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Hippocrate, t. I, 1re partie, Introduction générale. Vie selon Soranos, Presbeutikos ou Discours d’ambassade, Épibômios ou Discours à l’autel, Décret des Athéniens, Lettres I & II

Texte établi et traduit par Jacques Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 2020, CCCXXXIII et 330 p. (dont 39 pages doubles).

Jean-Pierre SCHNEIDER

Depuis 1967, les éditions Les Belles Lettres ont publié sous le nom d’Hippocrate (né en 460 dans l’île de Cos, mort après 375 en Thessalie), dans la fameuse Collection des universités de France (CUF) dite « Budé », dix-sept volumes, dont le fameux Serment (t. I,2). Comme le Corpus Hippocraticum ou Collection hippocratique, selon la terminologie moderne, comprend plus de soixante traités dans l’édition de référence en dix gros volumes – celle du médecin, savant et homme de lettres Émile Littré au XIXe s. –, le travail d’édition est encore loin d’être achevé. Signalons encore que l’autre grand médecin grec de la tradition occidentale, Galien de Pergame (IIe s. ap. J.-C.), commentateur entre autres de l’œuvre hippocratique, est à son tour accueilli depuis 2000 dans la CUF (9 vol. déjà publiés). L’intérêt de ces textes ne concerne pas seulement l’histoire de la médecine et des sciences, mais aussi la philosophie. Rappelons que Galien a rédigé un petit traité, en hommage à Hippocrate, intitulé Que l’excellent médecin est aussi philosophe (Galien, Œuvres, t. I CUF). La relation entre médecine et philosophie de la nature est illustrée par plusieurs traités de la Collection hippocratique, comme le Régime (t. VI,1 CUF) – où l’on trouve la première formulation de la doctrine de l’homme-microcosme –, les Semaines (De hebdomadibus) ou les Chairs (De carnibus, t. XIII CUF). Par ailleurs, les premiers témoignages sur Hippocrate sont dus à Platon, pour qui le savant de Cos passait déjà pour le médecin par excellence (Protagoras 311b-c), et à Aristote. Mais il faut aussi souligner que la médecine, en Grèce, est la première science à se détacher de la philosophie pour gagner son autonomie, comme en témoignent les traités De la nature de l’homme et l’Ancienne médecine (t. II,1 CUF). L’auteur du présent volume, qui a édité plus de la moitié des traités déjà publiés a acquis suffisamment d’intimité avec la question hippocratique pour publier désormais l’introduction générale aux œuvres. Mais il faut d’emblée préciser que ce volume d’introduction n’est pas une monographie sur la vie, l’œuvre et la doctrine hippocratique. Il s’agit essentiellement d’une introduction savante aux éditions de la série, traitant des sources antiques de la biographie d’Hippocrate, des questions d’histoire de la transmission des textes et des problèmes philologiques que rencontrent les éditeurs de ces textes. C’est que l’auteur a déjà publié, chez le même éditeur, une monographie volumineuse sur Hippocrate et l’hippocratisme, destinée à un public plus large, à laquelle le lecteur est appelé à se référer : J. Jouanna, Hippocrate, Paris, Les Belles Lettres, 20172, 719 p. Le volume imposant, dont on rend compte ici, contient d’une part une « Introduction générale » de 333 pages numérotée en chiffres romains, divisée en trois parties : I : « La naissance de l’art médical occidental » ; II : « Témoignages sur la vie et l’œuvre d’Hippocrate » (textes grecs et latins ; tradition arabe, syriaque, hébraïque) ; III : « L’histoire textuelle du Corpus hippocratique ». À la suite de cette introduction historico-philologique, l’auteur édite, avec traductions, notices et commentaires critiques, cinq courts textes grecs appartenant à la tradition hippocratique, de natures et d’époques diverses, comprenant des indications biographiques, toujours intéressantes, mais exigeant une approche critique, sur celui que l’on considère comme le Père de la médecine scientifique occidentale. 