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Philostrate, Vies des Sophistes. Lettres érotiques

Textes introduits, traduits et commentés par Gilles Bounoure et Blandine Serret, préface de Pierre Sorlin, Paris, Les Belles Lettres (coll. « La roue à livres » 87), 2019, 346 p.

Stefan IMHOOF

Cet ouvrage contient deux textes, fort différents, traduits du grec : La Vie des Sophistes en deux livres (p. 51-165), dont c’est ici la première traduction intégrale en français (les précédentes, partielles, datant du XIXe siècle), suivi des Lettres érotiques (p. 169-214), qui sont des « missives fictives adaptant les ressources de la sophistique à des circonstances particulières de la vie privée » (p. 23), donnant une large place à l’homosexualité masculine. Philostrate (dorénavant Ph.) l’Athénien, originaire de l’île de Lemnos, né entre 170 et 175 après J.-C. et mort entre 244 et 249 sous le règne de Philippe l’Arabe – à qui l’on doit également une Vie d’Apollonios de Tyane (une commande de l’impératrice Julia Domna, † 217), ainsi qu’un ouvrage curieux (traduit dans la même collection des Belles Lettres) intitulée la Galerie de tableaux –, écrit à une époque « où l’épithète de sophiste était un titre de gloire » (p. 1). Il reste essentiellement connu, de nos jours, comme l’inventeur de la notion de « deuxième sophistique » (δευτέρα σοφιστική), le terme désignant le renouveau, au cours des trois premiers siècles de notre ère, de la rhétorique et de la « philosophie » grecques classiques, s’exprimant dans une prose d’art néo-attique. L’essentiel des Vies est précisément consacré à l’évocation biographique et historique des « sophistes » de cette période. Ph. a été admis dans « le “cercle” d’intellectuels et de “savants” astrologues, dont s’était entourée Julia Domna, l’épouse syrienne de l’empereur Septime Sévère, lui-même d’origine libyenne » (p. 4). Il semble avoir cumulé les citoyennetés athénienne et romaine « puisque son épouse et lui-même comptaient des sénateurs dans leurs familles » (p. 7). Dans ses Vies, Ph. dresse le portrait, à la fois des sophistes « classiques », contemporains de Socrate, tels que Gorgias, Protagoras, Prodicos ou Hippias, et d’auteurs que nous aurions plutôt tendance à qualifier de rhéteurs (tels Corax, Tisias ou Alcidamas), ou encore d’Eschine (ca 390-314 av. J.-C.), en qui Ph. voit « le fondateur de la deuxième sophistique » (p. 70). Comme pour le rhéteur Aélius Aristide au IIe s., dans son Contre Platon, Sur la rhétorique, la notion même de sophiste (σοφιστής) constitue pour Ph. un problème terminologique : il note tantôt que les Athéniens tiennent les sophistes à l’écart des tribunaux, « les estimant susceptibles de triompher de causes justes par des discours injustes » (p. 54), tantôt que le terme désignerait des « orateurs illustres » et même des « philosophes dont l’expression coule avec aisance, et dont il est nécessaire de parler en premier, puisque sans être des sophistes tout en en ayant l’apparence, ils en sont arrivés à recevoir ce titre » (ibid.). Comme on le constate dans ce passage, Ph. n’est pas entièrement à l’aise avec la signification du terme ; il brouille les frontières de la distinction tranchée que les modernes établissent entre « sophiste » et « philosophe » (héritée en gros de Platon et d’Aristote), lorsqu’il estime qu’un philosophe peut être un sophiste pourvu qu’il s’exprime bien et qu’il en porte le titre. Lorsque Cicéron appelle « sophistes ceux qui pratiquaient la philosophie par ostentation ou par appât du gain » (Ac., II 73, cité p. 11), il s’inscrit encore dans la tradition platonico-aristotélicienne. Ph. est moins explicite que Cicéron : selon les traducteurs, il veut avant tout « préserver la mémoire de l’école dont il se réclamait, en promouvoir le style et les manières de vivre caractéristiques du “bon sophiste”, même au prix de quelques distorsions infligées à l’histoire » (p. 12-13). Dans ses Vies, Ph. nous donne 43 biographies de « sophistes », « dont 38 forment un réseau de relations complexes, s’étendant sur huit générations, de la fin du Ier siècle aux premières décennies du IIIe siècle après J.