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Introduction

Laurent CESALLI

Professeur de philosophie, université de Genève

Ce numéro thématique de la Revue de théologie et de philosophie offre cinq variations sur un thème dont le sens n’est pas immédiatement transparent. Avant de dire deux mots des contributions rassemblées ici, il convient de s’arrêter brièvement sur la signification de son titre, mais aussi sur la manière dont une publication consacrée à ce thème peut contribuer à la réflexion philosophique et à l’intelligence de son histoire.

Qu’entend-on ici par « architectures du savoir » ? De tout temps, les « scientifiques » – quelle que soit la signification que peut prendre ce terme au cours de l’histoire intellectuelle – ont allié la recherche portant aussi bien sur la nature et ses principes que sur l’être humain et ses actions à un questionnement proprement réflexif qui prend le savoir lui-même pour objet. Il s’agit alors non seulement de donner une définition du savoir scientifique, mais encore d’élaborer ce que l’on peut appeler son « architecture ». Mais en quel sens ? Le terme technique « architecture » s’entend soit comme la technique ou l’art de construire un édifice, soit comme la structure ou l’agencement d’un bâtiment. Ces deux acceptions sont pertinentes lorsqu’il s’agit d’expliquer le sens du syntagme éponyme. « Architecture du savoir » renvoie au contenu de textes qui relèvent à la fois d’un art de construction épistémologique (par exemple, l’édification d’un système des sciences) et de la description raisonnée de la structure du savoir (dans ses parties, comme dans sa globalité) ainsi que des principes qui prévalent au sein de cette structure et, partant, la déterminent. Dans les deux cas, il s’agit d’un regard introspectif que la science porte sur elle-même. Un tel regard peut prendre – et, de fait, a pris – plusieurs formes au cours de l’histoire intellectuelle en général et de celle de la philosophie en particulier. Que ce soit à des fins pédagogiques, comme dans le Didascalicon de Hugues de Saint-Victor, ou plus proprement épistémologiques, comme dans le De divisione philosophiae de Gundissalinus (pour donner deux exemples canoniques provenant de la philosophie médiévale latine du XIIe siècle), les philosophes s’interrogent systématiquement sur l’architecture du savoir au sens évoqué plus haut. Cela dit, tous les philosophes ne le font pas de la même manière. Ce ne sont pas seulement les architectures qui diffèrent, mais aussi leurs expressions, comme les genres littéraires dans lesquels elles sont exposées. Précisons encore que l’architecture mise au jour peut être celle qui est pour ainsi dire interne à toute discipline scientifique – quelle est la forme du savoir scientifique ? – ou alors celle de l’édifice épistémique dans sa totalité, constitué des différentes disciplines – quelles sont les relations qui prévalent entre les sciences, comment s’articule l’édifice épistémique dans toute sa diversité et dans toutes ses ramifications ? C’est précisément de cette polysémie – sans toutefois aucunement prétendre à l’exhaustivité – que les contributions rassemblées ici se veulent représentatives. Les lectrices et lecteurs n’y trouveront donc pas de traitement systématique du thème annoncé, mais plutôt un éclairage sélectif.

