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Benoît Rossignol, Marc Aurèle

Paris, Perrin, 2020, 715 p.

Jean BOREL

La difficulté d’écrire une biographie de Marc Aurèle tient au fait qu’il faut sans cesse chercher et montrer comment il a voulu être à la fois empereur et philosophe, homme d’action et de responsabilité, mais constamment préoccupé d’agir selon la raison et la sagesse. Toute la grandeur de Marc Aurèle est là, pour qui l’action humaine n’a de valeur profonde et durable que si elle s’insère dans la perspective du Tout de l’Univers et de la communauté de tous les hommes, mais il arrive trop souvent que les historiens ne sachent pas maintenir la tension qu’il y a toujours eu en lui entre ces deux exigences souvent irréconciliables. Il faut féliciter Benoît Rossignol de ne pas être tombé dans ce piège, qui fausse d’emblée la perception que nous pouvons avoir de la vie publique et privée de l’empereur philosophe. Mais n’a-t-on pas déjà tout dit sur Marc Aurèle ? C’est justement parce qu’on pense qu’on a tout dit qu’il faut avoir le courage de reprendre à zéro le projet d’une biographie. Et c’est cela qu’a magistralement entrepris et réussi l’auteur en voulant se tenir au plus près de tous les documents à disposition, très nombreux de nos jours, et qu’il fallait relire attentivement, pour s’apercevoir, avec l’humilité de l’historien scrupuleux, qu’on ne peut jamais forcer ce qui reste hypothétique, incertain, seulement vraisemblable. Et que, aussi rigoureux qu’on puisse désirer l’être, une biographie ne sera jamais qu’une tentative de reconstruction. « Restituer la figure de Marc Aurèle, dit ainsi l’auteur en introduction, c’est d’abord prendre la mesure de l’écart avec son temps, prendre conscience que derrière des mots semblables, les choses étaient souvent différentes ; vécues et pensées différemment. Il importe de leur rendre leur logique passée, particulière spécifique » (p. 11) et, ainsi, tendre à l’idéal de l’impossible : faire entendre la voix même de Marc, la sienne, qu’elle ait été publique et officielle, ou celle, plus intimiste, de celui qui se parlait « à lui-même » lorsqu’il rédigeait ses « Pensées ». Autre précision méthodologique importante que fait l’auteur : « C’est un portrait en situation, dans l’univers exotique qui était le sien, qu’on proposera au lecteur », et qui remet en question toutes les images héritées et faussement évidentes qu’on a pu en donner. « Il se verra donc proposer la description d’un cadre et d’une époque non pas à titre de décor, mais parce que c’est la seule manière pour espérer rendre aux actes et aux paroles de Marc leur possible sens passé. Le lecteur pourra ainsi retrouver l’espace contraignant de déterminisme culturels, sociaux, politiques, et de hasards, où Marc dut se mouvoir et où il pensa » (Ibid.). « Il faut construire ta vie action par action, écrivait Marc Aurèle, et si chacune, autant qu’il est possible, s’achève, t’en contenter » Les trois périodes qui constituent la trame du parcours de vie de Marc, et forment tout à fait logiquement les trois parties principales de l’ouvrage, vont décliner dans le détail la succession de ces « actions » qui ont fait de lui ce qu’il est devenu pour la postérité, un modèle d’empereur et de philosophe. La première partie va de sa naissance dans une grande famille romaine, en 121, jusqu’à sa dix-septième année, en 138, date à laquelle, malgré son jeune âge et grâce à la dérogation que l’empereur Hadrien avait demandée à la veille de sa mort au Sénat, il put accéder à la questure, première des magistratures qu’on ne pouvait occuper qu’à 25 ans. La seconde partie évoque la vie de Marc à la cour du successeur d’Hadrien, Antonin le pieux, jusqu’à la mort de ce dernier, en 161. On le suit alors dans sa formation politique et philosophique auprès des meilleurs maîtres qui lui ont ouvert non seulement l’héritage des stoïciens, mais aussi d’autres écoles philosophiques de l’Antiquité. C’est au cours de ces années d’apprentissage qu’il fut le témoin privilégié de l’apogée de Rome. En accédant au trône impérial à l’âge de 39 ans, il associe immédiatement à l’empire Lucius Vérus, son frère d’adoption. C’est alors que les Parthes envahissent les provinces orientales de l’empire et que des peuplades germaniques menacent le nord de l’Italie. Les inondations du Tibre, en cette même année 161, le tremblement de terre de Cyzique en 165, la mort de Lucius en 169 et l’épidémie de peste ramenée par les armées romaines de la guerre contre les Parthes rendirent non seulement très difficile le règne de Marc Aurèle, mais contribuèrent inévitablement à l’affaiblissement de l’empire et à la décadence de Rome. La troisième partie s’achève en 180, date de la mort de Marc Aurèle en Pannonie, au terme d’une maladie. La réussite de cette biographie tient aussi à l’ensemble exceptionnel de notes historiques très complètes et magnifiquement documentées qui sont rassemblées en fin d’ouvrage. Un glossaire, un index de tous les noms cités et une importante bibliographie permettront au lecteur intéressé, comme aux futurs chercheurs, de poursuivre leur intérêt ou leur étude sur un point ou sur un autre du règne de Marc Aurèle, et de la manière dont il a cherché non seulement à assumer pour lui-même l’héritage du stoïcisme, mais à poser les bases d’une politique démocratique : « De Sévérus, dit-il en reconnaissance des enseignements qu’il avait entendus de lui, j’ai reçu l’idée d’un état démocratique, régi selon l’égalité des droits et la liberté de parler, et d’une monarchie qui respecte avant tout la liberté de tous les sujets. »