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Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote (coll. « Docet omnia » 30)

Paris, Collège de France/Les Belles Lettres, 2020, 251 p.

Madeleine ROUSSET GRENON

En bonne méthode, Madame Pirenne-Delforge, professeure au Collège de France, s’attache, en préliminaire, à définir deux mots et concepts-clés : religion et polythéisme (ch. 1). Le premier est certes problématique, les présupposés chrétiens ayant longtemps perduré dans l’historiographie ; il s’agit de repartir du contexte latin du mot religio dans ses nombreux développements « qui continue[nt] à englober les diverses dimensions du contrôle social, avant et après l’avènement du christianisme » (p. 28) et de poser le problème de la vérité d’une religion. Après le débat au sein du christianisme, le dossier sera rouvert au XVIe s., avec la découverte du Nouveau Monde, dans une perspective davantage anthropologique et relativiste. Quant au terme « moderne » de polythéisme (polutheismos n’existe pas en grec ancien), dont l’ouvrage s’appliquera à préciser le contenu, il n’implique pas d’opposition entre vérité et erreur : comme va le montrer Hérodote, que l’autrice interroge au fil de son enquête, les dieux des « autres » ne sont pas moins vrais que les siens propres. Dans un bref parcours historiographique relatif à ces deux termes, l’autrice confirme que les contributions fondamentales, depuis les années 1960 (Brelich, Rudhardt, Vernant, Detienne), assoient la légitimité du terme de polythéisme. Ainsi « religion et polythéisme sont des concepts opératoires à retenir comme tels », et l’autrice va analyser leur complexité à l’épreuve d’Hérodote, « témoin privilégié de ce que nous appelons la religion et le polythéisme grecs » (p. 57). L’autrice justifie ce choix de prendre Hérodote comme guide pour analyser les données de terrain du monde grec par « l’ampleur du matériau disponible en matière de religion dans son œuvre » et par sa « posture spécifique à l’égard de ce matériau » (p. 61). Le rapport d’Hérodote aux dieux relève en effet d’une investigation d’enquêteur : lorsqu’il décrit des peuples différents des Grecs, il opère une « traduction culturelle », selon des catégories grecques. Même si c’est souvent en creux qu’apparaissent « les représentations et les pratiques de la religion grecque », ce qu’Hérodote dit révèle ce qu’il ne dit pas, en tant que ce sont des évidences pour la pensée grecque. En effet, ces pratiques sont d’abord un ensemble de νόμοι/nomoi (coutumes, usages, traditions), celles des autres – les Perses en particulier – caractérisées par leur grande variété et celles des Grecs, souvent en contraste avec celles-là ; ainsi « il existe bien une conception grecque des dieux » qui les qualifie d’ἀνθρωποφυεῖς, « de complexion humaine » et leur attribue « une forme et des besoins tout humains » (p. 68-69). Si Hérodote s’interroge sur la question de l’origine des dieux (selon une interprétation partiellement diffusionniste), sur leurs noms, leurs généalogies (se référant à Homère et Hésiode) et leurs figurations, il se démarque de l’épopée et affirme à chaque occasion son statut d’enquêteur et non de poète inspiré (p. 87), faisant preuve de ce qu’on peut appeler un relativisme culturel. Dans le chapitre intitulé « Dieux grecs, dieux des Grecs », l’autrice s’attache à l’analyse de l’affrontement entre Grecs et Perses, qui occupe les cinq derniers livres de l’ouvrage d’Hérodote. Celui-ci y définit la grécité, pour ce qui relève de la religion, comme une communauté rituelle, voire sacrificielle, et une communauté de sanctuaires partagés. Les « dieux des Grecs » peuvent être conçus alors comme un ensemble global, tout en s’inscrivant dans un fort ancrage local ; il s’agit donc de comprendre comment s’articulaient les traditions narratives (épiques) – où les dieux, « considérés comme “grecs”, transcendent les cités particulières » – et leur « ancrage topique » dans les cultes qui leur sont rendus à l’échelle locale (p. 114). Dans cette perspective, les noms des dieux (ch. 4) illustrent « la pluralité inhérente au polythéisme