Pourquoi consacrer un numéro de la Revue de théologie et de philosophie aux architectures du savoir ? Parmi les questions que se posent – ou devraient se poser – les historiens de la philosophie, il y a celle de la représentation que les acteurs de la discipline eux-mêmes se faisaient de leur domaine d’intérêt et de compétence. Prendre connaissance de l’architecture du savoir telle que la concevaient un penseur, une école, une période de l’histoire de la philosophie, c’est avoir une idée de ce que fut la philosophie pour les personnes qui la pratiquaient en un lieu et en un temps donnés. Or une telle idée offre une clé de lecture essentielle, un élément pour ainsi dire contextuel dont la valeur heuristique ne saurait être sous-estimée. Notre intention, en proposant à la Revue de théologie et de philosophie un numéro sur le thème des architectures du savoir, n’était pas de produire quelque chose comme une somme sur la question, un état des lieux. L’exhaustivité, pas davantage que la représentativité globale, n’ont jamais été à l’ordre du jour. Plus modestement, nous espérons donner un aperçu sélectif, pour ne pas dire éclectique, de la richesse et de la variété de ce que les philosophes, au cours de la longue histoire, ont pu avoir à dire à propos des architectures du savoir dans l’un ou l’autre des sens introduits plus haut (et les deux pluriels, celui d’« architectures », comme celui de « sens », sont évidemment cruciaux). Quelques exemples choisis, donc, voilà ce que trouveront les lectrices et lecteurs de ce numéro – un ensemble partiellement, mais significativement représentatif de la réflexion développée par des philosophes, de l’Antiquité à la modernité en passant par le Moyen Âge (arabe et latin), à propos de leur propre discipline. Cette collection d’articles – à l’exception, peut-être, du premier d’entre eux – ne propose pas une immersion dans tel ou tel aspect de la pensée d’un auteur particulier, mais vise plutôt à donner et à alimenter des perspectives de lecture d’autres textes, à savoir de ceux dans lesquels la philosophie ne prend pas une posture réflexive ou introspective, mais travaille sa matière propre, une matière qui, jusqu’à un passé relativement récent (le XIXe siècle, en l’occurrence), se confondait avec le domaine des sciences sans autre qualification.

Sous le beau titre de « Finding my Way Home: Knowing in the Philebus », Richard King propose de dégager un trait spécifique et remarquable sur la façon dont Platon, dans le Philèbe, conçoit la structure interne de la connaissance (knowledge, epistêmê). Si le dialogue comprend bien quelque chose comme une division des sciences – des connaissances productives et formatives (ou pédagogiques) y sont distinguées, mais aussi la discipline qui se démarque par son plus haut degré de pureté, la dialectique –, ce n’est pas à l’architecture du savoir en ce sens – celui de la division des sciences – que s’intéresse Richard King. Il s’agit plutôt de montrer comment, si on la compare à la conception plus collective que l’on trouve dans le Théétète (la connaissance comme simple famille ou genos unifié), l’analyse de la connaissance dans le Philèbe s’enrichit d’une dimension éthique : la vie bonne des êtres humains doit comporter à la fois plaisir et connaissance, et la connaissance est elle-même régie par une dynamique téléologique interne : la saisie de la vérité. Ainsi, pour l’humain, « retrouver le chemin de la maison » c’est en quelque sorte joindre le salutaire à l’agréable : s’orienter selon l’objectif pur propre à la connaissance – la saisie de la vérité – tout en composant avec ce qui appartient en propre aux corps animés que nous sommes, à savoir la sensation et la pratique.

C’est en un sens à la fois différent et plus classique que la contribution de Nadja Germann (« The Structure of Knowledge. Al-Fārābī, Avicenna, and the Classification of the Sciences ») prend l’expression éponyme « architectures du savoir ». Partant d’un trait constitutif de l’histoire des sciences dans le monde musulman – la rencontre, dès le IXe siècle, des sciences dites indigènes (dérivant de l’étude du Coran et de celle de la langue arabe) et les sciences dites étrangères (pour faire court : la philosophie grecque) – elle montre quel impact une telle acculturation a eu sur les architectures du savoir. Plutôt que d’un impact, il s’agit à plus proprement parler d’une dynamique remarquable. À la rencontre des deux traditions scientifiques – arabe « indigène » et grecque « étrangère » – fait suite l’intégration du modèle grec (transmis via le curriculum alexandrinien) chez des penseurs comme al-Fārābī et Avicenne (aux Xe et XIe siècles, respectivement). Nadja Germann met le doigt sur l’apport « architectural » décisif que l’on doit à ces deux penseurs : leurs divisions des sciences ne se résument pas à un catalogue ou à un agrégat de disciplines distinguées par leurs objets propres (ce que viserait un travail de nature plus encyclopédique), mais identifie des principes épistémologiques qui confèrent à l’édifice des sciences une structure hiérarchique, quelque chose comme une logique interne. Dès le milieu du XIIIe siècle, enfin, avec Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, le corps à l’origine étranger des sciences grecques se voit absorbé dans une nouvelle manière de concevoir le système des sciences, dictée par des impératifs institutionnels, à savoir la formation prodiguée dans les lieux d’éducation supérieure qu’étaient les madrasas, analogues des universités dans le monde chrétien.