1. Une Vie d’Hippocrate de Cos d’un auteur anonyme d’après un ouvrage biographique du médecin Soranos d’Éphèse (Ier-IIe s. ap. J.-C.) ; 2. Le discours qu’aurait tenu le fils aîné d’Hippocrate, Thessalos, lui-même médecin, devant l’Assemblée athénienne pour détourner Athènes d’une entreprise agressive à l’égard de Cos ; 3. Un discours (fictif) d’Hippocrate tenu sur un autel d’Athéna, en suppliant, devant les Thessaliens, pour leur demander une aide militaire pour défendre Cos contre les entreprises athéniennes ; 4. Le décret (fictif) des Athéniens accordant divers honneurs publics à Hippocrate ; 5. Un échange épistolaire (fictif) entre le roi de Perse Artaxerxès Ier et un médecin, inconnu par ailleurs, recommandant au Grand Roi le recours au « divin Hippocrate » (ὁ θεῖος Ἱπποκράτης) pour conjurer une épidémie. Le Corpus hippocratique embrasse des textes allant du Ve s., dont certains peuvent être attribués à Hippocrate lui-même ou à ses disciples immédiats, jusqu’à l’époque romaine (sur ce que l’on appelle la « question hippocratique », voir p. XXIX sqq.). On comprend donc que, selon les mots de l’auteur, « “Hippocrate” a en réalité deux sens : c’est d’abord le personnage historique ; mais c’est aussi l’œuvre qui a été léguée sous son nom » (p. XXXIX) ; et « c’est autour de son nom que se sont cristallisés tous les écrits médicaux qui constituent pour nous la naissance de la médecine occidentale » (p. XIV). On lira avec intérêt les quelques pages synthétiques et suggestives où l’auteur esquisse les « conditions de la constitution des technai (arts et savoirs) » dans la seconde moitié du Ve s. (p. X-XIV). « Les médecins, nous dit l’auteur, ne se contentent pas de décrire les maladies, de prévoir leur évolution et d’énumérer les remèdes ; mais ils s’interrogent, dans un mouvement réflexif, sur la finalité de leur art et sur ses méthodes, sur sa place par rapport aux autres arts ou aux autres sciences » (p. XII). Or cette activité participe, à la même époque, à un mouvement intellectuel plus large de réflexions sur l’homme menées dans un esprit scientifique attentif à la méthode ; cet esprit est à l’œuvre en particulier chez les philosophes – surtout les « sophistes » –, les historiens et les rhéteurs (l’auteur parle à ce propos d’un « climat d’enthousiasme intellectuel assez exceptionnel », p. XIII). Cela ne veut évidemment pas dire que la médecine commence en Grèce avec Hippocrate : dès le VIe s., en effet, on mentionne des médecins dans diverses parties du monde grec (par exemple à Crotone en Italie du sud, à Cyrène en Libye), et les poèmes homériques comptaient déjà parmi les héros grecs des « médecins irréprochables ». Signalons encore que l’on trouvera aux pages CCIV à CCXXI une liste utile des traités du Corpus, avec la mention des éditions modernes existantes. Cet ouvrage savant répond parfaitement aux exigences de rigueur de la prestigieuse Collection des Universités de France. On relèvera quelques rares coquilles notées au fil de la lecture, inévitables dans un volume très technique de plus de 700 pages : p. CXXI, n. 171 : lire 166 (non 366, pour le premier séjour de Galien à Rome) ; p. CXLVIII : ὁ θαυμάσιος Ἱπποκράτης l’admirable Hippocrate, comme à la page suivante (non le divin H.) ; p. CLV : mettre tout le § 6 entre guillemets (citation) ; p. CLXXXIX, n. 254 : lire XXIe siècle (non XXe) ; p. 63 : (distiques élégiaques) formés d’un hexamètre et d’un pentamètre dactyliques (non de deux pentamètres) ; p. 172, n. 7 et 174, n. 13 : le fils du cerf, ἐλάφου παῖς (non le fils du faon).