-C. » (p. 13). Pour Platon, « le sophiste est fondamentalement l’Autre du philosophe » (p. 14), et Socrate apparaît ainsi comme le contraire absolu du sophiste, même si cette opposition est contestable, et a été contestée par les auteurs modernes. Pour Ph., le sophiste est essentiellement un rhéteur brillant, tels « le milliardaire » Hérode Atticus, son modèle (auquel il consacre la biographie la plus longue), ou Polémon de Laodicée en Carie (Ier-IIe s.) ; tous deux ont reçu leur formation à Smyrne – et appartiennent donc à l’hellénisme oriental –, avant de connaître la gloire à Athènes. L’ouvrage de Ph. est consacré avant tout aux écoles « asianistes », qui fleurissent dans les grands centres intellectuels d’Asie mineure, tels que Smyrne, Milet, Éphèse ou Pergame. Les sophistes qu’il évoque appartiennent pour la plupart à ce monde de l’Ionie, hellénisé depuis la période archaïque, et également de la Syrie (Antioche) et de l’Égypte, même si, curieusement, Ph. ne mentionne pas Alexandrie, qui était pourtant un centre intellectuel majeur à son époque. Si son intérêt se focalise sur ce monde du Proche-Orient hellénisé, c’est aussi pour laisser entendre que c’est dorénavant dans ces régions que fleurit la culture grecque authentique ; c’est là une pique implicite contre le poids politique et culturel des « envahisseurs » romains. Pour Ph., le sophiste est un « “homme du monde”, de préférence de “grande famille” » (p. 18) ; il pense, plus généralement, que « la sophistique n’est pas un métier, mais un loisir » (p. 19), pratiqué par des « beaux esprits », « habiles à parler » (ibid.). Dans sa dédicace des Vies au consul Antonius Gordien (sans doute en 237/238), Ph. indique qu’il souhaite « mettre par écrit » la vie de ceux qui « pratiquant la philosophie, furent réputés pratiquer la sophistique » (p. 51), précisant que l’« ancienne sophistique » doit être tenue pour une « rhétorique pratiquant la philosophie » (p. 52). On voit ici comment sophistique, rhétorique et philosophie sont imbriquées. Pour distinguer l’ancienne de la nouvelle sophistique, Ph. mentionne les critères suivants, qui cependant ne sont guère explicites : « L’ancienne sophistique [...] dissertait du courage, de la justice, de ce qui concerne les héros et les dieux » (p. 52), alors que la seconde « a pris pour exemples des caractères, celui du pauvre et du riche, du noble et du tyran, et des cas individuels auxquels l’histoire conduit à s’intéresser » (p. 53). De Gorgias, que Ph. place au début de la liste de ceux que l’on peut « légitimement » (p. 60) qualifier de « sophistes », il relève essentiellement le style : « Il donna l’exemple de l’ardeur oratoire, des propos paradoxaux et des développements inspirés, du grand style pour les grands sujets, des juxtapositions et des ruptures de construction par lesquelles les discours gagnent en agrément et en impétuosité. Il les enveloppait aussi de termes poétiques pour les rendre plus ornés et solennels » (p. 61). Pour caractériser l’éloquence d’Hérode Atticus, figure de proue de la deuxième sophistique, Ph. utilise les termes suivants : « Son habileté était plus dans la subtilité que dans l’agressivité, il usait du rythme avec simplicité et une sonorité reprise de Critias [...], il avait une faconde spirituelle [...], son élocution était agréable, très riche en figures, distinguée » (p. 115). Hérode était également un grand travailleur « au point de continuer à étudier en buvant son vin et la nuit quand son sommeil s’interrompait » (ibid.). C’est peut-être cette attention quasi exclusive de Ph. au style, aussi au style de vie, de ses sophistes, qui a fait dire que « Philostrate était un snob » (p. 15). Il