En un sens, la contribution d’Alexander Fidora et Nicola Polloni (« Hugh of St Victor, Dominicus Gundissalinus and the Place of the Mechanical Arts in Medieval Architectures of Knowledge ») décrit une dynamique semblable à celle mise au jour par Nadja Germann, à ceci près, bien entendu, que le mouvement en question se déploie dans le monde latin et non pas dans la culture musulmane. Cela dit, et c’est un point sur lequel insistent Fidora et Polloni, l’évolution « architecturale » constatée entre le Didascalicon d’Hughes de Saint-Victor (autour de 1120) et le De divisione philosophiae de Dominique Gundissalinus (autour de 1150) ne s’explique – précisément ! – que par la réception dans le monde latin d’une partie du Kitāb al-Šifā’ d’Avicenne, et plus exactement de ce qui circulera sous le titre de Summa Avicennae de convenientia et differentia subiectorum (le traducteur de ce texte n’étant autre que Gundissalinus lui-même, auquel on doit également l’une des deux traductions du De scientiis de Farabi produites à Tolède au milieu du XIIe siècle). Fidora et Polloni se concentrent sur le cas des arts mécaniques dont Hugues de Saint-Victor fait, sous le nom de « scientia », l’une des parties intégrantes de la philosophie (ou sapientia), à côté de la philosophie théorique et de la philosophie pratique, regroupées quant à elles sous le label d’« intelligentia ». L’idée clé que Gundissalinus trouve chez Avicenne – et que ne pouvait pas connaître Hugues ! – est celle de subalternation des sciences. Aristote en avait certes déjà proposé une version dans les Seconds analytiques (I, 7, 9 et 13), mais c’est bien Avicenne qui est la source de Gundissalinus, et non pas le Stagirite. Ce qu’apporte la théorie de la subalternation des sciences aux architectures du savoir est un modèle pour ainsi dire organique de l’édifice épistémique, modèle organique qui se distingue d’une simple typologie telle qu’on peut la trouver dans le Didascalicon. Comme l’expliquera Thomas d’Aquin, la subalternation est l’une des deux manières dont une science peut être dite « contenue » dans une autre : non pas à la manière d’une partie (comme la botanique est une partie de la science des corps naturels), mais en tant que la science contenante fournit ses principes à la science contenue, comme par exemple l’arithmétique les fournit à la musique. En ce sens – et la thèse, chez Thomas, remonte de fait à Gundissalinus – les arts mécaniques (sciences éminemment pratiques) sont contenus dans la science théorique qu’est la physique.

Avec la contribution de Martine Pécharman (« Science-système et système des sciences. Un modèle architectonique du XVIIe siècle naissant (ou Keckermann contre Ramus) ») nous passons de la scolastique aux XVIe et XVIIe siècles, avec une étude de l’opposition de deux modèles architectoniques dus aux penseurs protestants Pierre de la Ramée ou Ramus (Dialectica, 1555) et Bartholomäus Keckermann (Systema systematum, posthume, 1613), le premier concevant les sciences comme une somme de disciplines régies par des lois (lois qu’il qualifie d’ailleurs d’architectonicae), alors que le second, prenant la position de Ramus comme anti-modèle (mais en s’en inspirant partiellement), élabore un modèle unifié fondé sur l’idée que les sciences (ou parties de la philosophie) forment un collectif – à la manière dont des arbres forment une forêt – dont la forme (la Gestalt ?) émerge du tout sans être pour autant réductible à aucune de ses parties. Comme le montre Pécharman, Keckermann réinvestit pour ainsi dire le modèle hylémorphique que Ramus appliquait en interne à chaque science – les réquisits aristotéliciens de vérité, de nécessité et d’universalité sont autant de lois constituant la forme de la matière d’une science – au niveau de l’ensemble des sciences : les sciences individuelles sont pour lui une matière déterminée par une forme unique qui garantit l’harmonie (convenientia) des parties entre elles. Comme le souligne Pécharman, le tournant amorcé par Keckermann dans son opposition à Ramus – l’élaboration d’une philosophia systematica s’avère décisif pour la représentation encyclopédique des sciences qui prévaut au sein de la Schulmetaphysik à partir de Johan Heinrich Alsted (qui édite et développe Keckermann).

