie dans la Divine Comédie ; IV. La dimension politique de la théorie de l’intellect et la refondation de la théorie politique. Contentons-nous ici de reprendre quelques exemples. Dans le Banquet (II 12), Dante trouve consolation de la mort de Béatrice (1290), dès le moment où il voit une « noble dame » (donna gentile) dont il est immédiatement séduit, qui s’avérera être Philosophie. Cette rencontre consolatrice débouchera, dans l’exposé, sur une véritable « introduction à la philosophie » (p. 14), embrassant, conformément à la tradition, une définition de la philosophie (III 11), un protreptique ou éloge de la philosophie et une division de la philosophie mise en correspondance avec les dix divisions des cieux (II 13-14). Sur ce dernier point, l’auteur insiste sur l’originalité de Dante qui, préfigurant en quelque sorte Kant, fait correspondre à l’avant-dernière sphère, la neuvième – la sphère cristalline ou premier mû –, la philosophie pratique (filosofia morale) – dont la philosophie politique est la perfection –, au-dessus de la philosophie théorétique, physique et métaphysique (p. 22-24). Autre exemple, concernant la philosophie politique. Dans le De monarchia, que l’auteur considère comme « l’un des traités de philosophie politique les plus significatifs du Moyen Âge » (p. 49), Dante, enquêtant sur le but de « la communauté universelle du genre humain », reconnaît que l’activité spécifiquement humaine (par opposition aux animaux et aux anges) est la connaissance par le truchement de l’intellect possible (l’homme peut connaître). Or l’individu est trop faible pour actualiser pleinement son intellect et « seule l’humanité en entier peut accomplir la réalisation, l’actualisation complète de la connaissance de tout le connaissable » (p. 50). En cela, l’homme est bien un ζῷον πολιτικόν comme le veut Aristote. Cette théorie de l’intellect, c’est-à-dire de la raison humaine, a donc une signification sociale et politique. Or les conditions de cette réalisation présupposent l’ordre politique le meilleur possible, c’est-à-dire, pour Dante, une monarchie universelle, identifiée à l’Empire romain (De Monarchia II). Comme le but ultime de l’existence humaine ici-bas, le bonheur fondé sur les vertus, ne peut se réaliser que dans la paix sous un gouvernement juste, la paix universelle est une exigence que seule est à même de réaliser la monarchie universelle reposant sur le droit, dont la fin est le bien commun, garantissant le maximum de justice et de liberté (l’exemple de monarchie parfaite réalisée dans l’histoire est celle du « divin Auguste »). Le droit humain (jus humanum) doit donc être le fondement propre de l’ordre politique. Dante va donc prôner l’autonomie du pouvoir temporel – c’est-à-dire de l’ordre politique reposant sur le droit humain dépendant de la raison et non de la foi –, par rapport au pouvoir de l’Église, s’opposant par là frontalement à la doctrine théocratique de l’Église catholique de son temps (les arguments occupent le livre III de la Monarchia). La nécessité d’une monarchie universelle pour le bien-être du monde est soutenue par douze arguments (Monarchia I). Selon l’auteur, l’un d’entre eux (le huitième) est particulièrement intéressant, parce qu’il peut être considéré comme indépendant de la conclusion qu’en tire Dante, c’est-à-dire la nécessité d’une monarchie universelle. « Le genre humain », affirme le Florentin, « se trouve dans l’état le meilleur quand il jouit de la plus grande liberté » (Monarchia I 12,1). Par conséquent, c’est sur ce principe que doit être fondée la meilleure organisation étatique, quelle qu’elle soit. Soulignons enfin que l’une des originalités de l’opuscule est de rendre au long poème de la Divine Comédie sa dimension philosophique (en particulier dans la partie III) et d’y déceler, sur chaque point discuté, le reflet des discussions proprement philosophiques du Florentin.