est, de fait, très attentif au statut social de ses héros, dont le titre de sophiste suffisait, à ses yeux, pour qualifier le prestige de ceux dont il parle. Le sophiste appartient à l’élite de sa cité, et il n’est pas rare qu’il doive subir, comme Hérode Atticus, la colère du peuple. Du point de vue politique, il appartient plutôt à un courant conservateur ; et même si les sophistes, suivant en cela la tradition agonistique, sont « souvent en compétition les uns contre les autres » (p. 23), tels des sportifs ou, carrément, comme des gladiateurs, ils sont « les “conservateurs” en chef autoproclamés du “patrimoine” historique et littéraire grec » (ibid.). Ils s’emparent notamment de l’œuvre de Platon qui, paradoxalement, reste l’auteur que Ph. cite le plus souvent avec Homère. À son propos, Ph. va jusqu’à écrire dans sa lettre à l’impératrice Julia Domna (p. 210-211, Lettre 73) que « Non, le divin Platon ne dénigrait pas les sophistes », et même qu’il « recourt aux formes mises en œuvre par les sophistes » et encore, qu’il « fait du Gorgias en mieux » et que, souvent, « ses propos sont l’écho d’Hippias et de Protagoras ». Cette position « conciliatrice » (p. 24) relève, selon les traducteurs, d’une véritable « filouterie intellectuelle » (p. 25), difficile à justifier pour un auteur qui écrit sur les « sophistes ». C’est une même volonté de conciliation qui se retrouve dans un texte traduit dans les Appendices, intitulé « Prologue » (p. 213-214). Il s’agit de l’ouverture d’une déclamation (dont c’est le seul extrait conservé), qui traite de l’opposition classique du nomos et de la phusis et dont Ph. affirme que « la loi et la nature ne paraissent pas opposés l’une à l’autre, mais qu’elles sont étroitement apparentées et qu’elles s’interpénètrent mutuellement » (p. 214). La discussion théorique et les enjeux philosophiques qu’impliquent cette distinction ne sont pas vraiment abordés de manière approfondie ; là encore, Ph. reste avant tout un adepte de la rhétorique d’apparat. Néanmoins, les traducteurs sont d’avis que, si Ph. peut effectivement être qualifié de « snob », il l’est « sans la sottise généralement associée à ce mot, plus malin qu’il n’y paraît, et probablement doué d’une assez fine sensibilité. De la malignité et de la finesse, il en fallait certainement pour évoluer sans trop de risques dans l’entourage d’empereurs comme Septime Sévère et Caracalla, ou pour évoquer par écrit les relations délicates entre les sujets grecs et leurs maîtres romains » (p. 26). Lorsqu’il est possible de confronter les données de Ph. avec « d’autres documents d’époque, les informations livrées par Ph. dans les Vies des Sophistes s’avèrent généralement correctes et fiables » (p. 27), notamment celles qui traitent des conditions matérielles concrètes du maître de rhétorique. Ph. ambitionne de rendre son texte sur les sophistes conforme aux règles de « la prose d’art, parfois agrémentée de “vers blancs” » (p. 28), ce que « la traduction ne pouvait rendre » (ibid.). Souvent Ph. présente ses sophistes comme des sortes de guérisseurs qui, par un usage approprié de la langue, réussissent à calmer les conflits, notamment politiques, pouvant déchirer les cités, mais il connaît aussi mieux que tout autre, les risques encourus par une personne privée, lorsqu’elle recourt à l’astrologie, ou lorsqu’elle se met sous la protection d’un dieu, un comportement réservé aux seuls empereurs, et encore. Ph. réussit, de la sorte, à se maintenir dans les cercles du pouvoir, réalisant en partie dans sa propre vie ce qu’il a décrit dans les vies et les trajectoires de ses héros. L’intérêt du texte de Ph., et des problèmes qu’il pose sur les rapports entre rhétorique et philosophie, justifierait, à mon sens, sa reprise dans la série bilingue de la « Collection Budé », à côté, notamment, des Vies de philosophes et de sophistes d’Eunape de Sardes, que Ph. précède de deux siècles.