C’est une dynamique encore différente avec laquelle nous sommes mis en présence dans la contribution de Gerald Hartung (« Le savoir de la philosophie – L’historisation de la philosophie au XIXe siècle et la naissance des sciences humaines ») qui clôt la présente collection d’essais. Comme le fait remarquer Hartung en conclusion de son texte, le XIXe siècle est, en matière d’architectures du savoir, marqué par une succession de glissements qui conduisent à la fragmentation, pour ne pas dire à l’explosion, des grands systèmes idéalistes (culminant chez Hegel) avec, dès 1840, les approches progressivement plus historisantes d’un Trendelenburg, d’un Eucken ou encore d’un Dilthey. À l’objectivation de l’Esprit universel à travers le temps succède une conception de l’histoire de la philosophie déterminée par des lieux, des langues, des visions du monde. Un élément subjectif et relativisant vient reconfigurer l’architecture absolutiste propre à l’idéalisme : comme le dit joliment Hartung, les édifices monumentaux sont d’abord détruits de l’intérieur (par un mouvement d’historisation et d’anthropologisation des connaissances), puis de l’extérieur (par l’émancipation des sciences hors d’un unique système et par le pluralisme méthodologique qui va de pair). En d’autres termes, le bel article de Hartung montre comment les architectes du XIXe siècle éloignent progressivement la philosophie des excès de la systématisation en la replaçant sur le terrain de l’histoire concrète, la manifestation « architecturale » la plus éclatante de ce mouvement étant sans doute ce que l’on pourrait appeler la sécession des sciences humaines au plus tard avec Dilthey. Il en résulte certes une perte d’unité – et peut-être d’une certaine esthétique –, mais le concept même de philosophie trouve par là-même un nouvel et profitable équilibre entre approches historique et systématique.

Quels sont les fruits que les lecteurs et lectrices de ce numéro sont susceptibles de retirer de ce parcours éclectique à travers la longue histoire de la philosophie ? Il y a bien entendu tout ce que chacune des cinq contributions réunies ici, prise en elle-même, dévoile et apprend – et l’on vient d’en donner un rapide (et partiel) aperçu ; mais il y a aussi ce que ces articles, pris collectivement, donnent à penser. On a ici l’embarras du choix... Deux aspects s’avèrent plus particulièrement saillants. Le premier est une forme de pluralisme spécifique à l’œuvre dans l’histoire de la philosophie. Les traditions culturelles, linguistiques et intellectuelles sont multiples, elles se rencontrent au gré des mouvements des personnes et des textes, de la production de traductions et de commentaires : toute conception de la philosophie, toute élaboration de quelque chose que l’on peut considérer comme une architecture du savoir vient de quelque part, et son lieu d’origine est toujours mixte. Que l’on pense un instant – pour ne prendre ici que le cas le plus spectaculaire – à ce qu’aurait été la philosophie du Moyen Âge latin sans sa rencontre avec la tradition arabe, et, à travers elle, avec une part massive de la tradition grecque... Difficile, bien sûr, de spéculer sur ce que la philosophie médiévale latine aurait été sans une telle rencontre, mais on peut affirmer sans craindre de se tromper qu’elle aurait eu un profil et une histoire complètement différents. Le second aspect saillant est le caractère heuristique ou révélateur de la question directrice autour de laquelle ont été écrites les cinq contributions réunies dans ce numéro. On évoquait plus haut les perspectives de lecture qu’une étude de ce que l’on peut appeler le discours métaphilosophique, en différents lieux et moments de l’histoire, est susceptible d’offrir. Elles sont nombreuses et fécondes, et il n’est pas absurde de penser qu’en étoffant ce projet – c’est-à-dire en multipliant les échantillons sur le modèle de ce qui a été fait ici – on apporte quelques précieuses pierres à l’édifice de l’histoire de la philosophie. Plus encore, on peut voir dans ce type d’enquête une contribution à une forme d’autocritique de la philosophie élucidant la manière dont, au fil de son histoire, elle s’est comprise elle-même. De ce point de vue, les architectures du savoir est un thème qui semble bien tenir ses promesses.