et les tensions qui se jouent entre l’ensemble et ses parties constituantes » (p. 117). S’il y a de nombreux dieux, chacun reçoit aussi de nombreuses épiclèses (épithètes, attributs – ἐπωνυμίαι chez Hérodote), qui servent à les invoquer. S’interrogeant donc sur l’articulation entre l’apparente unité du nom et la multiplicité des attributions du dieu, l’autrice pose la notion de pluralité « réticulaire », qui évite d’atomiser la figure du dieu, mais tient compte de la récurrence et de la stabilité des théonymes dans le monde grec (cf. p. 124). Les exemples empruntés à Hérodote, mais aussi au Socrate de Xénophon – qui exprime clairement ce fait à propos d’Aphrodite (Xen., Banquet, VIII, 9, cité p. 126) –, confirment ce constat, de même que les nombreux éclairages provenant de la riche documentation épigraphique que l’autrice exploite judicieusement. Là encore, « l’ancrage topique est le facteur déterminant du déploiement pluriel de chaque figure divine » dans un lieu cultuel (p. 128). C’est donc la question de l’articulation entre unité et multiplicité que posent les rituels : « Quelle est la part de ce qui unit les communautés grecques sur un arrière-plan partagé et quelle est la part de ce qui les distingue ? » (p. 139) Les descriptions homériques ont posé une « trame sacrificielle » qui perdurera au fil des siècles. Ainsi la description du sacrifice chez les Perses, par comparaison avec le sacrifice grec (Hdt I, 132), dessine cette trame « grecque » qui transcende les particularismes locaux (cf. la liste des éléments-types, p. 143-144). L’autrice cite également l’exemple remarquable d’une stèle inscrite du IIe s. av. J.-C. découverte en 2002 à Marmarini (Thessalie), dont le texte énumère de manière extensive tous les viscères, leurs usages et leurs récipiendaires lors d’un sacrifice, document illustrant dans le détail le sacrifice « à la grecque » qui, dans ce contexte mixte (grec et moyen-oriental de la Thessalie) ne relève plus de l’évidence. S’il y a donc un « plus petit commun dénominateur » qui règle le sacrifice selon la trame de la tradition grecque, « les prescriptions rituelles grecques déploient une large palette de motifs tissés par les collectivités locales » (p. 153). L’autrice en vient finalement à la question de la croyance, posée comme une interrogation (ch. 6 : « Croire aux dieux ? »). Après un survol de l’historiographie et des différentes conceptions anthropologiques de cette problématique, elle interroge à nouveau Hérodote et le vocabulaire dont il fait usage à ce propos, en particulier le verbe νομίζειν (nomizein), avec ses deux dimensions mêlées, celle de la représentation ou de la pensée (reconnaître un tel comme un dieu) et celle des actes cultuels ou des rites (intégrer ce dieu reconnu dans le nomos du groupe) ; ainsi νομίζειν τοὺς θεούς / nomizein tous theous, reconnaître les dieux, « fait référence à la fois à des représentations, à des actions et à leur inscription dans la durée et dans le collectif qu’implique généralement un nomos » (p. 171-172). Un dieu ou une déesse peut toutefois refuser son aide à un individu ou à un groupe social qui vient l’invoquer dans son sanctuaire ; cela pose « la question de la place d’un Grec dans une cité qui n’est pas la sienne » (p. 195) : Quel accès aux sanctuaires avait donc, dans la Grèce historique, le citoyen qui arrivait dans une cité autre que la sienne ? Si certains cultes étaient interdits aux xénoi (étrangers à la cité), dans d’autres cas ceux-ci pouvaient les accomplir « à des degrés divers et selon des médiations spécifiques » (p. 196). À la question de savoir alors si « la notion de “dieux grecs” faisait sens ou [si] l’ancrage topique était prioritaire » (p. 188), l’autrice réaffirme que « les dieux grecs sont profondément topiques », concluant ainsi un exposé d’une grande rigueur et solidement documenté sur la problématique de l’unité du polythéisme, en suivant comme fil rouge, judicieusement choisi, le regard d’Hérodote : point de vue décentré de « l’enquêteur », qui s’exprime toutefois dans les catégories de la pensée grecque, du moins celle du Ve s. av. J.-C.